3) Le rôle de soutien des collectivités locales

Les enquêtes, le désir d'une aide dispensée à bon escient et donc la nécessité d'un certain encadrement social et sanitaire de la population se retrouvent ici, par exemple dans les formes d'aide adoptées par la municipalité. Dans chacun des quatre cantons de la ville, un médecin est chargé des soins à domicile des malades indigents. Il reçoit également, tous les deux jours à l'hôtel de ville, ceux qui ne sont pas alités. Il signale enfin les malades de son canton qui ont besoin de suivre un traitement dans un établissement spécifique. Depuis 1893, un cinquième médecin s'occupe des soins des yeux, et un dentiste donne deux consultations par semaine. Le service est complété par plusieurs accoucheuses. Les médicaments, pansements et autres appareils médicaux sont délivrés gratuitement par les pharmaciens sur présentation d'un bon. Les institutrices communales se chargent de faire prendre de l'huile de foie de morue aux enfants que leur désignent les médecins inspecteurs.

Là aussi, donc, quadrillage de la ville et secours à domicile, ou dans les classes. La municipalité peut également financer des cures, dans les villes d'eaux, aux bains de mer ou à l'Institut Pasteur. Le cas échéant, elle organise pour les ouvriers sans travail des « chantiers de charité ».

La Ville participe au Service des enfants assistés, complétant les secours départementaux en ce domaine (pour 1895, ils se sont élevés à 305 000 francs, dont 120 000 pour Saint-Etienne, complétés par les 19 700 francs de la Ville : soit environ 140 000 francs pour les enfants nés à Saint-Etienne). Pour les enfants naturels, lorsqu'elle allaite, la mère reçoit 16 francs par mois pendant les dix-huit premiers mois, puis 6 francs par mois pendant six mois, enfin 5 francs par mois pendant six mois. Si l'enfant est placé en nourrice, les secours sont, pour les mêmes durées, de 12, 6, puis 5 francs. Depuis 1894, en cas de légitimation, la mère reçoit une prime de 60 francs. Les enfants naturels orphelins gardés ou placés par leur famille sont secourus jusqu'à l'âge de treize ans, de 16 francs par mois la première année, de 12 francs par mois la seconde, et ensuite de 10 francs par mois. Depuis 1893, les enfants légitimes de veuves, veufs ou des familles de plus de cinq enfants sont également secourus, de 4 à 16 francs par mois. Les enfants dont le père est au service militaire reçoivent par surcroît, dans l'ensemble du département, les mêmes secours que les enfants naturels.

Forte de son laboratoire de chimie, depuis 1883, et dotés d'un Bureau d'Hygiène depuis 1884, la ville a pu se préoccuper tôt de combattre la mortalité infantile. L'un des moyens choisis, à l'instigation du Dr Fleury, directeur de ce Bureau d'Hygiène, est la distribution de lait stérilisé aux enfants indigents, pendant les mois d'été.

L'idée, lancée en juillet 1897, est adoptée par la commission municipale chargée de l'étude de cette question le 5 novembre de la même année. Outre le cahier des charges précis qui sera soumis au fournisseur, elle envisage des visites régulières des enfants, avec pesée et si possible chaque semaine, pour contrôler la prise de poids. Dès le départ, il n'est donc plus seulement question de combattre la mortalité estivale, mais bien d'améliorer la croissance des enfants.

Du 15 juin au 15 octobre 1900, deux cent quarante enfants ont été inscrits, contre cent quatre-ving-six en 1899 et cent soixante-dix-neuf en 1898. A partir de 1907, il est décidé de poursuivre la distribution de lait stérilisé pendant les huit autres mois de l'année : le service évolue peu à peu vers une consultation municipale de nourrissons associée à cette distribution de lait. Car, ainsi que l'écrit en 1910 le médecin du service, « rien ne saurait retenir et amener régulièrement à la consultation une femme qui n'a pas la certitude d'obtenir quelques flacons de lait, une prime ou des vêtements. » L’emprise médicale, préfiguration de l’organisation actuelle qui subordonne les droits associés à une naissance à un suivi médical de la mère puis du nouveau-né, se renforce donc.

Budget public oblige, l'achat de ce lait passe par une adjudication publique, pour cent litres quotidiens du 15 juin au 15 octobre selon le cahier des charges de 1898, pour quatre-vingts litres quotidiens pour cette même période et cinquante litres les autres jours de l'année à partir de 1907. Stabilité remarquable : la concurrence est à peu près inexistante, et c'est la ferme Courbon-Lafaye de Marlhes qui, jusqu’au-delà de la guerre de 1939-40 semble-t-il, reste le seul fournisseur privé, même si elle est partiellement relayée à partir de 1923 par le service de stérilisation de l'hôpital de Bellevue. Il est évident que vingt-cinq années de monopole sans partage ne poussent pas au respect strict du cahier des charges 371 .

Pour les indigentes toujours existe depuis 1883 un service d'accouchement gratuit. Ces femmes, dûment reconnues comme indigentes, reçoivent de la mairie des bons d'accouchement que les sages-femmes agréées (en décembre 1883 : deux par canton, soit huit pour la ville) se font ensuite rembourser. Il faut attendre 1929 pour qu'une visite prénatale des femmes ayant demandé la gratuité de l'accouchement soit rendue obligatoire ; elle est également gratuite 372 .

Dans le même ordre d'idées, on peut noter l'intention de la Ville, longtemps avortée, de créer des crèches. Il en est question en 1848-49, pour reprendre l'essai de 1846 abandonné faute de crédits. Il en est à nouveau question en 1883, où le maire Victor Duchamp lance « un pressant appel » à la générosité publique afin de créer quatre crèches avec la Ville et permettre ainsi ouvrières de remplir leur « double devoir » de travailler et d’allaiter leurs enfants aux heures de sortie, les sachant en de bonnes mains pendant leur « absence forcée ». Les particuliers peuvent donc y fonder des lits (à 40 francs l’un), en échange de quoi ils seront associés à l'administration de la crèche de leur canton.

Les 21 et 22 novembre 1883, le Conseil municipal fixe la participation des familles à 15 centimes par enfant et par jour (20 centimes pour deux enfants) pour éviter à ces soins de ressembler à une aumône, et précise les lieux d'implantation : 24 rue des Jardins (canton Nord-Ouest), 13 rue des Arts (canton Nord-Est), 20 rue Froide (canton Sud-Est) et 2 rue du Bas-Tardy (canton Sud-Ouest). Le Conseil municipal décide d'en ouvrir une cinquième à l'angle de la rue Balaÿ prolongée et de la petite rue de l'Ile, le 12 février 1884. Un état des dépenses d'octobre 1884 en cite encore une autre, rue Tréfilerie. Et comme annoncé, en octobre et novembre 1883, on se garde de toute erreur dans les embauches en demandant au commissaire central des renseignements sur les candidates. Malgré la possibilité d'une admission gratuite en cas d'indigence constatée, le nombre total des enfants inscrits ne dépasse guère deux cents, et surtout pour peu de temps : répondant à une demande de précisions du préfet du 17 juin 1885, le maire annonce que la fermeture des crèches a pris effet au 1er janvier 1888, pour cause de déficit 373 . Ce n'est qu'en 1938 qu'une crèche sera durablement créée à Saint-Etienne, dans le quartier du Soleil 374 .

Enfin, lorsque la Ville ne crée pas directement, elle subventionne 375 , et parfois pour des sommes importantes. Il ne s'agit pas toujours d'aider des institutions anciennes, mais aussi de contribuer à la naissance de quelques autres, dont le service qu'elles rendent évite à la mairie d’étoffer trop son propre personnel.

Tel est le cas de la Mutualité maternelle de Saint-Etienne, approuvée par décret du 19 novembre 1903, et fondée sous le patronage de l'Union Mutualiste Féminine 376 . La subvention est d'abord peu importante : 100, 200, 300 francs parfois, mais en atteint 1000 en 1914.

Son but est de donner à la mère une indemnité journalière lui permettant de cesser de travailler pendant les quatre semaines qui suivent les couches ; une prime de nourrissage y est ajoutée afin d'encourager l'allaitement au sein. En octobre 1906 est créée une consultation de nourrissons, afin de continuer le soutien apporté aux mères, par des pesées, par des conseils médicaux, par des indications sur l'alimentation. Hebdomadaire à l'origine, la consultation devient bi-hebdomadaire à l'été 1909. Elle est l'occasion de conférences sur l'hygiène ou les soins des enfants. D'abord installée rue du palais de justice, elle se dédouble en mai 1911 et une seconde consultation est ouverte rue de la Montat. Une troisième apparaît en 1912 rue d'Annonay, et est complétée par la création d'une Goutte de lait fournissant à prix réduit lait stérilisé ou pasteurisé. En juillet 1913 enfin, avec l'ouverture d'une quatrième consultation rue Girodet, chaque canton de la ville possède son dispensaire.

D'après un tract de 1913, contre un droit d'entrée et de livret de 1,50 franc et une cotisation de 50 centimes par mois, la sociétaire peut toucher l'indemnité de couches à partir de dix mois d'inscription à la Mutualité, et peut recevoir la prime de nourrissage si elle a régulièrement suivi pendant six mois la consultation de nourrissons. L'indemnité de couches est de 12 francs par semaine, durant les quatre semaines qui suivent l'accouchement, à quoi s'ajoutent les consultations gratuites aux dispensaires de la mutualité pour les mères et leurs enfants jusqu'à l'âge de trois ans, une prime de 5 francs si elles amènent régulièrement leurs enfants à la consultation, la possibilité d'acquérir, à prix réduit, du lait stérilisé ou pasteurisé à la Goutte de lait, et enfin le droit de s'adresser à la Pharmacie mutualiste pour l'achat des remèdes.

A partir de 1912, toute femme dont l'époux accomplit son service militaire est considérée comme « membre extra-statutaire » de la Mutualité et bénéficie, de droit, d'avantages comparables. Par le versement de cotisations réduites, les femmes de sous-officiers et de soldats de carrière peuvent obtenir les mêmes avantages que les autres adhérentes 377 .

Il reste que la progression des activités et des effectifs de la Mutualité maternelle, mérite d'être relativisée. De quelques dizaines d’adhérentes en 1904, à un gros millier en 1912, pour une population (en 1911) de 148 656 habitants, ou une petite centaine de naissances pour 3 084 dans la ville en 1912, sont peu de choses.

Le principe n'en reste pas moins bon : en janvier 1912, le conseil général provoque la création d'une Mutualité maternelle départementale 378 . Pour une cotisation de deux francs par an, une indemnité de 8 francs par semaine est versée pendant le mois qui suit l'accouchement, et une prime d'allaitement de 10 francs est en outre accordée aux mères qui nourrissent leur enfant au sein. Comme dans le cas de la Mutualité maternelle de Saint-Etienne, si des adhésions individuelles sont évidemment possibles, les Sociétés de secours mutuels peuvent également adhérer en corps, pour faire bénéficier leurs sociétaires de ses avantages. C'est la Mutualité maternelle qui, en 1921, donnera naissance à la Maison maternelle de la Loire 379 .

Au total, le nombre et la diversité de ces œuvres masque mal leur petite taille, au point qu'on peut se demander si une cohérence ou une vision d'ensemble du secteur de la protection sociale existe véritablement à Saint-Etienne, comme le montre l'exemple des crèches, abandonnées avec une étonnante désinvolture si on se réfère aux intentions originelles.

Une prise en main par le politique existe pourtant, mais bien tardive, dans le cas des Mutualités maternelles. Celle de Saint-Etienne, gérée par des femmes de bonne famille et patronnée par leurs époux 380 , est assez vite doublée de celle créée par le conseil général et patronnée par le préfet auprès de toutes les communes du département aux fins d'obtenir des subventions. La Mutualité maternelle de la Loire apparaît donc comme un élément supplémentaire, pour la puissance publique, de l'encadrement sanitaire et social de la population.

Car enfin, le souci réel et ancien de protection, dont le but annoncé est d'améliorer les conditions de vie et de travail, de favoriser la vie de famille et la natalité dans un contexte démographique déprimé, aboutit également à une nécessité de mise en ordre social, pour ne rien dire de cette chose qui depuis 1871 fait que la France a les yeux fixés sur « la ligne bleue des Vosges » : la reconquête des provinces perdues, le maintien à un certain rang international, nécessitent des enfants sains et une population nombreuse et industrieuse.

Notes
371.

Pour les détails (et les péripéties) de la fourniture de lait stérilisé aux enfants indigents (1897-1947) :AMSE, 4Q71. Son affaire prend de grandes proportions, puisqu’il fournit de nombreux hôpitaux, parfois fort éloignés. En 1935, la notice rédigée pour l’obtention de la Légion d’honneur précise ainsi : sa ferme-modèle et son système de pasteurisation et de stérilisation sont reconnus ; il fournit la Ville de Saint-Etienne, depuis 35 ans les hôpitaux de Lyon (hôtel-Dieu, Charité, Debrousse) et depuis quelques années les hôpitaux de Paris (Salpêtrière, Bretonneau, Hérold, Saint-Louis, Saint-Joseph, hôtel-Dieu) ADL MSup 821.

372.

AMSE 4Q70

373.

AMSE 4Q70.

374.

Jean-Paul Burdy, thèse citée, p.978-979, en détaille la cérémonie d’inauguration en mars 1938 ; la crèche, le lavoir et les quatre nouvelles classes primaires sont présentées comme « les réalisations municipales dans un quartier ouvrier choisi comme symbole de l’application du Front Populaire ».

375.

Subventions municipales aux Etablissements de bienfaisance, in Docteur Cénas, « Assistance publique », p.153 :

187218761881188618911895Hôtel-Dieu et Charité55 000100 000100 00085 00095 500139 500 *Bureau de bienfaisance40 90060 00060 00036 00090 000116 000Hôpital des enfants4 0006 00012 00010 50011 00010 700Providence de la ReineEn 1873 et depuis 1880

"1 0001 0001 0001 000RefugeDepuis 18731 0001 0001 0001 0001 250Sourds-Muets4 1004 1004 1004 1004 1004 100Hospice du CalvaireDepuis 1879

"1 2001 2001 2001 200Colonie de Saint-Genest-LerptDepuis 18784 9007 1007 1007 1007 100Totaux104 000171 100186 400145 900210 900280 850* Dans ces chiffres ne figure pas le crédit pour le traitement des Internes de l'hôtel-Dieu. D'abord au nombre de six, en décembre 1875, ils sont depuis 1891 au nombre de neuf. Le crédit annuel est actuellement de 14 400 fr., soit en chiffres ronds une subvention de 154 000 fr. pour 1895.

Pour l'année 1895, il précise (p.155, note 3) :

- Total des crédits pour les œuvres d'Assistance (non compris les frais du nouvel hôpital) : 608 400 francs

-Comptes administratifs de la Ville : dépenses ordinaires : 3 367 925 francs

" extraordinaires : 1 327 640 francs

" supplémentaires : 5 665 425 francs

Total Général : 10 361 000 fr.

Les crédits pour les œuvres d'assistance représentent donc à peine 6% du budget municipal, et l'enfance n'en est qu'un des bénéficiaires.

376.

Mutualité maternelle de Saint-Etienne, statistiques (reprises du Compte-rendu de l'année 1912) :

AnnéeSociétairesPrimes payéesNaissancesEnfants nourrisHonorai-resPartici-pantesAffiliéesIndemni-tés de couchesPrimes de naissanceEnfants nés vivantsMort-nés ou non viablesAu seinAu biberonEn ville par leur mèreA la campa-gne en nourrice1904124612050541519058484561359727219069575504013103103190714834679043019145163190824114513204865472361139819095818256523041056247155212191058228609283219066453135791911612737752424120515447483191269410814326820587668197611

377.

AMSE 4Q70

378.

AMSE 4Q70. L’Assemblée générale constitutive où sont adoptés les statuts date du 25 janvier 1912 ; la décision de création remonte à une délibération du Conseil général du 23 août 1911. En 1927, c’est Délande, inspecteur des enfants assistés, qui en est directeur, sans qu’on sache si cette direction est associée au poste.

379.

Mathilde Dubesset et Michèle Zancarini-Fournel, op. cit., p. 160-168 sur la Maison maternelle.

A l’instigation du Dr Fernand Merlin, président de la Mutualité maternelle de la Loire, le Conseil général avait, dès 1914, décidé la création d’un refuge-ouvroir pour les mères avant et après leurs couches, essentiellement destiné aux filles-mères.

Mais une note du Dr Cénas (« Assistance publique », art. cit. p. 155) peut faire remonter l’idée à 1896 : « Il faudrait ouvrir une salle de convalescence pour les filles-mères qui, renvoyées de l’hôtel-Dieu au bout d’une semaine, sont généralement obligées d’abandonner leurs enfants ; sans compter qu’elles y reviennent souvent avec des infirmités qu’un plus long séjour aurait permis d’éviter. »

380.

AMSE 4Q70. En 1912, le Conseil d’administration de la Mutualité maternelle de Saint-Etienne est ainsi composé : Mmes Armet, présidente ; Edmond Blanc et Eugène Joly, vice-présidentes ; A. Tézenas du Montcel, secrétaire ; Jean Poméon, trésorière ; Minjard, trésorière adjointe ; Gabriel Forest, Fayard, Tuffet, Antoine Primat, Tardif, Perret, Marchet, Bonche, Friedel, Baudoin, Damon, Bouilloud, Alexandre, Chaize, conseillères.

S’y ajoute un Comité de patronage, exclusivement masculin (mais dont bon nombre d’épouses figurent au paragraphe précédent), qui montre les liens de la Mutualité maternelle avec le monde économique, mutualiste et médical : MM. le Dr Blanc, chirurgien des Hôpitaux ; Blachon, directeur de la Manufacture d’armes et cycles ; Brossard, pharmacien ; Dr Fleury, directeur du Comité d’hygiène ; Gabriel Forest, fabricant de rubans ; Joly, secrétaire du Conseil supérieur de la Mutualité ; Peillon, président de l’Union de la Loire ; Jean Poméon, marchand de soies ; Portier, avocat, conseiller général ; Savolle, pharmacien ; Auguste et Paul Tézenas du Montcel ; Voisin, président de la Société de secours mutuels des Aciéries de Saint-Etienne.