c) les patronages

Assez tôt en effet, des patronages ont entrepris de répondre à ces abandons provoqués par le travail, en se constituant en foyers de remplacement. Daniel Mandon a ainsi étudié le cas du Patronage Saint-Joseph, « un des plus importants de France, et dont l’influence s’est exercée depuis un siècle sur des générations de stéphanois. » 388

Fondé en 1864 par l’abbé Joseph Monnier 389 , le Patronage Saint-Joseph s’insère largement dans l’organisation paternaliste locale, et se rattache aux dénonciations catholiques, depuis les années 1820-1830, de la « corruption inévitable des ouvriers sans Dieu » 390 . Partant du constat que les jeunes entrent trop tôt à l’atelier, sans éducation, et sont dès lors incapables de se protéger des « mensonges de l’erreur » et des « entraînements du vice », l’abbé Monnier entreprend, avec l’aide de notables et d’industriels, une véritable œuvre de reconquête morale, chacun y trouvant sa part : l’Eglise de nouvelles conversions, et les patrons « une génération d’ouvriers et de commis probes, honnêtes, chrétiens, solides dans tous les bons principes » 391 , en bref à la fois soumis et travailleurs.

L’organisation est primordiale : les « congrégations », ou groupes de piété, sont constitués par tranches d’âge, les aînés encadrant les plus jeunes, un peu sur le principe de l’enseignement mutuel mais avec une forte connotation militaire. Le recrutement est essentiellement ouvrier et populaire, mais n’exclut pas une certaine mixité sociale. Quelques fils de banquiers, négociants ou petits patrons s’y retrouvent également. En 1877, le Patronage accueille ainsi quatre-vingt-onze apprentis et soixante écoliers 392 .

Les activités destinées à attirer, éduquer, encadrer les enfants sont nombreuses. Cercles d’ouvriers et cours du soir, qui font du Patronage un lieu d’accueil et de formation, voire de placement pour les jeunes travailleurs, coexistent avec des occupations plus spécifiquement enfantines et ludiques : société de gymnastique, fanfare, séances théâtrales. Le tout est soutenu par des comités de bienfaisance, de dames patronnesses, d’amicales d’anciens, et par la collaboration de chefs d’entreprises qui conservent pour les membres du patronage des places dans leurs ateliers, et assurent ainsi la continuité entre l’enseignement et l’entreprise.

La prière et les exercices de piété ne sont évidemment pas absents, assez habilement mêlés parfois à la vie du Patronage et à des activités plus profanes ; ils associent les fêtes publiques et la dévotion privée. : Fête-Dieu, Rosaire en octobre, Quarante heures (adoration perpétuelle cinquante jours avant Pâques), adoration nocturne la veille du premier vendredi de chaque mois, mais aussi fête du Carnaval et représentations théâtrales avant la Semaine Sainte. Tout paraît fait pour ne pas rendre trop rébarbative la religion, jusqu’à ce pèlerinage, à partir des années 1890, à la chapelle Notre-Dame de Piété de Saint-Genest-Lerpt 393 , occasion sans doute d’une excursion en groupe, et qui n’est pas sans rappeler au final les pratiques de la colonie sise en ce même lieu ainsi qu’on le verra plus loin.

Les points communs sont en effet nombreux, comme la pratique d’un « avis du soir », occasion pour l’abbé Monnier de « laisser parler son cœur » (« c’est l’instant où sont prises les bonnes résolutions et où ont lieu les retours [à la religion] et les conversions »), la musique ou la référence militaire dans l’organisation de la maison. Même les noms des bienfaiteurs et associés de l’abbé Monnier sont en partie communs 394 , de telle sorte qu’apparaît une sorte de continuité dans l’action, le Patronage Saint-Joseph étant chargé de protéger les jeunes ouvriers du vice, et la colonie agricole de Saint-Genest-Lerpt (sous le patronage également de Saint-Joseph) s’efforçant de réformer ceux qui n’ont pas pu être repris à temps.

Les filles ne sauraient être oubliées par de telles œuvres, et de Dr Cénas se plaît à raconter la naissance du Patronage des jeunes ouvrières, quand, pendant la guerre de 1870-1871, Melle Murgue accueillait dans son propre appartement de la place Marengo une vingtaine de jeunes filles afin de les occuper à confectionner des vêtements pour les soldats : « Grâce au travail en commun, la petite société eut vite pris le caractère familial qu’elle présente encore ». La guerre terminée, sa directrice se met en quête de places pour ses protégées, mais les réunions communes se poursuivent pendant leurs jours de congé, et les jeunes filles y amènent leurs amies, à qui des emplois sont aussi procurés, « si bien que patrons en quête d’employées, ouvrières à la recherche d’une place, prirent peu à peu le chemin du Patronage » 395 .

Installé depuis 1875 environ au 14, rue du Coin, le Patronage est donc une sorte de bureau de placement, fournissant au patronat rubanier des ouvrières dont l’honorabilité est garantie, mais fournissant aussi à ces ouvrières un lieu d’accueil en cas de chômage, de maladie ou dans leurs moments de repos. Le dimanche ont lieu des cours, des jeux ou des promenades à la campagne.

L’œuvre vit notamment grâce à une loterie annuelle dont les Archives municipales ont gardé la trace, grâce à quoi quelques précisions peuvent être données sur le Patronage. Ainsi apprend-on, en date du 27 août 1886, qu’il est destiné à venir en aide aux jeunes filles indigentes et orphelines qui le fréquentent, en leur donnant des leçons de lecture, d’écriture, de calcul et de tricotage, puis de leur trouver une place en atelier ou dans un magasin. Quatre cents jeunes filles y sont inscrites, et deux cents le fréquentent assidûment. Beaucoup reçoivent un secours de la directrice. Le Patronage a pour seules ressources une loterie annuelle et le produit de la vente des objets confectionnés par ses adhérentes. Elles permettent de financer les secours, l’habillement, les visites de médecin ou la fourniture de médicaments, pour les jeunes ouvrières ainsi que leur famille.

‘« L’impulsion donnée à la direction de l’œuvre est foncièrement catholique. » 396

Sur le même modèle existe également au 20, rue du Bas-Tardy le Patronage des jeunes filles pauvres et des jeunes ouvrières, dirigé par l’abbé Gillier 397 .

Les principes des patronages féminins et masculins sont comparables. Mais le Patronage Saint-Joseph paraît bénéficier d’une ampleur et de soutiens particulièrement étendus, ainsi que d’un aspect militant plus évident ; il est davantage que ses homologues féminins une œuvre de combat destinée à maintenir des valeurs et une certaine vision de la société.

La frontière entre enfants orphelins, abandonnés et pauvres est mince, et dans tous les cas le soutien qui leur est apporté repose sur l’éducation et la formation professionnelle, à quoi s’ajoute le cas échéant une formation morale et religieuse destinée à les protéger mieux encore d’errements toujours à craindre.

Les modèles de vie et de formation sont également semblables : plus qu’une ascension sociale, on recherche le maintien de cette jeunesse dans sa condition ouvrière originelle, quitte à parer cette condition de vertus de modestie ou de simplicité, à insister sur la valeur du travail bien fait, et à en modérer les aléas par des secours, une formation et le choix de bonnes places chez de bons patrons.

Toute proportion gardée, et hors la référence confessionnelle évidemment, l’Assistance publique pourrait parfaitement revendiquer aussi de tels objectifs.

Notes
388.

Daniel Mandon, op. cit., p. 307-316.

389.

L’abbé Monnier est issu, comme le père Cœur dont on parlera longuement plus loin, du séminaire de Saint-Sulpice. Né le 13 septembre 1835 à Saint-Amour (Jura), c’est également un personnage entier au tempérament austère. Voir Michel Sigoure, Le Patronage Saint-Joseph de Saint-Etienne, de sa fondation aux noces d’or (1864-1914), Saint-Etienne, mémoire de maîtrise, 1991, 182 p., p. 6-7.

390.

Michel Sigoure, op. cit., p. 10-11, citant Lamennais en 1822.

391.

Michel Sigoure, op. cit., p. 13-14 puis 22.

392.

Michel Sigoure, op. cit., p. 21.

393.

Michel Sigoure, op. cit., p. 74-77.

394.

Michel Sigoure, op. cit., p. 24 et 22 : la Société Civile fondée en 1865 comprend MM. Vital de Rochetaillée, André David, J-M Epitalon-Balaÿ, Auguste Gérin, Neyret, Neyron-Desgranges, Joseph Palluat de Besset. Parmi les premiers soutiens de l’abbé Monnier sont par ailleurs cités (p. 19) MM. Gérin et Epitalon. La plupart de ces noms se retrouvent parmi les membres de la Société Civile qui soutient la colonie de Saint-Genest-Lerpt.

395.

Dr Cénas, art. cit., p. 165.

396.

AMSE 2Q49, lettre de renseignements du commissaire central à propos de la loterie du Patronage. Les autres documents, qui vont jusqu’à 1895, sont ensuite plus succincts. Tous sont réunis sous le titre « Œuvre des Dames du patronage des jeunes ouvrières ».

397.

AMSE 2Q49 : surtout demandes d’autorisation pour la loterie annuelle (1891-1898).