A. La Colonie agricole des Trouillères Saint-Sulpice

1) L’abbé Delajoux, un homme d’action(s)

a) un projet ambitieux

Né à Evian le 30 décembre 1791, naturalisé français, ancien professeur aux collèges d’Evian (1813-1818) et de Thonon (1818-1824) dont il a aussi dirigé le pensionnat, l’abbé Delajoux arrive dans la Loire un peu avant 1850, faisant valoir ces titres et d’autres pour lesquels il publie une brochure d’attestations 434 .

Curé de Pougny dans l’Ain (arrondissement de Gex) depuis 1824 435 , il y a en effet donné les preuves d’une étonnante soif d’activité, développant ses méthodes d’amélioration de l’agriculture, notamment dans le domaine viticole grâce à l’introduction de cépages étrangers permettant de vendre un vin de bon rapport, améliorant les transports routiers et nourrissant un projet de pont sur le Rhône 436 , assainissant les marais du lieu, après avoir failli lui-même mourir trois fois de la fièvre. Précédé de cette aura que personnellement il publie et diffuse, il entreprend de s’installer en 1849 dans la commune de Souternon, au lieu des Trouillères, dans une zone particulièrement reculée du département. Il entend y créer une ferme-modèle et une colonie d’enfants 437 .

Il développe un argumentaire assez classique. La ville, chargée d’hommes et de vices, démoralise les ouvriers dont la situation est à la merci des fluctuations de l’industrie et des événements politiques. Leurs enfants, touchés souvent par la faim et livrés trop tôt à de trop lourds travaux, « s’étiolent faute d’air, languissent sans espoir », et grandissent dans la misère et la haine d’une société où s’étalent le luxe et la richesse. Plus qu’eux encore, les enfants trouvés, à la charge de la piété publique et dont la moitié finit en prison, ou les hommes plus âgés mis de côté par des revers imprévus et vieillissant dans l’isolement, risquent de s’aigrir en avançant en âge. C’est donc autant pour des raisons politiques que sociales, et où doivent peser les récents mouvements de 1848, que l’abbé Delajoux oppose à la ville, la campagne où des étendues presque vierges méritent d’être davantage et mieux exploitées, avec un gain non seulement de production agricole, mais aussi de moralité :

‘« L’industrie agricole repose sur des idées d’ordre, de travail et de discipline qui conviennent à une société bien organisée. Elle fait la félicité et la moralité des populations qui s’y livrent. »’

La religion est le parfait complément de cette harmonie sociale esquissée, qui sanctifie le travail et l’obéissance, valorise les liens de famille et de fraternité, et récompense les épreuves et le dévouement. Fixant à l’homme des devoirs autant que des droits, elle le protège de ses passions, l’élève au-dessus de ses passions et produit ainsi, « avec les grandes vertus et les grands dévouements, la moralité et le bonheur du plus grand nombre. »

Philanthrope autant que chrétien, Delajoux explique ensuite son projet, présenté comme prêt à fonctionner de suite. Le domaine choisi se compose de deux parties, d’une part un ensemble de 136 hectares avec une grande maison presque neuve appelée château des Trouillères 438 , divers bâtiments, des prairies le long de la rivière l’Ysable, et d’autre part 100 hectares dans la plaine de la Loire, au lieu de Saint-Sulpice (village de Sainte-Croix) 439 . La région est pleine d’avantages : proximité des routes pour Lyon, Saint-Etienne et Roanne, agriculture peu développée et main-d’œuvre bon marché, population paisible, morale et religieuse, idéale pour préserver la jeunesse des mauvais exemples, beauté des paysages pour l’agrément des promenades.

1- Colonie des Trouillères, le « château des Trouillères »
1- Colonie des Trouillères, le « château des Trouillères »
2- Colonie des Trouillères, bâtiments annexes
2- Colonie des Trouillères, bâtiments annexes
2- Colonie des Trouillères, bâtiments annexes
2- Colonie des Trouillères, bâtiments annexes

Les bâtiments existants (maison, moulin, battoir) devraient selon lui être complétés par d’autres ; il envisage féculerie, tuilerie, distillerie, huilerie, fabrique d’instruments aratoires…

A l’aspect moral, politique puis matériel de son installation, il ajoute enfin le fruit de ses réflexions, afin de rendre productive l’éducation des enfants pauvres et abandonnés : ils devront entrer de bonne heure dans l’établissement, pour arriver à l’âge de quinze à dix-huit ans en ayant remboursé par leur travail leur entretien et leur instruction professionnelle.

Dans le mélange des populations recueillies : enfants abandonnés et fils de riches agriculteurs, Delajoux voit une sorte d’extension de l’enseignement mutuel, adapté au domaine agricole, conservant cependant entre les deux groupes la distinction de dignité et de tâches qui convient. Les enfants trouvés, orphelins et indigents légitimes seront patronnés par les élèves de l’école agricole. Les uns, élevés et nourris « avec la frugalité des Campagnes », seront ainsi accoutumés de bonne heure aux travaux des champs afin de devenir « de bons valets de ferme et des cultivateurs laborieux et moraux », ainsi qu’il sied à leur état ; ils apprendront à lire, écrire et compter et seront formés « aux bonnes méthodes » agricoles. Les autres, ainsi secondés et ayant acquis sans doute l’habitude du commandement, seront à même de moderniser l’exploitation familiale et, partant, l’agriculture de la région 440 .

Ce projet est, on le voit, remarquablement ambitieux, entendant à la fois régler les problèmes politiques de l’heure, rentabiliser et moraliser la population potentiellement dangereuse des enfants abandonnés, tout en participant au développement agricole.

Il se place enfin sous le patronage d’Achille de Châteauvieux, qui aurait placé dans la Société une « somme très importante », laquelle Société devrait être dotée d’un capital de 255 000 francs.

Finalement, l’abbé Delajoux est parfaitement de son époque : il s’insère dans un mouvement, initié en 1835 à la fois par l’Etat (colonies agricoles annexées aux prisons de Clairvaux, Fontevrault, Gaillon et Loos pour les détenus de moins de 16 ans), les collectivités locales, et une philanthropie à forte connotation religieuse et ruraliste (entre 1835 et 1848, colonies privées ou départementales dont onze pour les jeunes détenus, et une vingtaine pour les orphelins, enfants pauvres ou abandonnés ; avec celle d’Oullins, l’abbé Rey est en ce domaine un précurseur), et que la loi du 5 août 1850 viendra ensuite soutenir et encadrer 441 . Plus largement, l’idée que l’enseignement agricole peut remédier à la « question sociale urbaine » se développe, conciliant à la fois la nécessité de « déporter » loin des villes ces jeunes indésirables, pauvres et (donc ?) dangereux, et un certain impératif moral (assurant les mêmes fonctions que la prison, de tels établissements n’en ont pas l’apparence : c’est l’isolement qui tient lieu de barreaux), sans compter que l’économie y trouve aussi son compte 442 .

Notes
434.

Colonie agricole des Trouillères Saint-Sulpice, canton de Saint-Germain-Laval, département de la Loire ; attestations et documents authentiques sur les travaux de M. l’abbé Delajoux, Lyon, Mongin-Rusaud, 1851, 8 p., recueillant les attestations et témoignages du sous-préfet de l’Ain (Gex), de notaires, maires, et divers habitants et notables.

435.

Sa fiche à l’évêché de Belley-Ars ne donne que deux dates : sa nomination comme curé de Pougny le 1er juillet 1824, et sa retraite le 17 septembre 1842, qu’il aurait prise sur place. A 51 ans, ce qui est jeune. On pense à l’évêché que, prêtre du diocèse d’Annecy, il aurait été « prêté » à celui de Belley, avant de repartir ailleurs. A moins qu’on ne doive voir là une sorte de disgrâce, due à des activités trop temporelles aux dépens peut-être de ses devoirs spirituels…

436.

Abbé Delajoux, Les ponts de Pougny et de Chancy, moyens faciles de maintenir et d’accroître le commerce de transit sur le territoire français entre Marseille, Lyon et Genève, soit par les voies de terre, soit par la navigation du Haut-Rhône, publiés au nom du Comité Français-Genevois, Lyon, Rey, 1844, 24 p. On constate que le bon abbé a le sens de la formule et surtout une conception universelle et globalisante de son action. Cette volonté de sortir les campagnes de leur arriération est assez proche de celle que décrit Balzac dans le Médecin de campagne (1833), montrant l’action qu’un esprit éclairé peut réaliser pour le bien de ses concitoyens « croupissant dans la fange », en développant l’agriculture, l’industrie et les transports.

437.

Société agricole des Trouillères Saint-Sulpice, département de la Loire ; Etablissement 1) d’un institut agricole et d’une grande ferme-modèle pour les fils de propriétaires riches et de cultivateurs aisés ; 2) d’une colonie d’enfants appartenant à des familles laborieuses pauvres, d’orphelins sans ressources et d’enfants trouvés ; 3) d’une maison de retraite pour des personnes volontaires, Lyon, Chanoine, 1850, 32 p, également pour les citations qui suivent.

438.

La maison est isolée, sans proche voisin, au bout d’un chemin de terre ; les actuels occupants n’ont gardé aucun souvenir de l’épisode, alors qu’ils croient savoir que leur famille a acquis cette maison vers 1850. Ils pensent qu’elle a été construite quelques dizaines d’années plus tôt, par les propriétaires des mines de la commune voisine d’Amions. L’existence de charbon (anthracite) à Amions est en effet signalée au milieu du XIXe siècle par Bernard Grosbellet (in Jean-Pierre Houssel (Dir.), Grande Encyclopédie du Forez et des communes de la Loire, Roanne et son arrondissement, Roanne, Horvath, 1984, 517 p., p. 360) et G. Touchard-Lafosse, La Loire historique, pittoresque et biographique, de la source de ce fleuve à son embouchure dans l’océan ; Seconde section : Loire et Saône-et-Loire, Roanne, Horvath, 1973 (réédition), 342p., p. 262 et 265. La maison est également appelée « château d’Amman » sur un guide de promenades édité par le SIVOM des Vals d’Aix et d’Isable (Découverte en vals d’Aix et d’Isable, 1993).

Par un étrange retour des choses, la maison aurait été saccagée en 1956 par des enfants évadés de l’IPES (internat de l’Education surveillée) de Saint-Jodard, à quelques kilomètres de là… A noter que les bâtiments visibles : le château, les ruines de quelques bâtisses dans un pré en contrebas dont certaines à usage sans doute agricole (une meule dénote la présence d’un ancien moulin), ne sont guère proportionnés aux centaines de pensionnaires envisagés par l’abbé.

439.

Cette seconde partie de la propriété, éloignée de la première de dix à quinze kilomètres, ne fera plus guère parler d’elle ensuite.

440.

A ce titre, on peut considérer qu’il s’inscrit dans la suite du décret du 3 octobre 1848 mettant en place des écoles élémentaires d’agriculture, réservées aux jeunes travailleurs de moins de seize ans, destinées à former « de bons maîtres-valets ou contre-maîtres ruraux, d’habiles métayers, et dans une grande partie de la France des régisseurs ou des fermiers intelligents. » Cet équivalent agricole des écoles primaires devrait permettre l’ouverture des campagnes aux techniques modernes, et la limitation de l’exode rural. Voir Geoffroy Lacotte, La colonie pénitentiaire et agricole du Luc, Montreuil, Papyrus, 1992, 144p., p. 33.

Du reste, lors de la session de 1849 du conseil général de la Loire, parmi les propriétaires candidats à la location de leur domaine pour créer une seconde ferme-école dans l’arrondissement de Roanne (celle du château de la Corée, dans l’arrondissement de Montbrison, existe depuis 1845), on trouve le nom de l’abbé Delajoux. C’est finalement la propriété de M. Anglès, à Mably, qui est choisie. ADL 7M115.

On voit que les motivations de l’abbé Delajoux rejoignent les objectifs du décret, mais il les étend aux enfants abandonnés, y ajoutant l’intention explicite de former un personnel peut-être plus subalterne, mais plus nombreux, et démultipliant du même coup sa volonté de développement rural. La ferme-école de la Corée ne compte fin 1849 que quatorze pensionnaires, après trois ou quatre ans de fonctionnement, sur un effectif prévu de vingt-quatre. Peut-être faut-il voir là une des raisons de l’enthousiasme sous-préfectoral : compléter l’école du département, qui a peu de succès, par un établissement où une partie au moins des élèves (les enfants assistés) n’y est pas par choix délibéré, et donc forcer en quelque sorte la modernisation de l’agriculture.

441.

Pour autant, hormis la coïncidence des dates, du reste partielle puisque l’abbé Delajoux commence à faire parler de lui dans la Loire en 1849, rien ne permet de dire que la loi de 1850 lui a servi de modèle. Voir Michel Boulet, « Les colonies agricoles : une forme d’enseignement ? » in Annales d’histoire des enseignements agricoles, n°2, 1987, 133p., p. 51-61, p. 51-52.

442.

Claude Grignon, « L’enseignement agricole et la domination symbolique de la paysannerie » in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°1, janvier 1975, 102 p., p. 75-97, particulièrement p. 83-87 : « l’enseignement agricole, remède à la question sociale urbaine ». C’est lui qui parle (p. 84) de la « déportation loin des villes de l’enfance surnuméraire, misérable et dangereuse ».