Les autorités sont au départ un peu réticentes. Le conseil général, en regrettant de ne pouvoir subventionner la colonie, demande néanmoins aux ministres de l’Agriculture et de l’Intérieur de soutenir la colonie projetée. Et si le préfet soutient le projet le 26 septembre 1850, auprès de la présidence de la République, reconnaissant volontiers le zèle de l’abbé Delajoux et l’intérêt que pourrait en retirer l’agriculture locale, c’est sous la réserve expresse de s’assurer que les conditions requises pour une entreprise aussi importante et ambitieuse sont bien réunies. Il insiste particulièrement sur la nécessité de s’assurer que les capitaux requis sont effectivement réunis 443 .
En attendant, alors que Delajoux demande l’exemption des droits de mutation 444 , montrant par là que l’achat du domaine est en bonne voie et que son projet avance, il publie un recueil des articles élogieux consacrés à son projet par la presse 445 . C’est ici qu’apparaissent seulement des mentions d’un « asile agricole pénitencier pour les jeunes détenus », sans qu’on sache trop si c’est une extension du projet initial, ou le produit de l’assimilation des enfants abandonnés aux délinquants.
Il paraît en revanche évident que la promulgation de la loi du 5 août 1850 446 sur l’éducation et le patronage des jeunes détenus, qui destine les enfants acquittés sans discernement ou ceux qui sont condamnés à moins de deux ans à des colonies pénitentiaires dont la création est dès lors facilitée par un appel aux créations privées, a favorisé un mouvement de création de colonies auquel Delajoux se rattache, volontairement ou non. Le recours au travail agricole, la volonté d’isoler pour ne pas enfermer, sont en tout cas autant de caractéristiques des établissements qui naissent et se développent à sa suite, et dont Mettray est l’exemple le plus connu.
L’écho du projet de Delajoux paraît en tout cas grand, puisque les articles repris ne concernent pas seulement les journaux de la Loire, mais aussi Lyon et Paris. Le Courrier de Lyon 447 y voit ainsi pour le Rhône l’équivalent de la colonie du Petit-Bourg pour Paris 448 , alors que le Moniteur Judiciaire place les Trouillères dans la lignée du Val d’Yèvre, de Mettray et de Sainte-Foy et relaie un appel de fonds pour constituer le capital de la Société, sous forme de « cédules hypothécaires » de 100 et 500 francs productrices d’intérêt 449 .
On ignore s’il y a un rapport avec ce déploiement, orchestré, de louanges, mais le sous-préfet de Roanne rend de son côté un rapport 450 qui souligne l’intérêt de l’entreprise de l’abbé Delajoux pour l’agriculture de la région où il s’installe, sans doute « la plus arriérée du Département », marquée par la routine, rétive par exemple au développement des prairies artificielles et du blé malgré la qualité des sols, et particulièrement mal desservie par des routes insuffisantes ou en mauvais état. Sans oublier l’apathie du paysan du cru, qui se contente comme ses pères d’une économie de subsistance et ne se soucie guère « d’améliorer son bien-être et celui de sa famille en augmentant le produit de sa ferme pour en vendre l’excédent sur les marchés du voisinage. » C’est donc moins la nature de la main-d’œuvre employée qui est mise en avant, encore sans doute que la frugalité et la disponibilité des enfants abandonnés présente un avantage économique supplémentaire, que la possibilité d’enrichir d’un seul coup une région restée jusqu’ici particulièrement à l’écart du progrès. A ce titre, l’établissement de l’abbé Delajoux est considéré surtout sous son aspect de ferme-école, et comme un facteur peu onéreux d’aménagement du territoire. Toutefois, le soutien des autorités, quoique souhaitable, ne peut être qu’indirect : les réticences sur la viabilité de l’entreprise demeurent, renforcées sans doute par quelques rumeurs faisant état du désir d’enrichissement de l’abbé, et même de ses tendances socialistes 451 …
A la fin août 1851, l’abbé Delajoux annonce qu’il a conclu un accord avec le département du Rhône pour accueillir aux Trouillères un dépôt de mendiants ; le tarif, qu’il se propose d’appliquer aussi aux natifs de la Loire, prévoit l’envoi de plus de deux cents hommes valides 452 . Ce projet ne résiste pas aux remarques préfectorales, mais montre que la volonté de commencer vite à toucher des revenus, sous forme de pension ou de travail, est pressante et peut-être même prioritaire sur l’accueil des enfants… Le préfet ne s’y trompe pas qui, dès lors, conseille à différents ministères d’attendre que l’établissement ait fait ses preuves avant de le subventionner 453 .
C’est lui néanmoins qui encourage d’abbé Delajoux à revenir à l’accueil des enfants, et lui suggère de recevoir des enfants trouvés (comme le prévoyait le projet initial) de huit à douze ans à qui serait dispensé un enseignement général et agricole, et qui donneraient lieu au versement par le département des indemnités réglementaires, le produit de leur travail venant en complément 454 . On parle dès lors de l’envoi d’une vingtaine d’enfants, et d’un Comité de patronage et de surveillance présidé par le sous-préfet de Roanne, composé des procureurs de Roanne et Montbrison, d’un représentant de la Commission administrative des Hospices de Roanne, Montbrison et Saint-Etienne, du juge de paix et du conseiller général du canton, ainsi que de deux ecclésiastique : l’abbé Vial, curé de Souternon et chargé de la direction spirituelle de la maison, et l’abbé Michaud, vicaire de Bully, propriétaire et agronome 455 . Les chiffres montrent le recul opéré par rapport au projet initial, mais sont le signe que les autorités n’entendent pas totalement abandonner l’entreprise et tentent au contraire de le rendre plus réaliste dans ses ambitions, et soumis à une surveillance extérieure.
Un traité est rédigé en date du 20 octobre 1851 456 , entre la Colonie et le département, prévoyant l’envoi de vingt-cinq enfants de huit à douze ans avant la fin novembre, de cent autres en avril 1852, et éventuellement le doublement voire le triplement de ce chiffre dans les quinze mois suivants. Ils recevront une instruction générale, agricole et religieuse. A partir de quatorze ans, ils toucheront un pécule, encore à fixer. La maison pourra garder comme employés les enfants qui voudront y rester après vingt et un ans, et procurera une place aux autres. Ce contrat est prévu pour une durée de neuf années, mais le préfet prudent y a fait ajouter une clause de rupture sans conditions dans la première année. L’indemnité de garde des enfants trouvés (3,50 francs) paraissant insuffisante, le sous-préfet de Roanne suggère le versement mensuel d’une somme de 8 à 10 francs par enfant. On transige à une somme de 30 francs par enfants, non renouvelable.
Le 24 octobre, le préfet demande à l’hospice de Saint-Etienne de désigner les vingt-cinq enfants trouvés qui seront envoyés aux Trouillères. Ils doivent être « bien constitués, exempts d’infirmités, et susceptibles d’être formés essentiellement aux travaux agricoles », et seront pourvus d’une vêture neuve. On ignore pourquoi c’est l’Hospice de Saint-Etienne qui est désigné pour fournir le premier contingent. Il est vraisemblable que c’est la volonté de transplanter des enfants de la ville vers la campagne qui a joué, ceux de Montbrison étant d’origine plus rurale, et ceux de Roanne trop proches.
Ce sont finalement vingt-deux petits stéphanois qui sont transportés aux Trouillères, en deux convois à la mi-novembre et à la mi-décembre. Les 660 francs sont mandatés le 12 janvier suivant, « à titre d’indemnités de literie ».
Dix à quinze autres enfants, rançon sans doute de l’activité de publiciste de l’abbé Delajoux, sont également placés aux Trouillères, venant de Lyon. Trois d’entre eux ont été placés par la Société de patronage pour les enfants pauvres de la Ville de Lyon 457 , « que des causes exceptionnelles nous ont obligés à sortir du foyer de la famille pour les placer sous une direction capable de les ramener dans une meilleure voie. » 458 Les termes employés montrent la nécessité de soustraire ces enfants à de mauvais exemples familiaux, et renvoient à cette pratique qui consiste à utiliser la correction paternelle à des fins de protection de l’enfant, quitte parfois à violenter un peu l’accord parental. Quelques exemples, et pas seulement à propos du Refuge, en ont déjà été donnés. On peut s’étonner de ce placement, par une œuvre maçonnique, chez un ecclésiastique, sauf à considérer que les causes de ce placement étaient assez « exceptionnelles » et pressantes pour passer sur la nature catholique de l’établissement, ou que le talent de l’abbé à manier le verbe a permis de surtout mettre en valeur son désir de progrès. Les autres proviennent soit d’œuvres comparables, soit sont envoyés par des personnes s’occupant de charité 459 .
Delajoux, au passage du président Bonaparte à Lyon, lui a remis un placet présentant le projet et demandant son soutien. ADL 7M113 ; la liasse concernant la colonie agricole des Trouillères est au milieu de celles traitant des écoles d’agricultures, signe que l’établissement projeté est hybride…
En janvier et juillet 1851, ADL 7M113. Dans son courrier du 15 janvier, il demande également au préfet l’autorisation d’organiser une loterie de bienfaisance afin de faire face aux frais d’achat, la propriété étant évaluée par lui à 230 000 francs ; le courrier s’étant égaré, l’autorisation paraît ne jamais avoir été donnée, ni la loterie organisée.
Jugement de la presse sur la colonie agricole fondée aux Trouillères-Saint-Sulpice (Loire) en faveur des enfants appartenant aux familles laborieuses pauvres, des orphelins sans ressources et des enfants trouvés, Lyon, Mougin-Rusand, 1851, 39 p.
En projet depuis 1840 ; Henri Gaillac, op. cit. p. 99. Voir aussi Eric Pierre, « Débats pénitentiaires, politiques correctionnelles et vote de la loi de 1850 » in Michel Chauvière, Pierre Lenoël, Eric Pierre (dir.), Protéger l’enfance ; raison juridique et pratiques socio-judiciaires (XIX e -XX e siècles), Rennes, Presses Universitaires de Renne, 1996, 183 p., p.71-105.
22 mars 1851. L’article reproduit parle aussi de nouvelles acquisitions sur la commune voisine d’Amions. L’établissement des Trouillères est désigné comme « Asile agricole pénitencier en faveur des jeunes repris de justice. »
Colonie installée en 1840 dans le château d’Evry-Petit –Bourg en Seine et Oise, d’abord réservée aux enfants pauvres puis ouverte en 1848 aux jeunes détenus. Henri Gaillac, op. cit., p. 89-91.
1er et 20 février 1851 ; le capital projeté est de 255 000 francs, rappelons le.
ADL 7M113, lettre du 12 juillet 1851 au préfet.
Consulté sur ce point, le préfet de l’Ain où Delajoux fut desservant n’a rien entendu de défavorable concernant ses opinions politiques ou sa conduite. Il reconnaît même qu’il a pu rendre des services à sa commune et cite une médaille d’argent obtenue à l’exposition de 1894 pour un mémoire sur l’agriculture. Mais il avoue que ses activités multiples lui ont donné la réputation d’un « homme remuant », et que « ses supérieurs ecclésiastiques éprouvèrent peu de satisfactions de le voir s’occuper trop exclusivement d’affaires temporelles étrangères à son ministère. » ADL 7M113, lettre du 6 août 1851 au préfet de la Loire.
ADL 7M113, lettre du 24 août 1851. Delajoux revient encore sur la question des droits de mutation. L’établissement est une société civile, et il souhaiterait pouvoir en acquérir directement la propriété.
ADL 7M113, lettres du 9 septembre 1851 aux ministres de l’Instruction publique et de l’Intérieur : « Il me semble que tant que les débuts de la Colonie des Trouillères n’auront pas permis d’en augurer les résultats, l’administration doit ajourner toute allocation d’encouragement, sauf à proportionner, plus tard, les secours aux effets utiles qu’il serait permis alors d’en espérer. Dans ce cas, et si M. Delajoux réalisait son projet de réunir dans son établissement un certain nombre d’enfants abandonnés, je ne doute pas que, de son côté, le Conseil général de la Loire, ne se montre très disposé à venir aussi en aide à une œuvre qui toucherait, par plus d’un côté, à l’intérêt public » (au ministre de l’Intérieur).
ADL 7M113, lettre du préfet au sous-préfet de Roanne, 12 septembre 1851.
ADL 7M113, lettre de l’abbé Delajoux au préfet, 6 octobre 1851.
Annexe 15. Voir aussi les états antérieurs, Annexe 13 : lettre de l’abbé Delajoux au sous-préfet de Roanne sur l’admission des enfants (sd) et Annexe 14 : remarques du préfet sur les modifications à apporter au projet de convention (14 octobre 1851).
Voir Une réalisation de la maçonnerie lyonnaise, la Société de patronage pour les enfants de la Ville de Lyon, la mémoire du cent-cinquantenaire, 1840-1990, Lyon, édité par la Société de patronage, 1990, 155 p. L’ouvrage relève p. 51 les difficultés du placement des orphelins à la campagne ou en hospice, « car le Patronage perdait alors le contrôle de l’éducation de l’enfant, contrôle pourtant tout spécialement nécessaire dans ces cas. »
ADL 7M113, lettre de Claude Vachez, vice-président de la Société de patronage, au préfet, 2 avril 1852.
ADL 7M113, lettre du juge de paix Etaix (Dancé) au préfet, 8 mars 1852 : les enfants venant de Lyon « sont patronnés ».