2) La chute de la maison Delajoux

C’est apparemment à la faveur du changement du titulaire de la sous- préfecture de Roanne que s’effondre cette belle image, un peu désordonnée mais entraînante 460 . Le nouveau sous-préfet, invité à inspecter la maison et voir comment y sont traités les enfants assistés du département, laisse en effet entendre que son prédécesseur s’est trop laissé aller à soutenir l’établissement. Plus que le côté hâbleur de son promoteur, plane un discret parfum d’incompétence : « Ayant eu autre-fois à m’occuper d’une institution pareille dans la Gironde, il ne m’a pas fallu faire une longue comparaison pour voir l’infériorité absolue des Trouillères. »

Faisant œuvre réaliste, plutôt que de s’abandonner aux chimères d’un avenir lointain, le sous-préfet énumère de façon accablante les signes d’une évidente impréparation. Rien n’existe de la colonie annoncée, sinon deux dortoirs. Il n’y a ni instruments aratoires ni animaux de ferme. L’école est dirigée par un jeune homme sans connaissances particulières, et qui aurait eu des démêlés avec la Justice. La propriété enfin est « la proie d’avides créanciers. » Quant à l’abbé Delajoux, à peu près toujours en voyage, on ne le voit paraître que pour prélever à son profit des produits agricoles. Evidemment, les enfants n’ont pas devant eux de mauvais exemples et leur séjour aux Trouillères ne saurait les gâter ; ils y sont même sans doute mieux, au grand air, qu’à l’hospice. Et même si le voisinage, les ecclésiastiques surtout qui tiennent Delajoux pour un prêtre interdit 461 , est peu confiant dans l’avenir de l’établissement, une condamnation définitive serait prématurée. Le sous-préfet en somme, après s’être couvert auprès de sa hiérarchie, ne préconise aucune solution, se contentant de demander l’arrêt de tout encouragement officiel à l’œuvre 462 .

Quelques jours plus tard, une lettre de la Société de patronage pour les enfants pauvres de Lyon alarme davantage le préfet. Au vu du rapport d’un de ses membres apparemment dépêché sur place, son vice-président, Vachez, demande une enquête sur les conditions de vie et d’accueil aux Trouillères. Ses griefs sont les mêmes : absence de direction, d’instruction et d’éducation morale, et rumeurs concernant un imminent changement de mains de la propriété.

Cette nouvelle enquête, confiée cette fois au juge de paix du canton, confirme les craintes exprimées et parle d’une intention de spéculation, en citant les coupes de bois qui laissent la propriété sans ressources apparentes.

Il semble que l’entreprise a servi à un propriétaire ruiné, Vernay, à vendre ses terres au meilleur compte. A l’aide de prête-noms (un certain Lugnier de Lyon, « homme instruit et très intrigant ; mais jouissant dans cette ville, d’une bien mauvaise réputation » associé à Duquaire, ancien notaire à Lyon), ce qui n’a pu être vendu a été constitué en Société. Le rôle de l’abbé Delajoux pourrait bien avoir été de la démembrer, vendant en détail ce qui pouvait l’être : arbres, bétail… Quant aux enfants, ils auraient été entretenus en grande partie par un M. Carrier, attiré par les promoteurs du projet, acheteur abusé d’une partie de la propriété, et qui aurait investi pour 40 000 francs dans la Société 463 . Lassé, il a fini par partir, laissant les enfants sans grande surveillance ni réel entretien.

Le 31 mai, le préfet annonce son intention de retirer les enfants du département, et en fait part le 3 juin à la Société de patronage. Mais les choses traînent en longueur, les enfants sont encore sur place le 14 juillet lorsque les scellés sont posés sur tout le mobilier, dans l’attente d’une vente publique par voie de justice. Cependant, malgré une dernière tentative de la part de la Colonie (d’un certain Tupin, en l’absence de Delajoux, en déplacement à Genève) pour se concilier les bonnes grâces de l’administration en parlant de bruits sans fondements et en produisant un certificat médical attestant de la bonne santé des pupilles, de leur parfait entretien et de la salubrité de leur lieu de placement, les enfants sont finalement retirés le 25 juillet.

Le reste est assez sordide. On se chamaille pour des questions financières, la préfecture réclamant le remboursement de la facture qu’elle a dû payer pour la nourriture des enfants placés, Delajoux demandant le versement des frais de pension prévus. La question de l’indemnité de 30 francs à l’entrée revient, puisqu’elle était subordonnée au maintien des enfants jusqu’à l’âge de vingt et un ans On parle de s’en faire rembourser les deux tiers…

Il n’y a plus de traces de l’abbé Delajoux après décembre 1852, où il proteste encore de sa bonne foi et se débat dans un procès, et il est bien difficile de cerner l’exacte étendue de sa duplicité supposée, entre accusations, rumeurs et dénégations forcenées 464 .

Il reste que cette volonté de confier à des enfants une mission de développement agricole a séduit par son apparente simplicité : les enfants recevaient tout à la fois un travail, une formation professionnelle et morale, un avenir loin des grands centres, et le département assurait à peu de frais la mise en valeur de la région. Et même si l’idée d’une école d’agriculture a vite sombré, ce projet faisait preuve d’une certaine originalité 465 .

D’autant que l’opinion selon laquelle la campagne est le cadre idéal pour l’éducation et la rééducation des jeunes, et qui en général se traduit par le placement chez des agriculteurs, est ici comme magnifiée, par le grand nombre d’enfants susceptibles d’être reçus (l’unité de mesure est la centaine) comme par les bienfaits qui seront dispensés à l’entour. Dans une période où ce mode d’encadrement de la jeunesse connaît une vogue certaine (le conseil général est sollicité pour de nombreuses subventions : la colonie de Remelfing en Moselle et celle du comte de Bonneval dans l’Allier en 1841, celle de l’abbé Fissiaux à Marseille en 1843, celle de Mettray de 1839 à 1843 466 ), il y a quelque chose d’outré dans celle des Trouillères, qui s’apparente presque à une colonie de peuplement. A ce titre, et sans même parler des soupçons d’escroquerie qu’elle suscite, elle apparaît un peu comme une perversion de la notion de colonie agricole, voire comme l’exploitation d’une mode éducative…

Tout aussi éphémère, mais reposant sur le postulat inverse que l’éducation de l’enfant repose sur le maintien de relations familiales, dans sa vraie famille ou à défaut dans une famille d’accueil, le Comité stéphanois pour le sauvetage de l’enfance s’oppose à la colonie des Trouillères, comme la personnalité de Louis Comte s’oppose à celle de l’abbé Delajoux.

Notes
460.

Jules Ducos, sous-préfet de Roanne depuis le 29 septembre 1849, est remplacé par Louis Alexandre Sers le 1er décembre 1851, puis par Eusèbe Cézan le 11 décembre 1851.

461.

Il n’y a aucune preuve, sinon la rumeur relayée par le sous-préfet, qui la tient pour certaine mais n’en donne pas la source. Elle provient soit de son enquête de voisinage, qui montre que les prêtres du cru sont particulièrement hostiles à Delajoux — par jalousie, ou réprobation d’un activisme plus brillant qu’efficace —, soit d’une lettre du cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, en réponse à une demande de renseignements du sous-préfet (ADL 7M113, 25 février 1582), selon laquelle il ne connaît pas Delajoux, mais a entendu dire « que c’était un prêtre interdit dans son diocèse. Ne sachant que faire, il se sera mis à la tête d’une entreprise agricole. Je ne peux avoir aucune confiance en lui et dans l’avenir de son établissement. »

462.

ADL 7M113, lettre du sous-préfet de Roanne au préfet, 25 mars 1852.

463.

ADL 7M113, lettre du juge de paix Etaix au sous-préfet de Roanne, 8 mars 1852, dont le rapport sous-préfectoral, étrangement, ne rend que partiellement compte. Elle est reproduite en Annexe 16.

464.

Sa dernière lettre au sous-préfet (2 décembre 1852) est reproduite en Annexe 17.

465.

Et une idée qui dure. En 1937 est signalée à Saint-Romain le Puy l’ouverture d’une école privée d’agriculture, au lieu du Suc. Il s’agirait, d’après un rapport du commissaire spécial de la Sûreté nationale d’un centre d’apprentissage agricole, « les élèves pourraient être des éléments difficiles à redresser moralement et physiquement. » ADL 7M114.

466.

ADL Y18.