1) Une maison de la Congrégation de Saint-Joseph

a) le père Joseph Rey et la Société de Saint-Joseph

La vie du père Rey, dont la procédure de béatification est en cours, a été récemment racontée par Eric Baratay 519 . Il a relevé le parallèle avec l’éducation de Jean-Marie Vianney, futur curé d’Ars, et de Marcellin Champagnat, fondateur des Frères Maristes, du garçon né en 1798 à Pouilly lès Feurs (Loire), dans une famille de petits paysans pauvres pratiquant une double activité agricole et textile 520 .

Il connaît un début de carrière classique comme desservant de paroisse, à Nervieux, Saint-Germain-Laval, Chaponost et Mizérieux, après son ordination (1821). Nommé en 1829 aumônier de la Congrégation des Sœurs de Jésus-Marie à Fourvière, responsable à ce titre d’une Providence ouverte en 1820 pour accueillir des jeunes filles pauvres, orphelines ou abandonnées, il prend contact avec la jeunesse délaissée. En 1834, en ouvrant la maison aux ouvriers en grève, mais en protégeant le Saint-sacrement dans une scène devenue presque hagiographique 521 (il sort, brandissant l’ostensoir au milieu des ouvriers agenouillés), il est interpellé par un des grévistes, lui demandant pourquoi une telle œuvre n’existe pas pour les garçons.

Il fonde ainsi en 1835 la Société de Saint-Joseph avec d’autres prêtres lyonnais aumôniers de prison, les pères Salignat et Valois ; sa première tâche est de fournir des frères aux prisons lyonnaises, au moment où ces établissements s’organisent en quartiers séparés. Les frères de Saint-Joseph s’occupent particulièrement du quartier des mineurs.

Il ouvre la colonie d’Oullins la même année, et achète la propriété de Cîteaux en 1845. Il y installe le noviciat des frères, et une colonie pénitentiaire qui sera la plus importante de France, accueillant jusqu’à mille pupilles 522 .

Les frères de Saint-Joseph sont également appelés à la prison de Loos près de Lille, pour la surveillance du quartier des mineurs ; ils participent à l’encadrement de la colonie de Saint-Bernard qui en est issue en 1844, jusqu’en 1849 523 .

Présenté par lui comme le plus ancien de France, l’établissement de Cîteaux a droit aux éloges du vicomte d’Haussonville 524 , qui distingue par ailleurs deux catégories de colonies, les colonies laïques à caractère militaire et les colonies congréganistes à discipline religieuse. Celle de Cîteaux se situe quelque part entre les deux et, recevant à la fois des enfants condamnés ou envoyés en correction, et des enfants vagabonds, abandonnés ou malheureux du département de la Côte d’Or, confiés par les municipalités ou par les parents,

‘« réunit ce double caractère d’établissement de répression et d’asile de bienfaisance dont nous avons déjà signalé les heureux résultats dans certains pays étrangers, en Belgique, en Hollande et en Suisse. »’

Et Yves Roumajon resitue l’œuvre de l’abbé Rey dans un contexte général porteur, que viendra organiser la loi de 1850, avant la colonie de Mettray créée par le conseiller Demetz sur les terres offertes par le vicomte Brétignières de Courteilles (en 1838 : 700 hectares près de Tours), avant l’annexe agricole du pénitencier Saint-Jean de Bordeaux ouverte la même année par l’abbé Dupuch, ou la colonie de Beaurecueil près d’Aix-en-Provence organisée en 1839 par l’abbé Fissiaux :

‘« Entre 1840 et 1850, on ne compte pas moins de douze établissements de ce type qui avaient commencé à recueillir des mineurs confiés par la justice. » 525

D’ailleurs, les relations existant entre Rey et Demetz permettent de laisser supposer des influences et inspirations réciproques 526 .

On retrouve, à Cîteaux comme plus tard à Brignais, un mélange de vie religieuse, ouvrière et militaire, comme si à l’organisation conventuelle avaient été ajoutées les marches au pas au son des fifres et des tambours. Le vicomte d’Haussonville salue également la qualité de l’encadrement de Cîteaux par un « personnel d’élite » composé de frères et de prêtres. Les frères participent aux travaux et « se font laboureurs, charrons, maçons » avec les enfants. La colonie réalise en somme une

‘« combinaison intelligente (…) de ce que nous avons appelé la discipline religieuse avec la discipline militaire. Les habitudes martiales qu’on s’efforce de faire prendre aux enfants, la marche au pas, l’usage de la musique militaire, l’autorité du commandement, combattent avec fruit les inconvénients qui s’attachent parfois à l’éducation exclusivement congréganiste. » 527

Ces pratiques, soulignées par Eric Baratay comme par Victor Degorgue 528 , sont communes à la plupart des établissements du même style 529 , mais paraissent avoir reçu dans ceux du père Rey une généralisation plus grande qu’ailleurs.

Ici ou là, les biographes et hagiographes insistent sur l’implication de Rey dans une sorte de pédagogie par l’exemple, et sur sa grande proximité avec les enfants. Avec le transport du Saint-Sacrement, son second grand fait d’arme serait d’avoir participé au curage d’un égout : il prend la pelle d’un colon dégoûté, refuse de la lui rendre et fait son travail à sa place, avec un commentaire sur le mode : « Ce que tu ne veux pas faire, je le ferai ; va te reposer » 530 . Cette faculté à se mettre de plain-pied avec les enfants, à les écouter et à leur donner l’exemple, a conduit Pierre Zind puis Guy Avanzini à faire un rapprochement avec Don Bosco 531 .

Agréé par l’Etat, Cîteaux est habilité à recevoir les mineurs acquittés sans discernement mais ne paraissant pas devoir être laissés à leur famille et les enfants condamnés à des peines de correction. A ces enfants de Justice s’ajoutent ceux directement confiés par leurs parents au titre de la correction paternelle, quelques pupilles difficiles envoyés par les Hospices de la région, et ceux qui sont admis par la Société laïque de Saint-Joseph, association des bienfaiteurs lyonnais 532 .

Sa croissance oblige à des travaux d’extension sur place, mais aussi à des fondations extérieures. Celle de Saint-Genest est du nombre, mais aussi l’Asile de Couzon-au-Mont-d’Or pour la réhabilitation des détenus libérés, sans compter une tentative de reprise d’un orphelinat en Lozère et un projet en direction des forçats libérés, avorté pour cause de révolution de 1848 533 . D’autres créations ou extensions ont lieu après la mort du père Rey : rattachement de l’établissement de sourds et muets de Saint-Médard et création de l’orphelinat de Saint-Félix, près de Soissons, création de l’orphelinat de filles d’Agencourt près de Cîteaux, sans compter le développement de l’œuvre en Amérique latine avec l’établissement du Manga près de Montevideo, le tout dans les années 1880. A cette époque, Cîteaux compte plus de neuf cents colons et les trois maisons de Cîteaux, Oullins et Saint-Genest douze cents.

Minée par des divisions internes, et affaiblie par diverses affaires de mœurs largement exploitées par la presse, la congrégation est dissoute en 1888, et les bâtiments peu à peu évacués et vendus. Sauf Saint-Genest, qui subsistera jusqu’à la guerre de 1914, et l’orphelinat d’Agencourt qui permettra le maintien de la partie féminine de l’ordre, qui existe encore 534 .

Le père Cœur fait partie de cette troisième génération de prêtres qui, nés vers 1840, viennent renforcer l’œuvre dans les années 1866-1870, au moment de sa maturité 535 . Il entre en effet dans la congrégation en 1867, directement prêtre-directeur de Cîteaux, et se présente a posteriori comme « l’intime confident du Père Rey », déjà en retrait à la fin des années 1860 et se dégageant peu à peu de la direction quotidienne de l’œuvre : il meurt le 6 avril 1874 536 . Chargé par Rey et son principal adjoint le père Donat « de mettre au point une méthode spéciale d’enseignement et d’éducation qui fait déjà la puissance de Cîteaux », il serait donc le théoricien et l’organisateur de ce mélange d’ordre militaire, de travail manuel et d’encadrement religieux qui fait l’originalité des maisons du père Rey. Il est nommé directeur de Saint-Genest en 1879   537 .

Notes
519.

Eric Baratay, Le père Joseph Rey, serviteur de l’enfance défavorisée ; une expérience d’insertion au XIX e siècle, Paris, Beauchesne, 1996, 210 p.

520.

Eric Baratay, op. cit., p. 6-7.

521.

Reprise par Pierre Zind, « Une société de frères enseignants spécifiquement au service des refuges pénitentiaires ou colonies agricoles au XIXe siècle », in Assistance et assistés de 1610 à nos jours, Actes du 97 e Congrès national des Sociétés savantes, Nantes, 1972 (Histoire Moderne et contemporaine, tome 1), Paris, Bibliothèque nationale, 1977, 560 p., p. 177-183, p. 178. On la trouve aussi dans un article plus ancien dans lequel Pierre Zind a largement puisé : J. Guillermain, « L’abbé Rey, fondateur de la colonie pénitentiaire de Cîteaux (1798-1874) », in Les illustrations et les célébrités du XIX e siècle, 9 e série, Paris, Bloud et Barral, (sd), 475 p., p. 357-407, p. 361-363.

522.

Le Bien Public, 14 août 1898, à propos de l’abbaye de Cîteaux. Après sa vente comme bien national, elle sert de carrière de pierres, puis d’aimable séjour champêtre à un M. de Boullongne qui y est assigné à résidence par Napoléon. « Une raffinerie succéda à la maison de plaisance de M. de Boulongne ; puis un Anglais, M. Young, y établit un phalanstère et Cîteaux devint un lieu de paresse et de discorde. Enfin en 1846, le domaine fut acheté par un homme du plus haut mérite, l’abbé Rey, fondateur de l’ordre des Frères de Saint-Joseph, pour le transformer en une colonie agricole et pénitentiaire de jeunes détenus. L’abbé Rey est mort il y a une vingtaine d’années, et sa statue s’élève au milieu de l’enclos vivifié par lui ; mais l’œuvre tomba en décadence et on put se demander si elle pourrait vivre désormais. »

Voir Sur Young Jean-Christian Petitfils, La vie quotidienne des communautés utopistes au XIX e siècle, Paris, Hachette, 1982, 319 p., même s’il s’intéresse surtout aux cas plus exotiques des communautés établies au-delà des océans, et sur le phalanstère de Cîteaux l’étude complète de Thomas Voet, La colonie phalanstérienne de Cîteaux, 1841-1846, les fouriéristes aux champs, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, collection « Sociétés », 2001, 213 p. Voir aussi Dictionnaire d’Histoire et de géographie ecclésiastiques, Paris, Letouzey et Ané, tome 12, 1953, p. 872 (Cîteaux) : à l’époque d’Arthur Young, « on vit alors quelques tableaux poétiques style Florian : bergères et fermières en dentelles et habits de soie. Fantaisies coûteuses qui aboutirent à une faillite. » Le jugement est un peu expéditif…

523.

Christian Carlier, La prison aux champs ; les colonies d’enfants délinquants dans le nord de la France au XIX e siècle, Paris, Les Editions de l’Atelier, 1994, 735 p., p. 248-274. Ils quittent Saint-Bernard après quelques affaires de mœurs.

524.

Vicomte d’Haussonville, Les établissements pénitentiaires en France et aux colonies, Paris, Lévy Frères, 1875, 638 p., p. 462.

525.

Dr Yves Roumajon, Enfants perdus, enfants punis, Paris, Robert Laffont, 1989, réédition Hachette coll « Pluriel », 353 p., p. 177.

526.

Eric Baratay, op. cit., p. 124-125. La Revue Pénitentiaire, avril 1896, reprenant le compte-rendu de la séance du 18 mars 1896 de la Société générale des prisons, signale de décès de l’abbé Donat, successeur de l’abbé Rey auprès de qui « Monsieur de Metz puisa ses inspirations pour la colonie de Mettray ».

527.

Vicomte d’Haussonville, op. cit., p. 463.

528.

Eric Baratay, op. cit., p. 132-134 et 145-146. Victor Degorgue, L’Œuvre de l’abbé Joseph Rey et de la Société de Saint-Joseph, la colonie agricole de Sacuny à Brignais (Rhône), 1884-1888, Saint-Genis-Laval, imprimerie CEPAJ-SLEA, 1994, 96 p., p. 49.

529.

Voir par exemple l’article « Mineurs délinquants » signé par P. Grimanelli, in F. Buisson (dir.), Nouveau dictionnaire de Pédagogie et d’Instruction primaire, Paris, Hachette, 1911, 2087 p., tome 2 p. 1312-1321, p. 1317 : « L’enseignement musical est donné avec succès. Quand l’harmonie ou la fanfare de l’une de nos colonies est autorisée, à titre de récompense, à se faire entendre dans une localité voisine, elle y est justement applaudie. Des médailles sont de temps en temps gagnées par nos pupilles dans des concours musicaux. Plusieurs de nos engagés volontaires sont utilisés dans les musiques des régiments. » Sans vouloir forcément tout rapporter à Saint-Genest, on notera cependant que Périclès Grimanelli, alors directeur de l’Administration pénitentiaire, a été préfet de la Loire entre 1896 et 1900 et, à ce titre, puisque la résidence de campagne de la préfecture est pour partie enclavée dans les propriétés de la colonie, son voisin pendant quatre ans. Comme d’ailleurs avant lui, et pour les mêmes raisons, Louis Lépine. René Bargeton, Dictionnaire biographique des Préfets, septembre 1870-mai 1982, Paris, Archives nationales, 1994, 557 p., p. 274-275 pour Grimanelli et p. 352 pour Lépine (lequel sera aussi conseiller général et député de la Loire en 1913, mais on sort là du sujet…).

530.

J. Guillermin, art. cit., p. 383-384.

531.

Pierre Zind, art. cit., p. 179. Guy Avanzini, « La pédagogie de Saint Jean Bosco en son siècle », in Guy Avanzini (dir.), Education et pédagogie chez Don Bosco, colloque interuniversitaire, Lyon, 4-7 avril 1988, Paris, Fleurus, 1989, 347 p., coll. « Pédagogie psychosociale », p. 55-93, p. 76, où Rey est cité dans l’ensemble des œuvres où s’insère celle de Don Bosco montrant « l’attention portée par beaucoup de prêtres ou religieux de l’époque à ce phénomène d’urbanisation et de prolétarisation et à la misère morale d’adolescents inadaptés ou en voie de le devenir. »

532.

Eric Baratay, op. cit., p. 89 et suivantes, et p. 25 pour la Société laïque. C’est sans doute cette dernière, à la fois bienfaitrice et prescriptrice, qui continue à envoyer des enfants à Sacuny après la vente au Sauvetage, en vertu d’accords antérieurs. Dominique Dessertine, op. cit., p. 74-76. La Note en défense (Société Saint-Joseph) (1892 ; ADL 85J) relève ainsi que la maison de Brignais est obligée d’élever gratuitement 200 enfants pour la Société laïque, ou de payer un capital de 700 000 francs : « Afin d’assurer à perpétuité (…) le bénéfice de la fondation à la Ville de Lyon, en vertu d’un arrêt rendu à son profit le 20 août 1869, elle prit une inscription hypothécaire de 700 000 francs sur les immeubles de l’œuvre pour garantir que la Société religieuse continuerait à élever gratuitement deux cents enfants de la Ville ou du département. »

533.

Eric Baratay, op. cit., p. 105 et suivantes.

534.

Eric Baratay, op. cit., p. 191-194. L’activité de la congrégation féminine des Petites sœurs de Saint-Joseph est peu importante en France, mais elle est très présente en Amérique latine. La maison du chemin du Montgay, à Fontaines-sur-Saône, reste cependant la tête de l’ordre. Elle n’accueille, dans un bâtiment surdimensionné, que quelques enfants en hébergement qui suivent les cours d’une école voisine. On peut y consulter ce qui reste des archives de la congrégation ; l’accueil y est charmant et serviable… Les restes du père Rey sont dans la chapelle, sa statue, rapatriée de Cîteaux, est dans le jardin. Et ce sont les Petites sœurs de Saint-Joseph qui animent la procédure de béatification.

535.

Eric Baratay, op. cit., p. 86-87.

536.

Eric Baratay, op. cit., p. 184-186.

537.

ADL 85J, Note sur l’Œuvre de Saint-Joseph, 31 juillet 1911, manuscrit du père Cœur. On considèrera avec une certaine prudence cette œuvre d’autojustification.