c) le rôle du père Cœur dans le développement de la colonie

Lorsque le père Cœur est installé comme directeur de la colonie de Saint-Genest le 14 septembre 1879, la propriété compte un peu plus de 54 hectares de terrain. Malgré les enfants accueillis et la confiance, notamment financière, des autorités, sa situation est difficile 563 . La maison est endettée ; elle est en fait maintenue à flot par Cîteaux et Oullins qui fournissent des élèves, et en paient la pension. D’où la grosse majorité de ces élèves dans l’effectif examiné plus haut : les deux tiers en 1873.

Il semble même qu’une fermeture a un instant été envisagée : une inspection de la maison 564 a lieu en 1879, à la fin de la direction du père Guillermain, par les frères Gabriel et Nizier, pour examiner les remèdes à apporter à la dette persistante de Saint-Genest 565 . Elle conclut à la diminution du nombre d’enfants à ce que la propriété peut nourrir par elle-même. Le père Cœur de son côté réunit les bailleurs de fonds stéphanois et ils arrivent ensemble à la conclusion que mieux vaut déménager pour trouver un lieu disposant d’une force motrice naturelle (pour installer des machines) et d’une possibilité de plus grande diversification des cultures (vigne et élevage, en plus des seules céréales) 566 . Cîteaux refuse de s’engager dans une telle opération, mais s’engage à fournir de l’argent pour payer les dettes et leurs intérêts, à envoyer un nombre suffisant d’enfants pour faire fonctionner la maison (à 0,75 francs par jour), et à donner le capital nécessaire aux améliorations, aménagements et installations indispensables 567 . Un nouveau Comité stéphanois est constitué en 1880-1881 sous le nom de Comité pour la Société Saint-Joseph de Saint-Etienne (Tableau 44) 568 .

Tableau 44 : membres du Comité pour la Société Saint-Joseph de Saint-Etienne, 1880
Président d’honneur : Auguste Gérin, Membres :
Président : M. Devillaine 569 , Courbon, Juste,
Vice-président : J. Palluat, Bouchetal, Philip,
Trésorier : G. Gaspard, Coignet, de Rochetaillée
Secrétaire : Henri Descours.    

Sa composition montre qu’il conserve sa tonalité passementière, même si quelques notables conservateurs et propriétaires terriens y font leur entrée : le comte Palluat de Besset est rejoint par le baron de Rochetaillée. Il a pour fonction à la fois d’apurer les comptes et de surveiller la nouvelle gestion, et commence par organiser une « quête à domicile » afin de compléter la dotation de Cîteaux destinée à développer les équipements industriels de la colonie. L’accord entre Saint-Genest et Cîteaux paraît bouclé en mars 1881 570 .

On peut donc considérer que le père Cœur est appelé à sauver la maison et garantir son existence. Les sommes fournies à titre de pensions d’élèves par la maison-mère de Cîteaux tendent à confirmer la teneur du contrat (Tableau 45).

4- Colonie de Saint-Genest-Lerpt, aspect actuel des bâtiments
4- Colonie de Saint-Genest-Lerpt, aspect actuel des bâtiments
5- Colonie de Saint-Genest-Lerpt, aspect actuel du bâtiment principal
5- Colonie de Saint-Genest-Lerpt, aspect actuel du bâtiment principal
6- Colonie de Saint-Genest-Lerpt, une grange datée de 1896
6- Colonie de Saint-Genest-Lerpt, une grange datée de 1896
7- Colonie de Saint-Genest-Lerpt, plan de la colonie (vers 1889), d’après un original conservé aux ADL, 85J
7- Colonie de Saint-Genest-Lerpt, plan de la colonie (vers 1889), d’après un original conservé aux ADL, 85J
Tableau 45 : tableau de l’état général des sommes versées à la Maison de Saint-Genest par Cîteaux, pension des élèves (1868-1881)
année somme enfants année somme enfants année somme enfants
1868 4 677 17 1873 18 790 68 1878 5 780 21
1869 8 748 32 1874 22 104 80 1879 8 785 32
1870 11 002 40 1875 20 825 76 1880 8 985 32
1871 4 141,5 15 1876 17 499 63 1881 0 0
1872 13 042 47 1877 20 579 75      

Cîteaux joue même tellement le jeu que Saint-Genest reçoit une partie du produit de la vente du bâtiment de la colonie d’Oullins, en 1883 : 150 000 francs. Ces ressources permettent au père Cœur d’agrandir le domaine, qui passe à 72 hectares, de multiplier les bâtiments d’exploitation et l’outillage, et donc de diversifier les activités de la colonie.

Au lieu donc d’une exploitation de 54 hectares, avec une ancienne filature et des dortoirs en 1865, Cœur peut faire visiter trente ans plus tard :

Soit un domaine de 72 hectares, parfaitement équipé pour l’agriculture et diverses industries, et même de 82 hectares en 1897 573 .

Le père Cœur s’enorgueillit par surcroît d’avoir acheté, outre divers terrains notamment à M. Colcombet, autre passementier possédant sur place un « château », les chemins publics traversant la propriété et les enclaves s’y trouvant encore (hormis le château du préfet), libérant ainsi le domaine de ses servitudes et de ses promiscuités, gênantes en raison de la population accueillie. Seul maître chez lui, affranchi des regards du voisinage, il met enfin en avant ses grands travaux d’adduction d’eau, façon peut-être de répondre à travers les années aux critiques originelles du père Rey. Ils permettent de disposer d’une eau inépuisable pour la consommation domestique de cinq cents personnes, pour le service de l’industrie et singulièrement de la machine à vapeur, et enfin pour l’irrigation et le drainage de l’ensemble de la propriété. Le tout représente un coût de 50 000 francs 574 . Le père Cœur se présente donc en bâtisseur, après s’être donné le rôle de sauveur de la colonie.

A en juger par les chiffres de la population accueillie à Saint-Genest, la chose est admissible. Entre 1883 et 1895, le nombre d’enfants accueillis à la colonie approche deux cents ou les dépasse (Graphique 12). Leur provenance se diversifie considérablement. Aux enfants dont la pension est prise en charge par la Ville de Saint-Etienne et le département s’ajoutent ceux provenant d’autres organismes ou communes du département, sans toutefois atteindre leur nombre ou leur régularité : Hospice de Saint-Chamond, mairie de Roanne, Orphelinat municipal et Hospice de Saint-Etienne apparaissent individuellement à partir de janvier 1891, pour quelques places chacun (d’une pour Roanne à cinq pour l’Hospice de Saint-Etienne), ainsi que les communes de Lagresle, Sury-le-Comtal, Montbrison, Firminy, Saint-Héand pour des placements individuels 575 .

Il faut également faire la part des pensionnaires recrutés directement par la maison, à un tarif supérieur (jusqu’à 600 francs par an) ; leur nombre est souvent proche de la centaine, voire supérieur. A partir de 1891 apparaissent des enfants placés par des services des Enfants assistés de divers départements (Loire, Allier, Tarn, Doubs, Haute-Saône, Lozère, Rhône, Aveyron, Corrèze, Hérault, Gironde, Puy-de-Dôme, Alpes-Maritime, Isère, Seine), quinze à vingt jusqu’en 1896, et sans doute au-delà 576 . S’y ajoutent diverses œuvres privées : le Patronage Rollet (de deux à six enfants entre 1892 et 1896), le patronage Véronèze (de deux à quatre en 1893-1894), l’Œuvre de l’Adoption, l’Œuvre des enfants pauvres de la ville de Paris (Mgr de Forges, de sept à dix-neuf enfants entre 1892 et 1896), et à l’occasion l’Œuvre des enfants abandonnés de la Gironde ou le Sauvetage de l’Enfance de Lyon (un à quatre, 1892-1895) 577 .

S’y ajoutent deux catégories de pensionnaires un peu à part, par leur âge ou le régime auquel ils sont soumis. La maison accueille en effet des adultes et particulièrement des prêtres, soit âgés, soit en rupture de vœux. En juillet 1911, le père Cœur dit en avoir reçu au total près de quatre cents depuis 1879 578 . La colonie par exemple accueille en 1908-1909 un missionnaire des Missions étrangères, en délicatesse avec sa hiérarchie qui paraît désirer qu’il se fasse un peu oublier, loin de Paris…, en 1895 un prêtre d’origine stéphanoise, sans emploi et sans pain à Paris pour cause d’indiscipline, en 1893 un diacre à sauver, « fort bel homme » mais victime « de non-tempérance à certains moments » 579 , ou ce prêtre écossais, « un sait fou », lui aussi sujet parfois à l’intempérance, et qui a mal accepté, lors d’une inspection médicale de juin 1900, de se déshabiller devant le médecin. Un autre reste à Saint-Genest de 1883 à 1912 ; sa pension est payée par l’archevêché de Lyon (200 francs).

Elle peut être aussi une façon de permettre à un séminariste hésitant de mûrir sa vocation, puisqu’il peut interrompre un temps ses études sans quitter la vie religieuse, et tester ses capacités évangélisatrices sur une population certes captive, mais pas forcément docile 580 . Ces prêtres n’apparaissent pas en tant que tels dans les statistiques tenues par la maison, mais correspondent peut-être à la colonne des « familiers » qui regroupe de six à trente-trois personnes entre 1883 et 1888. On ne peut cependant y faire la part des membres âgés de la congrégation de Saint-Joseph. Un état de janvier 1903 distingue ainsi onze pensionnaires majeurs et cinq anciens membres de la congrégation. En octobre 1888, la maison dit compter vingt « adultes admis pour être plus ou moins atteints dans leurs facultés mentales, quelques-uns vicieux, tous dans l’impuissance de se conduire eux-mêmes et pour la plupart à titre onéreux. » 581

Sur un modèle comparable sans doute à la « Maison paternelle » ouverte à Mettray pour les fils de famille 582 , Saint-Genest reçoit enfin des « pensionnaires libres ». Un élève les décrit 583 en 1898 comme

« des jeunes gens, disons le mot, fainéants qui passent leur temps à des futilités. On les voit se promener au soleil comme les lézards. Quel avenir ! Ils mangent mieux que les élèves et ont chacun leur chambre. La maison les prend plutôt par pitié que par autre chose. Leur pension est de 800 à 1000 francs et au-dessus. »

Ces paresseux sont, selon la liste qu’il dresse, au nombre de neuf au moment où il rédige sa narration. Entre janvier 1889, où la catégorie apparaît dans les statistiques, et janvier 1896, ils sont entre quatre et seize ; leur nombre ne baisse vraiment en dessous de dix qu’à partir de janvier 1895.

Graphique 12 : population de la colonie de Saint-Genest-Lerpt, 1883-1896
Graphique 12 : population de la colonie de Saint-Genest-Lerpt, 1883-1896

Plus que de la pitié, leur présence relève assurément surtout du souci de bonne gestion, au vu des tarifs pratiqués, à comparer avec les bourses municipales et départementales à 300 francs l’an.

Au nombre des pensionnaires, on ajoutera enfin la présence entre juillet 1893 et décembre 1895 de quelques enfants placés par Mme Serre. Si le terme d’Œuvre stéphanoise 584 n’apparaît plus, cela n’empêche pas les fondateurs de continuer à fournir des élèves à la colonie.

L’augmentation de la superficie de la propriété et du nombre de pensionnaires qui peut être mise au crédit du père Cœur montre sa grande implication dans la prospérité de la maison. Ses projets ne se sont toutefois pas limités à cette seule maison.

Notes
563.

Et depuis l’origine, puisque dès le 9 avril 1874, le directeur citait une dette de 100 000 francs

564.

Son compte-rendu figure en Annexe 21.

565.

ADL 85J, la Note en défense (Société Saint-Joseph) parle de 53 000 francs, mais la Note en défense (Saint-Genest) annonce une somme de 170 968,95.

566.

ADL 85 J. Une note (sd), parmi les documents concernant les achats de terres de Saint-Genest-Lerpt décrit un domaine à vendre à Néronde : celui de M. Rambaud, dit de la Noirie : un château à 5 km de Balbigny, 196 hectares de terres dont 25 en prés et jardins, 3,5 en vignes, 2,5 en mûriers, 115 en terres arables,50 en bois et taillis, le tout à vendre pour 250 000 francs. Ce pourrait être la (une des) nouvelle (s) implantation (s) envisagée (s).

567.

ADL 85J, Note en défense (Saint-Genest). La maison évidemment défend ses intérêts dans le conflit qui l’oppose à la Société Saint-Joseph, mais le constat de départ, malgré la divergence de chiffres, est commun. Un projet d’organisation de la colonie figure en Annexe 22.

568.

ADL 85J. Ce Comité prend la suite de la société civile précédemment évoquée. Il n’a pas forcément été officiellement constitué ; nous n’avons pas trouvé trace de sa création dans les minutes de Me Germain de Montauzan (1879-1880) et Me Testenoire (janvier-octobre 1880), notaires habituellement cités dans les papiers du père Cœur. Mais des réunions de ce Comité sont évoquées chez Me Testenoire.

569.

Travaille à la Société des Houillères de Montrambert ; il recommande en janvier 1882 un jeune enfant que ses parents veulent placer à Saint-Genest.

570.

ADL 85J, divers courriers d’Henri Descours en 1880-1881 : Cîteaux prend en charge la dette et l’hypothèque Verdier sur la propriété de Saint-Genest et admet le principe de versements réguliers à hauteur d’environ 20 000 francs sur trois ans au moins pour permettre de nouveaux investissements d’équipement (usine, moulin).

571.

(ADL 85J, Note en défense (Société Saint-Joseph), 1892). La conversion de la somme versée au titre de pension en nombre d’élèves a été ajoutée par nos soins, à partir du prix quotidien de pension annoncé : 75 centimes, soit environ 274 francs par an. On remarquera que le prix de journée offert par le ministre de l’Intérieur en 1873 n’était guère inférieur (70 centimes), et l’on peut s’étonner du refus du père Guillermain, sauf à penser qu’il espérait pouvoir développer la colonie par d’autres moyens plus lucratifs…

572.

ADL 85J, Note en défense (Société Saint-Joseph).

573.

ADL 85J, constitution de la Société des Fermes-Ecoles et Industries y annexées.

574.

ADL 85J, Note, annexée au Mémoire pour la maison de Saint-Joseph sise à Saint-Genest-Lerpt (Loire), 1911.

575.

ADL V540 et Montgay, Journal de Saint-Genest-Lerpt (Statistiques et faits divers), deux volumes 1883-1891, 1892-1896.

576.

Le service de la Loire cessera ses placements en décembre 1898. ADL V539.

577.

Montgay, Journal de Saint-Genest-Lerpt (Statistiques et faits divers).

578.

ADL 85J, Note sur l’Œuvre de Saint-Joseph.

579.

ADL 85J ; il est recommandé par Mgr de Forges.

580.

ADL 85J.

581.

ADL V540.

582.

Henri Gaillac, op. cit., p. 85 ; voir aussi 1839-1937, la colonie pénitentiaire agricole de Mettray, un siècle d’histoire de l’éducation des enfants assistés et condamnés, magazine La Touraine, septembre 1989.

583.

Rédactions, Narrations, Cahier de style, 1898. Deux extraits en sont reproduits en Annexe 39.

584.

Ou de société civile, ou de Comité stéphanois…