2) une volonté d’expansion

a) l’appartenance à un réseau privé de placement

Dans le but sans doute de diversifier l’origine des enfants placés, mais peut-être aussi pour s’émanciper un peu de la maison-mère, le père Cœur entreprend assez tôt de se rapprocher d’autres sociétés poursuivant des buts semblables.

Les relations avec la Société de patronage des Orphelinats agricoles de France commencent en 1886 585 , où l’œuvre place treize enfants à Saint-Genest. Cette société est dirigée par le marquis de Gouvello, et a été fondée en 1872, en faveur d’abord des orphelins Alsaciens et Lorrains, et a commencé par un original fait d’armes : le marquis franchissant les lignes prussiennes ramène, en guise de conquête française sur la terre occupée par l’ennemi, « quatorze enfants enlevés à l’étranger et rendus pour toujours à la foi catholique et à leur vieille patrie. » 586

Elle fédère des directeurs d’orphelinats, qui restent indépendants, leur verse des subventions et leur confie des enfants. Elle s’enorgueillit d’un bref pontifical du 4 juin 1886 qui accorde l’indulgence plénière à ses sociétaires. D’où sans doute son sous-titre de « Sainte-Enfance française » 587 . Le Breton Charles Donatien Amédée marquis de Gouvello de Keriaval est secondé par un ecclésiastique, directeur de l’œuvre : Paul François de Forges, né à Redon et évêque in partibus infidelium de Ténarie 588 . Bretons et catholiques, patriotes combattant à leur façon l’invasion de l’Alsace-lorraine : la tonalité religieuse et nationaliste de l’œuvre est claire.

Elle recueille des enfants et les place en établissement contre une pension annuelle de 200 francs : entre quatre et six ans dans des « Asiles ruraux » tenus par des sœurs, et après leur première communion dans des « Orphelinats agricoles » tenus par des religieux, où ils reçoivent une formation agricole et un complément d’instruction religieuse et primaire. Après seize ans, la Société ne paye plus de pension ; les enfants sont en âge de gagner leur vie et de se constituer un pécule par leur travail 589 .

Faute de davantage de précision, on supposera que la Société, en quête de placements, a trouvé en Saint-Genest un établissement correspondant à ses attentes : agricole, catholique, à l’écart de la ville, et soumis à un régime militaire propre à stimuler les ardeurs nationales des petits Alsaciens exilés. La revue de la Société fait à plusieurs reprises mention de la colonie, de façon élogieuse. En septembre 1886, elle note ainsi que « plusieurs enfants de la ville ont pris goût à l’agriculture ». En juillet 1890 elle relève le diplôme et la récompense de 300 francs obtenus de la Société des agriculteurs de France, et le mois suivant reproduit le rapport de deux pages ayant conduit à des récompenses 590 .

En 1890, le nombre des orphelins d’Alsace-Lorraine se tarit (après vingt ans, ceux qui ont pu être récupérés au début de l’occupation sont ou vont sans tarder devenir adultes), et un appel est lancé pour que les diocèses comblent les vides 591 . Au même moment, Mgr de Forges quitte la direction de l’œuvre, et crée de son côté l’Œuvre des enfants pauvres et des orphelins de Paris. Le principe est le même que pour les Orphelinats agricoles : placement en province des orphelins et d’enfants de familles ouvrières dans l’impossibilité de les élever chez elles, éducation chrétienne, instruction primaire et professionnelle, pension de 200 francs (250 la première année), recherche d’une place après dix-huit ans. En même temps que Mgr de Forges, fait sécession la colonie agricole de la Bousselaie-en-Rieux, près de Redon, son domaine familial : sur 70 hectares elle reçoit vingt-cinq colons, confiés désormais aux Frères de Saint-Jean-François-Régis 592 . Le secrétaire de la Société des orphelinats agricoles, Jules Schlotterbeck, le suit également.

Alors que Gouvello accuse Schlotterbeck de manipulation des comptes et Mgr de Forges de concurrence déloyale et d’incompétence gestionnaire, lequel réplique par des accusations de pingrerie qui mènent l’œuvre à sa perte par le refus de nouveaux placements 593 , le père Cœur parvient un temps à jouer sur les deux tableaux : tout en continuant à recevoir les pupilles des Orphelinats agricoles, il accueille aussi ceux des Enfants pauvres de Paris.

Et s’il y a rupture avec les Orphelinats agricoles, c’est en raison d’une baisse des tarifs de placement, imposée en décembre 1891 par la nouvelle direction de l’œuvre ; il n’y a apparemment plus d’enfants des Orphelinats agricoles à Saint-Genest après juillet 1892, où ils étaient au nombre de vingt et un (contre trente au second semestre de 1890, et trente-cinq en avril 1889).

En contrepartie, l’œuvre de Mgr de Forges place des enfants à son tour à Saint-Genest, sans toutefois arriver à un nombre comparable. Elle apparaît en septembre 1891 dans les statistiques avec six enfants ; le chiffre se stabilise entre quinze et vingt à partir d’août 1892.

D’autres œuvres paraissent entretenir avec Saint-Genest des relations privilégiées. Ainsi, entre 1896 et 1905, trente-cinq enfants sont envoyés à Saint-Genest par l’intermédiaire de l’Office central des Œuvres charitables (175 boulevard Saint-Germain, Paris) ou sa succursale lilloise (Office central lillois des institutions sociales et charitables, 106 rue de l’Hôpital militaire) 594 . Il s’agit apparemment d’une sorte de bureau de renseignements, auprès duquel en l’espèce des parents viennent chercher l’adresse d’une maison où placer leur enfant indiscipliné. Il paraît exister un tarif commun à la plupart des placements faits par ce biais : 25 francs par mois, soit 300 francs l’an, qui nous ramène à celui qui est consenti à la Ville de Saint-Etienne et au département ; c’est vraisemblablement le tarif minimum de la maison.

La colonie enfin s’affiche dans diverses publications comme le Manuel des Œuvres, institutions religieuses et charitables de Paris, dans ses deux éditions de 1886 et 1894 595 . La première notice met en avant la population concernée : orphelins, enfants difficiles. La seconde insiste davantage sur le régime militaire. Dans les deux cas sont mentionnées les nombreuses possibilités d’activités professionnelles, agricoles et industrielles.

A une date sans doute proche est rédigée une notice publiée dans l’Annuaire de la Jeunesse (librairie Nony, à Paris) 596 . Les tarifs annoncés sont les mêmes que dans la seconde édition du Manuel des Œuvres…, mais la place autorisée permet de développer davantage l’aspect militaire du règlement de la maison et la diversité de la formation professionnelle proposée, au point que l’admission aux Ateliers de l’armée est présentée comme une suite logique du séjour à Saint-Genest. La plus grande discrétion est en revanche observée quant à la clientèle visée, et l’aspect disciplinaire de la colonie n’est qu’incidemment abordé :

‘« La discipline militaire et l’autorité paternelle se fondent dans une seule direction, à la fois douce et ferme, qui tend à faire de l’enfant, devenu soumis et docile, un homme doué d’énergie et de spontanéité. »’

Si on ne peut faire grief à Henri Rollet de ses opinions, catholiques ou autres, il reste représentatif d’une initiative privée en faveur de l’enfance, amenant l’Etat à légiférer et à innover 597 . Son Patronage place des enfants à Saint-Genest nous l’avons vu.

Il n’hésite pas à l’occasion à recommander la colonie à une famille, présentant alors « son bon souvenir à M. l’abbé Cœur  » 598 , ce qui peut laisser supposer des relations qui dépassent le strict domaine professionnel.

La colonie a une fois au moins les honneurs de sa revue l’Enfant, à l’occasion du récit d’un voyage dans les établissements où sont placés les enfants du Patronage, en septembre 1892. Le père Cœur y est présenté comme « un prêtre intelligent et indépendant » qui « accueille tous les mauvais sujets (…), les emploie selon leur goût, et s’efforce de les réformer. » Il emploie pour cela une méthode originale, où la musique est considérée comme un « procédé d’éducation, aussi tout s’exécute au son du fifre et du tambour. » Les résultats sont encourageants, et si les « trois grands gaillards de 16 à 18 ans » qui y ont été placés « ne deviendront jamais d’excellents sujets, (…) ils marchent à peu près » et leur comportement s’est nettement amélioré : « Nous partons plus tranquilles sur leur compte. » 599

Graphique 13 : part des placements publics parmi les élèves de la colonie de Saint-Genest-Lerpt (1883-1896)
Graphique 13 : part des placements publics parmi les élèves de la colonie de Saint-Genest-Lerpt (1883-1896)

Ce genre de récit, dans la revue et sous l’autorité d’Henri Rollet, permet sans doute à la colonie de renforcer son image, la légitime en quelque sorte, et lui ouvre un public beaucoup plus large que celui de la seule mouvance des œuvres catholiques. Malgré ses louanges cependant, l’article fait de Saint-Genest un établissement de dernier recours, pour des enfants âgés trop difficiles pour être placés ailleurs, comme si la nécessité de les caser permettait de passer sur son caractère congréganiste.

Au total, forte du soutien des autorités dans la Loire, accueillant des enfants de services des Enfants assistés de divers départements, la colonie de Saint-Genest-Lerpt se tourne largement vers le privé, soit vers des œuvres constituées, soit vers les particuliers 600 . On trouve aussi dans les courriers conservés de nombreuses demandes d’ecclésiastiques désireux de placer l’enfant d’une famille de leur paroisse ou de leurs relations. Une sorte de préjugé catholique existe donc envers cette maison congréganiste, même si la recommandation s’accompagne assez souvent d’une demande de limitation de la pension.

Diversifier l’origine des placements est un gage d’indépendance et de longévité. Les courbes (Graphique 13) montrent nettement que si les placements publics (mairies, départements) sont importants, et le plus souvent compris entre cinquante et cent enfants, les placements privés (œuvres, familles…) sont à l’origine de la majorité de la population accueillie, plus de la moitié, souvent les deux tiers, faisant la preuve de l’efficacité de la méthode employée, et des qualités du père Cœur dans le domaine des relations publiques.

Notes
585.

Peut-être un peu avant ; une note de 1892 parle de placements depuis dix ans. ADL 85J.

586.

Les Orphelinats agricoles au Congrès d’Autun, Extrait du journal L’Orphelin, 1882, 60 p., p. 9.

587.

La Société de patronage des Orphelinats agricoles, Œuvre des Orphelins français, Sainte Enfance française, Paris, 1889, 32 p., p. 13 et p. 25-26.

588.

Né à Redon le 19 août 1822, sacré évêque à Rennes le 21 novembre 1877, décédé à Rieux, Morbihan, le 11 août 1900. Le domaine de Gouvello est à Sarzeau : la Bretagne et le Morbihan sont fort présents… La titulature complète de Mgr de Forges figure sur le bail de sa propriété de la Bousselaie, signé le 8 février 1870 : chanoine honoraire de la métropole de Rennes, Vicaire général du Roseau, Prélat de la maison de NS Père le Pape Pie IX (« si glorieusement régnant »), Pronotaire apostolique ad instard Participantium, directeur de la Société de Patronage des Orphelinats agricoles de France.

589.

Les Orphelinats agricoles au Congrès d’Autun, op. cit., p. 47-48.

590.

L’Orphelin, revue de la Société de patronage des Orphelinats agricoles de France, 1886 n°9, p. 143-144, 1890 n°8, p. 163-164, n°9, p. 178-179.

591.

L’Orphelin, 1890 n°11, p. 244.

592.

ADL 85J : statuts de la congrégation des frères de Saint-Jean François Régis, et descriptif de la colonie de Mgr de Forges.

593.

AHAP 8K I,2 (a)

594.

Montgay, carton : dossiers des élèves de la colonie de Saint-Genest-Lerpt. Au 106, rue de l’Hôpital militaire se trouve désormais un magasin d’antiquités.

595.

Manuel des Œuvres, institutions religieuses et charitables de Paris, et principaux établissements des départements pouvant recevoir des orphelins des indigents et des malades de Paris, Paris, Poussielgue, 1886, 553 p., p. 411 et 1894, 659 p., p. 508. On trouvera plusieurs exemples de notices de présentation de la colonie en Annexe 31.

596.

ADL 85J.

597.

Paul Bertrand, op. cit., p. 179-193 pour le rôle d’Henri Rollet dans l’instauration de la liberté surveillée et la définition des fonctions des juges des enfants.

598.

ADL 85J, carte d’Henri Rollet jointe à la demande d’admission qu’il recommande, 24 juillet 1918. D’autres courriers montrent qu’Henri Rollet a plusieurs fois recommandé la colonie à des familles (1899, 1900 : quatre au moins).

599.

L’Enfant, Organe des protecteurs et Sociétés protectrices de l’Enfance et de l’Adolescence, n°22, septembre 1892 ; dans ce même récit, passage à Cîteaux où restent placés de jeunes enfants (le Patronage en a une vingtaine) et à Brignais, qui reste comparé à Cîteaux, même si c’est un membre du Sauvetage de l’enfance qui y conduit l’auteur.

Selon les données fournies par la revue, le Patronage place durablement à Saint-Genest trois enfants, entre 1892 au moins et 1895, mais aussi à Cîteaux et à Brignais.

600.

Une lettre du 19 mars 1897 laisse supposer d’autres échos dans une presse plus généraliste ; à la suite d’un article dans le Petit Parisien, un père et son fils sans ouvrage depuis quelques années proposent leurs services à la colonie.