c) le rêve tunisien

Une autre affaire, de davantage d’envergure encore, a enfin occupé le père Cœur entre 1884 et 1886 ; elle a dû lui laisser un goût d’inachevé puisqu’il continuera à en caresser l’espoir bien des années plus tard. C’est son projet d’installation en Tunisie. L’idée n’est pas neuve ; d’autres avant lui ont pensé à coloniser l’Afrique du Nord à l’aide d’enfants abandonnés, orphelins ou délinquants. Danielle Laplaige a recensé plusieurs expériences de ce type en Algérie, avec l’apport d’orphelins parisiens, dans les années 1850, puis de Montpellier, avec des résultats fort mitigés. Mais elle insiste sur l’enthousiasme qui a pu entourer ce mouvement, « animé, contrôlé et dirigé par l’ensemble unanime des conservateurs du régime, antirévolutionnaires, ultracléricaux, lorsqu’il n’est pas directement pris en main par l’Eglise elle-même. » Il est vrai que la perspective tout à la fois d’éloigner un ferment de désordre de la métropole, de mettre en valeur les terres d’Afrique du Nord sans grosse dépense et avec toutes les apparences de la charité, et d’en christianiser les populations, pouvait séduire le plus grand nombre, d’autant qu’avec un minimum d’enseignement militaire les jeunes gens, futurs colons, pouvaient constituer une force d’appoint non négligeable pour la défense de la présence française en Algérie. Il sera même envisagé un temps d’organiser des mariages entre orphelins et orphelines, pour attacher mieux ces couples très chrétiens à leur terre d’adoption et en faire un foyer de peuplement régénérateur, précédant en somme les ambitions matrimoniales de Melle Masson au Meix, l’exotisme en plus 620

Plus tard, une initiative lyonnaise a repris le même principe en 1891 : celle du père Boisard 621 . Ce prêtre, fils d’une famille aisée, ingénieur de l’école Centrale de Lyon, ordonné en 1877 et fondateur d’ateliers d’apprentissage destinés à arracher l’enfant au paganisme renaissant de l’usine et de l’atelier, a pu être présenté comme un précurseur de la JOC. Ses liens personnels avec Don Bosco, qu’il visite à Turin en 1881, et qui vient le visiter en 1883, sa vision d’un travail manuel associé à une éducation de l’esprit des jeunes ouvriers, le rendent proche de ce que nous savons du père Rey et de ses successeurs.

L’année 1891 est, selon Antoine Lestra, une époque d’engouement à Lyon pour la Tunisie :

‘« Une partie de la bourgeoisie lyonnaise, très prolifique parce qu’elle est profondément chrétienne, y voulait établir ses nombreux enfants, comme aux XVIIe et XVIIIe siècles, les meilleures familles envoyèrent leurs cadets peupler nos colonies. » 622

Parmi eux, un des bienfaiteurs du père Boisard dirige une société ayant acheté 15 000 hectares au sud-est de Tunis, au bord de l’Oued Rhamel. A son appel, Boisard s’engage à construire à ses frais un orphelinat de vingt jeunes gens au moins pour les initier à l’agriculture et à assurer le service religieux des colons. Il reçoit une avance de 30 000 francs et 450 hectares qui resteront sa propriété s’il rembourse en dix ans et s’il maintient vingt ans les vingt orphelins et son service religieux.

Boisard s’enthousiasme et, malgré les difficultés rencontrées à faire fleurir le désert, il éprouve une joie de missionnaire à renouer avec l’ancienne présence chrétienne en s’installant sur l’emplacement d’un ancien évêché, à proximité des ruines d’une basilique où il retrouve la pierre tombale d’un prêtre enterré au VIe siècle. Alors qu’en cinq ans il n’a mis en valeur qu’une cinquantaine d’hectares, il en achète 500 en 1898 ou 1899 pour installer un orphelinat de filles et rêve lui aussi de marier ses orphelins avec ces orphelines. Miné par des discordes entre prêtres et de mauvaises récoltes entre 1900 et 1904, le projet s’étiole et Boisard revend en 1905 ses domaines aux frères de Saint-François-Régis du Puy. Il s’y est ruiné, et avec lui ses Ateliers d’apprentissage qui ont participé à l’aventure.

L’abbé Fissiaux, fondateur de l’Œuvre de l’enfance délaissée de Saint-Tronc à Marseille a lui aussi eu quelques tentations algériennes en même temps que Cœur, finalement abandonnées faute de personnel 623 .

La tentative du père Cœur précède de quelques années celle de Boisard. Elle n’ira pas aussi loin, mais relève du même engouement des cadets de la bourgeoisie, stéphanoise cette fois, mais Saint-Etienne n’est pas si loin de Lyon, et du reste quelques lyonnais aussi y prendront part. Elle paraît cependant plus proche des autorités, à qui le projet sera soumis pour approbation et dans l’espoir d’un soutien.

L’initiative paraît revenir à Auguste et Camille Gérin, les fils ou les neveux d’un des fondateurs de Saint-Genest. Ils se proposent d’intéresser le père Cœur à l’achat de terres qu’ils projettent en Tunisie. Ils indiquent successivement plusieurs domaines, dont l’unité de mesure est la centaine, voire le millier d’hectares. Un cousin de l’abbé, sa sœur, sont également parties prenantes.

En plus des avis du curé de Tunis, qui permettent une ébauche d’évaluation des propriétés à vendre et de leurs possibilités, Gérin et Cœur font le siège de Mgr Lavigerie 624 . Parallèlement ou dans le même cadre (mais là le nom de Gérin n’apparaît plus), le père Cœur entre en relation avec un nommé Jules Fournier, ancien syndic de faillite à Lyon, qui abandonne son activité pour se consacrer à son installation en Tunisie. Il n’est pas exclu qu’il ait mis les deux en concurrence 625 . Sans négliger Lavigerie, on mise plutôt de ce côté sur Paul Cambon qui représente à Tunis le gouvernement français.

Sur le principe qu’adoptera l’abbé Boisard, Fournier propose à Cœur de lui rétrocéder une partie de sa propriété, en échange de la mise en valeur du total sous cinq à dix ans, Cœur fournissant la main-d’œuvre et le travail des enfants, et Fournier faisant l’avance des frais. Cœur pourrait évidemment créer une église.

Cœur lui-même fait le voyage et part pour la Tunisie le 16 novembre 1884 avec le frère Lucien 626 , et un représentant du Prado de Lyon, le père Claude Farissier, en accord avec son Supérieur le père Duret 627 , et sous la conduite de Jules Fournier.

Il existe un brouillon de lettre à Mgr Lavigerie daté du 3 novembre 1884 qui évoque une rencontre à venir et l’espoir de travailler sous sa« haute et bienveillante protection. » Cette rencontre a dû avoir lieu à l’occasion du voyage de Cœur au milieu de ce mois 628 .

En date du 14 janvier 1885, Cœur écrit une lettre à Paul Cambon, ministre de France à Tunis, qui présente son projet. Après avoir rappelé leur récente entrevue à Tunis, et la bienveillance de son accueil, Cœur place son projet dans la continuité de Saint-Genest : non seulement dans son initiative, puisque son plan a reçu les encouragements de quelques notables, grands propriétaires en Tunisie, dont l’un 629 suit depuis longtemps le fonctionnement de la maison, mais aussi dans son fonctionnement, puisque Saint-Genest est destinée à fournir sa méthode d’éducation, la main-d’œuvre et son encadrement. L’établissement a en effet fait la preuve qu’il était possible d’acclimater à la campagne les enfants des villes en les y maintenant et en en faisant des propriétaires agriculteurs, mais aussi que des enfants difficiles pouvaient devenir utiles à la société en devenant paysans ou ouvriers, grâce à un personnel d’élite tout à la fois instructeur en matière scolaire, militaire, agricole ou industrielle.

En somme, c’est le modèle de la colonie de Saint-Genest que Cœur entend transporter, presque clé en mains, en Tunisie, et pas forcément en un seul exemplaire. De tels établissements, véritables pépinières de colons, permettront de répandre partout « la civilisation française, avec le travail et l’abondance. » Soldats et paysans à la fois, grâce à leur double formation, leurs élèves renforceront la présence française.

Après leur sortie de la maison, les enfants seront placés d’abord comme domestiques, ainsi que cela se pratique en métropole 630  ; ils complèteront ainsi leur apprentissage et se constitueront des économies. Ils pourront ensuite acheter un domaine, avec des terres que le gouvernement pourrait céder à prix réduit.

Ce beau plan, déjà réalisé en France ce qui est gage de réalisme et de sérieux, ne coûtera rien à l’Etat, sinon l’exemption de service militaire des frères laïques s’engageant à travailler dix ans pour la maison, et un nombre suffisant d’enfants de l’Assistance publique, avec paiement de l’allocation habituelle. Un passage préalable à Saint-Genest permettra de sélectionner les enfants aptes à la Tunisie, afin d’éviter des déconvenues, et des frais inutiles.

Cœur se dit même disposé à faire de même pour les filles.

Non datée, mais contenant des phrases communes avec la lettre à Paul Cambon, les papiers du père Cœur contiennent aussi une note manuscrite de neuf pages, également rédigée après sa visite en Tunisie, et qui précise un peu le projet. Il y fait l’éloge de la propriété déjà visitée, proche de Tunis et du port, dotée de voies de communication, de bâtiments déjà importants et de terres riches. Comme à Saint-Genest, elle pourra fournir la subsistance de la maison. Mais il insiste davantage sur l’aspect éducatif : les enfants en sortiront, comme de Saint-Genest, assez instruits pour s’élever dans la société et devenir propriétaires, agriculteurs ou industriels, et dotés de « principes d’honnêteté inaltérables et d’un sentiment profond du devoir ». Il développe aussi l’image d’une tête de pont pour la colonisation :

‘« Nos enfants reculeront chaque jour les limites de nos possessions, la pioche à la main, et ils sauront à leur tour créer des familles, construire des villages, qui seront comme autant de bastions dressés pour la défense du territoire conquis. »’

L’entreprise relève donc davantage ici de la croisade pour la civilisation (il serait sans doute hasardeux de parler de christianisation à des représentants du gouvernement de Jules Ferry), tout en reprenant l’idée d’une colonie de peuplement. Il est également fait mention de la population indigène, intelligente et pacifique, susceptible donc d’être instruite à ce contact et d’améliorer du même coup l’exploitation de ses propres terres : ainsi enrichie, elle pourra devenir « un consommateur pour les produits importés de la mère-patrie. »

Le projet est donc susceptible de déboucher sur une entreprise plus générale de développement régional, bien dans la ligne des ambitions coloniales de Jules Ferry 631 , pour peu que l’Etat accepte les quelques exigences de Cœur :

  • chaque année, cinquante enfants assistés avec leur allocation de 74 centimes par jour et prise en charge des frais de transport,
  • la réduction à un an du service militaire des enfants contre leur engagement à se fixer en Tunisie,
  • l’assimilation du directeur et des instructeurs (le terme de « frères » disparaît…) à des instituteurs, et donc dispense de service militaire contre un engagement décennal de service.

Le 11 février 1885, Paul Cambon annonce à Cœur qu’il est disposé à soutenir « ce projet dont le succès intéresse à la fois la France et la Tunisie », et qu’il l’a transmis au président du Conseil, ministre des Affaires étrangères [Jules Ferry] avec demande de l’appuyer au près des ministères concernés (pour l’engagement décennal et l’envoi d’enfants de l’Assistance publique). Il paraît assez confiant.

Jules Ferry quitte le gouvernement en mars 1885, Paul Cambon la Tunisie en 1886 ; malgré le soutien de la préfecture de la Loire et de diverses autorités locales, la demande n’aboutit pas. Il est dit que c’est la demande de dispense de service militaire qui l’a bloquée 632 . La dernière lettre de Jules Fournier date du 24 février 1886 ; il est toujours en Tunisie, à la tête de 80 hectares de vigne, et reste en relations avec Mgr Lavigerie, qui souhaite créer lui-même un orphelinat. Il suggère à Cœur d’en faire part à la direction de son ordre à Cîteaux.

Deux signes montrent cependant que Cœur a longtemps gardé son rêve tunisien : une brochure de 1899 décrivant une exploitation gérée par l’Union Foncière de France, et une lettre du 9 mars 1900 du directeur d’une colonie agricole de Saint-Joseph installée sur cette propriété et qui a l’air tout disposé à y accueillir Cœur. S’il y a eu une nouvelle tentative de Cœur 633 , elle a été freinée par ses démêlés avec la Justice, qui s’intéresse alors de très près à Saint-Genest et aux mœurs de ses habitants. Défendre sa réputation et celle de sa maison est certainement devenu sa tâche prioritaire, interdisant tout projet d’extension, tout départ pouvant être vu comme un abandon.

Même avorté, et apparemment pour des raisons extérieures, l’épisode montre clairement l’ambition du père Cœur, comme sa fierté devant l’œuvre accomplie à Saint-Genest, qu’il espère un temps exporter.

Notes
620.

Danielle Laplaige, op. cit., p. 119-136. Voir aussi Y. Turin, « Enfants trouvés, colonisation et utopie ; Etude d’un comportement social au XIXe siècle », in Revue Historique, n°496, octobre-décembre 1970, p. 330-366. Voir en Annexe 43, le retournement de persepective que donne une circulaire de février 1924, envisageant d’utiliser les jeunes orphelins étrangers pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre agricole.

621.

Antoine Lestra, Le père Boisard, prêtre ouvrier, Lyon, Lardanchet, 1949, 313 p., p. 160 et suivantes : « l’aventure tunisienne ». Cette référence nous a été communiquée très amicalement par Marius Alliod, que nous remercions.

622.

Antoine Lestra, op. cit., p. 160.

623.

Abbé E. Roux, Un prêtre marseillais au service de l’enfance malheureuse, Charles Fissiaux (1806-1867), Œuvre de l’Enfance délaissée, Saint-Tronc, Marseille, Ligugé, Aubin, 1949, 234 p., p. 151. Et lorsque Jules Fournier, dans une lettre du 22 septembre 1884, annonce l’arrivée d’un abbé Roux avec des capitaux marseillais, il parle sans doute encore de la Société de Saint-Tronc.

624.

Lavigerie est passé par le séminaire de Saint-Sulpice avec lequel Cœur est en relations ; des amitiés communes ont pu faciliter le contact.

625.

ADL 85J : le 14 mars 1885, Fournier s’étonne des démarches de Gérin et de quelques autres pour acheter des terrains à rétrocéder à Cœur.

626.

Montgay, Colonie de Saint-Genest-Lerpt, Statistiques et faits divers, 1883-1891.

627.

A en croire le père Yves Musset, interrogé grâce à l’amical truchement de Marius Alliod, il n’y a aucune trace au Prado d’un tel voyage, compte tenu de l’état de la maison à cette époque, et du fait qu’aucun souvenir n’en a été conservé. Il nous a de plus indiqué que des bruits ont existé concernant des désaccords entre le Supérieur Duret, successeur du père Chevrier à ce poste, et Claude Farissier, qui finira par quitter le Prado en juillet 1885, alors qu’il enseignait au petit séminaire des Sauvages, près de Tarare.

Il reste que les papiers du père Cœur contiennent trois lettres de Claude Farissier, du 9 octobre 1884 où il annonce un rendez-vous la semaine suivante entre Duret et Cœur pour discuter « de nos affaires tunisiennes », du 9 octobre encore où il annonce qu’en raison d’un voyage de Duret le rendez-vous est reporté, du 14 novembre enfin où il annonce que Duret l’a avisé du voyage, du départ le dimanche 16 à 10 heures et demie de Perrache sous la conduite de Fournier, et où il propose à Cœur de passer ensemble la journée au Prado pour préparer « leur longue excursion ». Il termine par ses amitiés au père Rebos, l’adjoint de Cœur à Saint-Genest, qui pourrait être un de ses amis. Farissier est né à Saint-Etienne en 1853, Rebos en 1851 à Saint-Chamond ; ils ont pu se croiser pendant leurs études, au séminaire…, étant de la même génération et de la même région. Et il est possible que le contact entre Cœur et le Prado se soit fait par ce biais. On pourrait de même supposer, en s’avançant beaucoup et malgré l’absence de toute trace, qu’un des motifs de la rupture entre Farissier et son Supérieur serait son refus d’engager finalement le Prado dans cette aventure…

628.

Ou bien à Lyon, où Lavigerie est annoncé fin décembre ou début janvier, si on en croit une lettre d’Auguste Gérin (père) du 20 décembre 1884. A noter qu’une autre lettre de ce même Auguste Gérin (6 février 1885) s’irrite des atermoiements de Cœur et de ses négociations avec l’Etat : « Nous achetons et vous payez votre part par la main-d’œuvre que vous fournissez : vous apportez le concours de l’action religieuse : une église élevée près de la gare, au milieu de la petite colonie française qui gravite à l’entour, reprenant possession de ces contrées autrefois catholiques, la culture avancée de vos Frères et de vos Elèves, l’intelligence et le travail remplaçant l’ignorance et la fainéantise. » C’est à une action de civilisation que Cœur est appelé, mais il lui est demandé de s’engager vite, pour continuer ou cesser « des projets rendus inexécutables par un défaut de résolution sérieuse et forte. » C’est la première fois, et à notre connaissance la seule, que Cœur est accusé de manque d’enthousiasme et d’activité ! C’est sans doute sa préférence pour la proposition Fournier, et sa difficulté à annoncer au clan Gérin qu’il l’abandonne, qui sont cause de cette accusation d’immobilisme.

629.

Gérin ?

630.

Même si, nous le verrons plus loin, il y a peu de traces d’une politique systématique dans ce sens. Voir le Tableau 51, page . Cette remarque incite cependant à considérer comme générale une pratique que les sources disponibles montrent très marginale.