d) une autre mesure de l’importance de la colonie de Saint-Genest : l’origine géographique des élèves

A l’aide d’un registre conservé par le père Cœur des élèves de Saint-Genest entrés entre 1869 et 1893 recensant plus de mille noms, il est possible de se donner une idée de la provenance des enfants accueillis 634 . On peut discuter sa représentativité pour le début de la période concernée, mais après 1880 on peut penser que les chiffres fournis sont utilisables.

On aurait pu s’attendre, de la part d’un établissement dont le souvenir est fort peu vivace sinon peut-être localement, à un recrutement tout aussi local. Or, si la Loire et surtout Saint-Etienne viennent en tête dans l’origine des élèves, force est de constater une grande diversité (Graphique 14).

Le recrutement n’est en effet ligérien que pour un tiers ; un quart des enfants admis sur la période concernée proviennent de la seule ville de Saint-Etienne.

La région parisienne représente un autre quart de ce recrutement, fruit sans doute des efforts importants de communication que nous avons relevés en direction d’organismes ou de publications nationales 635 . Le rôle du service des enfants assistés de la Seine, qui sur deux années (1886 et 1887) envoie à Saint-Genest soixante-dix enfants, est important, mais reste minoritaire puisque la région parisienne fournit un total de deux cent soixante-neuf enfants sur la période.

Le Rhône fournit presque 10 % (9,9 %) des élèves de Saint-Genest : la proximité a dû jouer, ainsi que pour la Haute-Loire et peut-être le Puy-de-Dôme, mais dans une moindre mesure.

Le troisième quart, baptisé « autres France » faute de mieux, montre que ce recrutement peut être assez lointain. Dans plusieurs cas, le Doubs ou le Gers par exemple, les services des Enfants assistés alimentent pour une bonne part cette population. On retrouve donc là le soutien apporté par les services de l’Etat à la colonie. On peut en rapprocher les placements d’enfants nés en Alsace et en Moselle, opérés soit par le service officiel des Enfants assistés, sans doute replié sur le territoire national après l’occupation allemande, soit par l’Œuvre des Orphelinats agricoles dont la fonction originelle est de prendre en charge des orphelins d’Alsace-Lorraine, nous l’avons vu. Mais le plus grand nombre des placements relève d’une décision familiale, à l’aide parfois d’une personne charitable qui finance et intervient dans ce choix.

Dans ce cas, la charité privée fait assez logiquement le choix d’un établissement qui ne cache pas sa direction religieuse.

Ce recrutement (Carte 2) couvre en gros le sud et l’est de la France ; les régions qui n’envoient aucun enfant, finalement peu nombreuses, se retrouvent surtout à l’ouest et au centre. On peut sans doute encore invoquer une certaine notion de proximité, et peut-être pourrait-on se livrer à une comparaison avec le réseau ferroviaire, puisque la plupart des pupilles viennent par le train à Saint-Etienne. Le centre, le sud-ouest restent encore des régions peu ou mal reliées à la nôtre.

Un second élément d’explication peut précisément être celui de la recherche d’un placement éloigné, qui met la famille à l’abri des questions, des rencontres inopportunes, et lui permet de se contenter de vagues explications sur la disparition de son fils. L’idée selon laquelle un brusque changement de mode de vie et d’habitudes peut être salutaire à un enfant difficile reste professée aujourd’hui encore 636 . L’éloignement géographique en est souvent l’accompagnement, comme la plus facile traduction.

Graphique 14 : origine géographique des élèves de la colonie de Saint-Genest-Lerpt
Graphique 14 : origine géographique des élèves de la colonie de Saint-Genest-Lerpt
Carte 2 : origine géographique des élèves de la colonie de Saint-Genest
Carte 2 : origine géographique des élèves de la colonie de Saint-Genest

Un troisième point paraît frappant : c’est la dominante urbaine, qui vaut pour Lyon et Paris comme pour Saint-Etienne d’ailleurs. Dans cette colonie, qui revendique sa ruralité et met en avant ses activités agricoles, son bon air et l’étendue de ses terres, on place surtout des enfants des grandes villes. L’image d’une campagne régénératrice opposée à la ville qui pervertit perdure donc.

L’impression qui se dégage du graphique, et plus encore peut-être de la carte, est celle d’une colonie dont le recrutement dépasse largement les limites régionales. Les quelques enfants nés ou dont les parents demeurent encore à l’étranger le confirment. S’ils sont peu nombreux (2 %), ils montrent une certaine diversité : dix Suisses, quatre résidents algériens, deux Belges, un Espagnol, un Italien, un Irlandais, un Américain et un Monégasque 637 .

Tout se rejoint donc : la bonne opinion des autorités, et pas seulement locales, et des services officiels, l’insertion dans un réseau d’œuvres privées, les publications dans quelques guides, pour faire de Saint-Genest une colonie qui conserve un recrutement local important 638 , mais dont on peut dire qu’elle a eu une audience nationale, et même un petit peu plus. Et il est vraisemblable que pour l’essentiel, cette extension du recrutement est due à l’activité du père Cœur, qui se déplace, voyage, invite, mais aussi fait sortir ses colons hors des murs de la colonie à de nombreuses occasions et qui, par les constructions et aménagements qu’il a décidés, a permis dans le même temps de diversifier les activités proposées aux enfants.

Vers 1895 grâce à lui, Saint-Genest est un établissement important, dont l’étendue du recrutement traduit le renom.

Notes
634.

ADL 85J, onze cent deux fiches. Le registre est sans doute incomplet, puisqu’il ne recense que très peu de boursiers de la Ville, du département ou des services des Enfants assistés, concernant surtout des enfants placés par leur famille ; on peut toutefois le considérer comme un échantillon, dont nous n’aurions pas maîtrisé la sélection. Il recoupe pour l’essentiel un carnet manuscrit relevant les entrées et sorties d’enfants jusqu’en 1886, contenant un peu plus de deux cent soixante noms. Contrairement au registre du Montgay fort incertain, celui-ci est pour cette raison plus facilement identifiable comme concernant la colonie ; et du reste il est, lui, resté dans les papiers du père Cœur.

635.

Dans une lettre du 21 février 1906, un père d’élève demande à Cœur de faire en sorte que ses courriers ne portent pas le tampon de Saint-Genest « car à Paris la maison est beaucoup connue comme maison de correction et cela ne fait pas plaisir. »

636.

Georges Ernst, Mon Education feu surveillée, Paris, auteur, Imprimerie Nationale, 1995, 85 p., p. 57 : « Les garçons [reçus à Saint-Jodard, IPES dont l’auteur prend la direction en 1969] viennent de Paris, de Bretagne, d’Alsace ou du Nord, confiés par ceux – il en existe toujours – qui estiment que mettre une grande distance entre l’adolescent perturbé et son milieu de vie constitue le meilleur traitement du conflit en cause. »

637.

Et plus tard : Lisbonne, Moscou, Beyrouth, Bilbao…

638.

Alors qu’à l’inverse, un recrutement exclusivement extérieur serait le signe s’une mauvaise image de marque de l’établissement : les autorités locales ne placent pas chez lui car il fonctionne mal.