d) hygiène morale : la place de la religion

Si l’hygiène physique existe, quoique sommaire (on se lave chaque jour, l’hiver au lavabo, l’été dans un des étangs de la maison — il n’est évidemment pas question d’eau chaude —, les puces font des ravages l’été et empêchent le sommeil des colons), l’hygiène morale est une priorité de la colonie de Saint-Genest.

La chose est nette dans quelques écrits et brochures, où la maison célèbre son mort héroïque et son pèlerinage. Etrangement, ce ne sont pas les papiers du père Cœur qui en ont gardé la trace 686 . Le mort, c’est Ferdinand Joseph Barthold Géranno, fils d’un comte attaché à l’ambassade d’Italie, décédé d’urémie le 6 juin 1879 à 15 ans. Une brochure retrace son parcours dans l’établissement (travail comme jardinier et tailleur), sa mort édifiante, l’exemple de piété et de détachement qu’il donne alors, le défilé qui précède son enterrement 687 . Mais rien ne permet de dire que son souvenir en est ensuite resté célébré à la colonie.

Le pèlerinage, c’est celui qui est rendu à la statue de Saint-Joseph exposée dans la chapelle de la colonie. Une brochure de 1877 montre le pèlerinage à Saint-Joseph « ami du Sacré-Cœur » comme une sorte d’annexe greffée sur celui dédié à Notre-Dame de Pitié, dans la paroisse de Saint-Genest-Lerpt 688 .

L’auteur encourage la visite de la colonie, et pas seulement de la statue de Saint-Joseph que recèle sa chapelle. Le pèlerin y verra l’exemple très évangélique de ces religieux qui, à l’image de leur saint patron, consacrent leur vie à redresser les enfants vicieux, pratiquant ainsi le bien à l’écart du monde. C’est une

‘« véritable maison de Nazareth, où chacun travaille à la sueur de son front pour gagner le pain de chaque jour. Saint-Joseph ne pouvait choisir une meilleure garde d’honneur que ces religieux agriculteurs et artisans. »’

Sans compter que le pape Pie IX accorde cent jours d’indulgence à quiconque récitera dévotement l’invocation : « Saint-Joseph, ami du Sacré-Cœur, priez pour nous. »

Ce culte à la statue de Saint-Joseph continue dans les années 1880, puisque une image est éditée par la colonie, qui annonce, outre divers bienfaits et possibilités d’indulgences (jusqu’à 1 000 et 10 000 ans cette fois), la vente d’objets ayant rapport avec la dévotion à Saint-joseph du Sacré-Cœur : chapelets, médailles, images, photographies et statuettes, au profit de la construction d’un nouveau sanctuaire ; ventes et offrandes paraissent pouvoir être faites sur place. Ce petit commerce, non pas d’objets mais d’indulgences, n’a pas l’heur de plaire à l’archevêché de Lyon, qui fait remarquer un peu sèchement en octobre 1883 que la feuille concernée, si pleine de promesses, n’a pas reçu l’imprimatur, laissant entendre que ces promesses sont fallacieuses 689

L’emploi du temps reproduit plus haut 690 est peu loquace quant à la religion, soit que destiné à une autorité civile il a paru plus expédient à son rédacteur de ne pas insister trop sur cet aspect, soit que la religion est à ce point considérée comme partie prenante de la vie de la maison qu’il ne lui est pas venu à l’esprit d’en détailler chaque manifestation. Ce détail cependant existe, dans un brouillon de règlement de la maison, assez tardif semble-t-il 691 . Les exercices quotidiens sont nombreux (Tableau 52).

La prière est essentiellement publique, menée par les chefs dont elle renforce la position hiérarchique, et a lieu aussi bien sur les lieux de vie que de travail. Elle sanctifie en quelque sorte chaque activité, et rappelle à l’enfant, en rythmant ainsi sa journée, qu’il est sous la surveillance de Dieu autant que de ses supérieurs. Son caractère collectif peut sans doute être entraînant, mais le risque existe, par une certaine banalisation due à cette constance, qu’elle prenne pour les enfants un aspect artificiel. D’où sans doute les séances d’instruction religieuse qui ont lieu tout au long de la semaine, et permettent d’en rappeler régulièrement l’importance et les enjeux.

Tableau 52 : exercices religieux quotidiens à la colonie de Saint-Genest (1901)
1. au lever, signe de croix fait en public au dortoir
2. après le lever : prière du matin, dans les diverses salles par le chef (Prière du catéchisme de Lyon)
3. avant et après les repas, prière publique par le chef de réfectoire (Benedicite)
4. au commencement et à la fin du travail, prière publique (Ave Maria) par le chef de section
5. le soir et à la fin du travail, prière en public à la chapelle (Prière du catéchisme de Lyon)
6. au coucher, signe de croix public, prière à l’ange gardien, par le chef de dortoir.

Le catéchisme est dispensé chaque jour aux enfants qui n’ont pas fait leur première communion, et le départ au travail est précédé d’une instruction religieuse. Chaque mercredi soir a lieu une séance publique de catéchisme en salle de conférences, et chaque samedi soir une explication publique de l’Evangile. Toutes les réunions publiques à la chapelle sont précédées d’une instruction, sans compter que de nombreuses réunions ont lieu où sont lues et traitées des questions religieuses.

Au total, on peut même se demander dans quelle mesure les heures données à l’emploi du temps comme consacrées à l’enseignement primaire sont grignotées par le catéchisme, et ce d’autant plus qu’une certaine coïncidence existe entre l’âge de la première communion (qui est préparée sur place par ceux qui ne l’ont pas encore faite) et la fin de l’obligation scolaire.

Le dimanche est évidemment plus que tout autre jour consacré à Dieu, comme le montre l’emploi du temps de la journée (Tableau 53) : une grand-messe, deux séances d’instruction religieuse, les vêpres et une prière, pour un total de presque quatre heures dans une journée un peu plus courte que d’habitude (lever plus tardif), avec une récréation un peu plus longue le matin et une grande promenade l’après-midi. Cette particulière solennité est rehaussée par le port de l’uniforme, alors que le reste de la semaine se passe en tenue de travail et « talots » 692 , les exercices militaires (défilé, revue) et musicaux et quelquefois des visites de personnalités extérieures. Tout est donc fait pour que cette journée sorte du rythme ordinaire, à commencer par l’absence de travail, selon les recommandations de l’Eglise.

Tableau 53 : emploi du temps du dimanche à la colonie de Saint-Genest (1901)
Matin 1. lever 6 heures
  2. messe de communauté, et pendant ce temps instruction de 6 heures 30 à 7 heures 15
  3. déjeuner 7 heures 15
  4. récréation, exercices, revue, de 8 heures à 9 heures 30
  5. grand-messe solennelle, instruction de 9 heures 30 à 10 heures 45
  6. récréation de 10 heures 45 à 11 heures 30
  7. dîner de 11 heures 30 à midi
Soir 1. vêpres de midi 30 à 13 heures 15
  2. promenade de 13 heures 30 à 19 heures
  3. prière du soir à 19 heures
  4. souper à 19 heures 15
  5. coucher à 20 heures.

Certaines fêtes, certaines cérémonies justifient une dévotion particulière (Tableau 54). La retraite annuelle enfin a lieu au mois de janvier, à l’époque où les travaux agricoles sont les moins nombreux, mais également peu après des fêtes de Noël. L’occasion est donc propice au commentaire et à l’imitation de l’enfance du Christ, comme au retour sur l’année écoulée afin de prendre de bonnes résolutions. On y supposera pour cette raison une piété un peu plus individuelle et privée. La retraite dure une semaine, elle est prêchée par un père Capucin 693 et se termine par une petite fête au théâtre. La dévotion n’empêche pas la détente ; c’est là encore un exemple de la volonté d’adapter la pratique religieuse à une population jeune.

Originalité dans une époque qui répugne à banaliser trop la communion en la gardant pour les grandes occasions, les sacrements à Saint-Genest sont encouragés. La confession bien sûr est fréquente 694  : elle est nécessaire à ces jeunes âmes qu’il faut épurer, mais aussi la communion 695 qui rapproche de Dieu et rappelle au croyant ses devoirs : un tel dépôt ne saurait être terni par quelque mauvaise action. C’est pour un enfant difficile, mais chrétien et vivant dans une communauté où la religion est partout présente, une raison supplémentaire de se garder du mal.

Tableau 54 : fêtes religieuses bénéficiant à la colonie de Saint-Genest d’une dévotion particulière (1901)
1. le jeudi soir, bénédiction du Saint-Sacrement, instruction
2. le 1er vendredi du mois, bénédiction du Saint-Sacrement, instruction
3. pendant le carême : 1. mardi soir, bénédiction du Saint-Ciboire, instruction
  2. jeudi soir, bénédiction du Saint-Sacrement
  3. vendredi soir, chemin de croix solennel
4. pendant le mois de Marie :
1. mois de Marie chaque jour
2. mardi soir, mois de Marie solennel
3. jeudi soir, bénédiction, mois de Marie solennel
4. dimanche soir, mois de Marie solennel
5. ouverture et fermeture solennelles du mois de Marie
5. pendant le mois d’octobre 696  : 1. récitation de chapelet chaque jour à la messe de communauté
  2. bénédiction et chant des litanies chaque soir
6. Octave du St Sacrement 697  : bénédiction chaque soir et chant du Benedicam Dominum
7. Quarante heures 698  : bénédiction chaque soir du St Sacrement et chant du Miserere
8. Semaine Sainte : tous les offices liturgiques, complets et solennels

La solennité donnée aux fêtes mariales (mois de Marie, Rosaire en octobre, communion collective pour l’Immaculée Conception, l’Assomption, la fête locale de Notre-Dame de Pitié) montre une particulière dévotion à la Vierge, autre substitut maternel peut-être, mais surtout conforme aux pratiques de l’époque (depuis Lourdes : 1858, jusqu’à Fatima : 1917), sans compter que, dans la pratique d’un Don Bosco par exemple, la Vierge est un intercesseur privilégié (il a placé son église sous le patronage de Notre Dame Auxiliatrice). Saint-Joseph, patron de la congrégation d’origine de l’établissement, mais aussi protecteur de l’Eglise et des travailleurs, est lui aussi particulièrement révéré. Il lui est parfois ajouté le vocable d’Ami du Sacré-Cœur, sans qu’on sache trop s’il s’agit d’une adaptation de son culte à celui du Sacré-Cœur particulièrement revivifié après la défaite de 1870 (Paray le Monial n’est pas très loin). On ne sait pas non plus dans quelle mesure les enfants sont associés aux périodes d’adoration nocturnes (Rosaire, Quarante Heures), ou si elles sont réservées à la communauté. Les fréquentes confessions, le recours à la communion, les périodes récurrentes de messes et d’adoration du Saint-Sacrement laissent supposer en tout cas une pratique un rien sulpicienne 699 . Mais la religion est aussi, autant sinon plus qu’une source individuelle d’enrichissement spirituel, un facteur d’ordre et d’organisation. A la limite donc, rien n’empêche l’accueil d’un athée ou d’un hérétique, dès lors qu’il admet la religion comme élément de l’organisation de la maison.

Une telle prégnance de la religion fait cependant de la colonie une sorte de petit couvent. L’impression en serait sans doute renforcée par le spectacle de ces cent à deux cents enfants évoluant dans l’établissement au cours de leurs déplacements de groupe : en rang, en silence, au pas, et les bras croisés le soir pour se rendre au dortoir ; les repas aussi se prennent en silence.

Silence, oraison, à quoi s’ajoute une certaine frugalité dans les repas 700  :

La frugalité réside moins dans la quantité ou la qualité, du pain au moins, à discrétion et toujours de blé pur, que dans le manque de variété que l’on peut imaginer dans un établissement soumis, par sa volonté de pourvoir autant que possible à ses besoins, aux productions saisonnières de ses propres champs qui doivent faire face à la consommation journalière de trois cents personnes. Cela dit, ce régime est sans doute comparable à celui des paysans : à base de pain, et agrémenté de la production de la ferme. On notera que le temps alloué aux repas, une demi-heure en général, ne devait guère encourager la lenteur et la gourmandise. En somme, comme pour la toilette, quotidienne mais à l’eau froide, on assure dans les repas les besoins du corps, sans encourager trop le plaisir.

On peut aussi trouver les traces d’une sorte d’exigence de pauvreté dans les règles régissant la vie de la maison : interdiction de tout bijou, anneau ou montre, dépôt obligatoire de l’argent possédé à l’entrée dans la maison ; l’usage du tabac est proscrit, sauf exception (sur prescription médicale, ou dans le cas du prêtre écossais un peu fou, qui a le droit de conserver sa pipe). Même la promenade du dimanche, occasion de distraction, peut être rapprochée de celle des pères Chartreux 701 .

Quant à l’obéissance, elle va évidemment de soi, et les étourdis se la verraient rappeler en permanence par l’organisation militaire de l’établissement.

Donc : travail, prière, silence, pauvreté, obéissance, et même chasteté, nulle part évoquée directement, mais qui transparaît dans l’éclairage nocturne des dortoirs ; le modèle conventuel est assez évident.

Toutefois, il faut noter que la communauté religieuse qui dirige l’établissement et partage l’essentiel du régime des enfants, connaît une vie plus réglée encore, avec un emploi du temps spécifique. Il est probable qu’au nombre des membres de cette communauté il faut compter, outre les prêtres et les sœurs, les frères restés à Saint-Genest sans officiellement en conserver la qualité. La communauté religieuse se lève en effet à quatre heures le matin, entend à 4 heures 20 la messe célébrée par le père Cœur suivie d’une méditation dirigée par le père Cœur toujours. Le dimanche, la messe de la communauté a lieu le matin à 7 heures 20 pendant la classe de chant ; les élèves qui veulent communier peuvent y participer. En semaine, pendant le petit-déjeuner des élèves, a lieu le Conseil dans le bureau du père Cœur, en présence de tous les adultes responsables ; c’est là que sont décidées toutes les activités de la journée. Le suit un Conseil des Pères, réservé à ceux qui dirigent la maison, soit les abbés Cœur, Rebos et Berjat, pour tout ce qui concerne les élèves. On peut voir dans ces réunions décidant du fonctionnement de la maison comme du sort des enfants, pour filer un peu la métaphore conventuelle, une sorte d’équivalent du chapitre chez les moines. Elles montrent en tout cas l’organisation pyramidale, la prise de décision n’étant réservée qu’à un petit nombre (les trois prêtres directeurs, Cœur en tête), avec des relais en la personne des chefs de section ou d’ateliers, eux-mêmes assistés d’employés, de sous-chefs, et d’adjudants sortis du rang.

Mais on peut se demander si toute cette austérité est bien favorable à l’éducation d’enfants et d’adolescents. La chose ne paraît pas avoir échappé aux directeurs de la maison qui ont développé des activités beaucoup plus physiques et festives, propices à la fois à développer l’obéissance, à faciliter les déplacements à l’intérieur de l’établissement, mais aussi à satisfaire le besoin de distraction des enfants tout en le canalisant.

Notes
686.

Jamais non plus, alors que plusieurs mentions notent qu’il est mort en odeur de sainteté, il n’est question d’un culte en souvenir du père Rey, fondateur de l’ordre et de la colonie.

687.

Mort édifiante du jeune Ferdinand Joseph Barthold Géranno, décédé le 6 juin 1879 à la Colonie de Saint-Genest-Lerpt dans sa 15 e année, fils du comte de… attaché à l’ambassade de Victor Emmanuel auprès de l’Empereur Napoléon III, Cîteaux, Imprimerie Saint-Joseph, 1879, 15 p.

688.

Ch. Duchaussoy, Pèlerinage de Notre-Dame de la Pitié du 14 au 30 novembre à Saint-Genest-Lerpt (Loire), 2 e ed. augmentée d’une visite au Sanctuaire de Saint-Joseph à la Colonie Saint-Joseph près Saint-Genest-Lerpt, Lyon, Imprimerie Catholique, 1877, 16 p. Les pages 9-12 concernent la visite au sanctuaire de Saint-Joseph. Voir en Annexe 34 l’image de la statue vénérée à la chapelle de la colonie.

689.

ADL 85J, lettre du Vicaire général Richoud au père Cœur, 23 octobre 1883.

690.

Voir Tableau 47, page .