Les élèves portent l’uniforme, le dimanche, lors des fêtes et évidemment de leurs sorties. Il ne s’agit pas d’une invention du père Cœur, puisque la chose se retrouve à Sacuny 702 ; les deux uniformes sont du reste assez semblables :
La couleur de leur uniforme a fait surnommer les pensionnaires de la colonie « les Bleus » par la population de la région 704 .
Lorsque ne règne pas le silence éclate la musique militaire : on se réveille, on va au travail au son du clairon et du tambour :
‘« Chaque division a à sa tête une batterie de tambours, puis, pour les grands une sonnerie de clairons, pour les petits une sonnerie de fifres. Tous les mouvements pour se rendre aux divers exercices, se font toujours en ordre militaire complet. » 705 ’Le petit couvent prend ainsi parfois l’aspect d’une caserne, le dimanche 706 particulièrement où une bonne partie de la matinée — celle en fait qui n’est pas consacrée aux dévotions — est dévolue aux activités physiques et militaires : récitation de la théorie, séances au gymnase, exercices militaires, et même escrime (fleuret pour les Grands de 8 heures 30 à 9 heures 30). La hiérarchie est strictement respectée, séparant les activités des Petits et des Grands, des simples recrues et des officiers. Il en est de même en semaine, où un temps est consacré soit au gymnase (et à l’escrime pour les Grands), soit à l’exercice militaire ; d’où l’on peut apparemment déduire qu’à l’inverse de la gymnastique, l’exercice militaire ne saurait avoir lieu qu’en plein air, davantage propice il est vrai aux manœuvres.
Comme à l’armée donc : escrime, exercices militaires, revue de propreté, organisation selon les grades…, font l’ordinaire de la maison. On va ici beaucoup plus loin que les simples exercices des bataillons scolaires, fréquents à l’époque 707 . La maison possède de vraies armes, sabres, baïonnettes et fusils 708 , et commande aux passementiers locaux glands ornementaux et galons de couleur.
Evidemment, le mode d’encadrement s’en ressent. Le chef de la division des Grands est vers 1900 un ancien brigadier d’artillerie, âgé de quarante-cinq ans et en poste depuis plus de quinze ans ; le chef de l’école militaire un ancien sergent du 38e de Ligne 709 . Comme à l’armée, grades et galons, apparents sur l’uniforme du dimanche, sont la marque de la dignité et de la valeur de chaque enfant. Ils sont solennellement remis, au cours d’une cérémonie, chaque premier dimanche du mois. Ces journées possèdent un règlement particulier. On y retrouve les entraînements, la revue (plus sérieux que les jours habituels, puisque en dépendent le bon déroulement et la dignité de la cérémonie) ; il s’y ajoute la présence de quelques personnes extérieures, le préfet venu en voisin ou quelque officier en garnison à Saint-Etienne.
Juste après la grand-messe, tout le monde est rassemblé dans la salle du théâtre. Sur la scène s’installent les pères dirigeant l’établissement et les invités ; les élèves tiennent lieu de spectateurs. Les musiciens exécutent quelques morceaux de musique, puis le père Cœur donne la liste des élèves qui, n’ayant pas eu de punition dans le mois écoulé, méritent le galon mensuel. Les enfants désignés montent alors sur la scène et se voient remettre leur galon, comme à une distribution de prix.
Ce galon se porte sur l’épaule de l’uniforme, fixé par deux boutons. Tout élève qui pendant toute une année n’a commis aucune grosse infraction a droit à un galon, bleu la première année, rouge pour deux années consécutives, fixé au col et de l’épaisseur d’un doigt. Les adjudants, que leur bonne conduite a amené à la dignité d’encadrer leurs semblables, portent un filet doré autour du col et une jugulaire en or.
Il existe également des grades dans la musique (musiciens de 1re, 2e et 3e classe), les tambours (1er caporal tambour, 1er tambour), les clairons (caporal clairon, 1er clairon), les fifres (caporal fifre, 1er fifre, fifres en pied) et l’école militaire (sergent-major, sergent-fourrier, sergent, caporal, 1er soldat) 710 . Ces grades, également décernés selon le mérite, sont « accompagnés de gain » 711 .
Le modèle militaire, lui aussi facteur d’ordre et d’efficacité, paraît ici poussé assez loin. On ne peut s’empêcher de penser que c’est une façon de flatter la vanité des enfants et des adolescents, qui ont là une occasion exceptionnelle de jouer aux soldats. Ils peuvent arborer un col et des épaulettes chamarrés (le galon mensuel va de une à douze couleurs : une par mois, avant le galon annuel), les jours où la colonie reçoit des personnalités extérieures, au cours d’une cérémonie solennelle. On ne saurait négliger cet entretien d’une forme de fierté parmi les méthodes éducatives employées : si la conscience ne suffit pas toujours pour bien faire, la vanité de gagner et de conserver le ruban peut y suppléer.
L’école possède un drapeau, déposé chez le directeur, et sorti pour les défilés à l’extérieur ou lors des cérémonies. Celui qui est en usage vers 1900 a été offert par le préfet Christian. La Note… en profite d’ailleurs pour rappeler la cordialité des rapports entre la colonie et plusieurs préfets : Lépine, Laroche venu plusieurs fois passer la revue du dimanche, Cohn recevant au château de la préfecture les élèves gradés, Christian qui a offert plusieurs médailles en argent remises aux principaux adjudants des Grands et des Petits.
L’organisation militaire est un bon moyen d’encadrement ; elle apprend à l’enfant à servir, et pas seulement ses supérieurs. Car si les adjudants, issus des rangs des élèves, ont une fonction d’encadrement des groupes, et sont l’intermédiaire des chefs de division aux réfectoires, aux dortoirs, à la chapelle et pendant l’exécution des mouvements militaires, ils encadrent aussi le service au réfectoire assuré par les élèves eux-mêmes. Nous l’avons déjà dit, chaque chef de service ou d’atelier rend un rapport quotidien, donnant lieu chaque mois à une note globale pour chaque élève établie par les chefs de division et les prêtres dirigeant la maison. De cette note dépendent ses galons, et donc son éventuelle promotion au grade d’adjudant.
Au total, que ce soit par des adultes ou par l’intermédiaire d’autres élèves, la surveillance est permanente. Et l’on peut comprendre que, pour certains, l’ambiance de Saint-Genest ait été pesante.
Logiquement, l’engagement militaire est présenté comme une suite logique du séjour à la colonie, qui cite d’anciens élèves entrés à Saint-Cyr, Saint-Maixent ou Saumur, et fait dans ses bilans le décompte de ses engagés :
Sans doute, ce mode d’éducation est particulièrement adapté à des enfants jusqu’ici rétifs aux ordres (et à l’ordre) : il leur apprend l’obéissance, leur adhésion étant facilités par tout le brillant qui caractérise les défilés et la musique, le système des récompenses, et peut-être aussi par le petit frisson viril que peuvent procurer l’escrime et le maniement des armes. Il leur assure également de quelque façon une insertion. Leur entrée à l’armée est en effet facilitée par les habitudes (l’ordre, l’obéissance) et les savoirs acquis à la colonie (métier de tailleur d’habits, expérience de la fanfare et de la musique militaire) 713 . Et l’insistance à mettre en avant l’entrée en école militaire peut laisser supposer également que le sens de la hiérarchie pratiquée à la colonie amène presque naturellement ses anciens élèves méritants à des fonctions d’officiers, à transformer en somme en vrais galons les rubans factices précédemment accumulés.
Le militarisme conduit à l’esprit de corps, et au patriotisme. On peut en ce sens le rapprocher du grand mouvement de volonté de reconquête des provinces perdues en 1870, pendant martial de l’expiation nécessaire que traduit le regain au culte du Sacré-Cœur. Outre son efficacité, il est donc parfaitement de son temps. Mais il a une autre conséquence, sans doute parfaitement évangélique, mais qui donne une petite nuance socialisante assez étrange à cette maison par ailleurs si traditionnelle (voire traditionaliste) et hiérarchisée : le culte de l’égalité. C’est le petit vicomte qui le relève : puisque chacun est jugé à ses actes, et récompensé selon son mérite, on ne s’occupe pas des fautes commises plus tôt — elles ne sont du reste connues que de la direction, pas des élèves chargés de l’encadrement — et l’enfant est seul responsable de l’image qu’il donne à ses camarades. De même, sous l’uniforme et le travail commun disparaissent les inégalités sociales (si on oublie les « pensionnaires libres », qui dépassent rarement la quinzaine il est vrai, et ne se mêlent guère aux activités collectives). Le fils de famille partage la vie, le dortoir et le régime de l’enfant du peuple, d’où la possibilité même d’une forme d’enseignement réciproque : l’un verra le peuple, devenant pour plus tard capable d’en soulager les misères, l’autre acquerra par ce contact un langage et des manières plus policés.
Tout en montrant les bienfaits possibles d’une telle organisation, qu’on retrouve du reste dans l’école laïque où la blouse recouvre démocratiquement les distinctions vestimentaires, ce discours laisse filtrer quelques préjugés de classe, peu égalitaires, et surtout bien des ambiguïtés.
Pour un esprit plutôt distingué qui parvient à en faire son miel, à en retirer un enseignement presque philosophique et, sans qu’on sache dans quelle mesure il veut plaire à ses maîtres en répétant que seul le mérite leur est aimable, fait mine d’en tirer une leçon à la fois personnelle (je ferai le bien en sortant car ici j’ai appris à connaître et à comprendre l’autre) et générale (les hommes sont égaux, toute distinction ne peut être fondée que sur l’utilité commune, pour paraphraser), combien se laissent aller à suivre le mouvement (défilé ou procession ?), voire y résistent (sinon, à quoi bon entretenir douze cellules) ? Ambigu, mais diablement habile et consensuel ; le modèle militaire est celui que trente ans de pratique ont permis au père Cœur de développer et privilégier. Il flatte à la fois le notable conservateur, la noblesse pas toujours vieille mais qui feint toujours d’être d’épée, le partisan de l’ordre, et les services de l’Etat qui ne sauraient résister à un appel aussi vibrant à la défense de la patrie et de la nation. Il facilite l’obéissance de l’enfant, qui entre deux labourages et raccommodages peut se prendre pour un guerrier (mais Jeanne d’Arc ou Du Guesclin plus que d’Artagnan ou Robin des Bois, un peu trop frondeurs). Chacun y trouve son compte de gloire, de revanche ou de salut au drapeau, et la société y gagne des citoyens pacifiés… D’autant plus que rien ne permet de dire que cette façon de canaliser les instincts pour mieux se gagner les esprits ne repose pas sur un réel attachement à la nation et à son armée.
Au clinquant de la musique militaire, l’établissement ajoute un certain goût de la fête, et à la solennité des cérémonies militaires il joint son sens de la réjouissance simple. C’est peut-être le moyen choisi pour arracher l’adhésion des enfants rétifs à l’enrégimentement ; c’est aussi une façon de laisser un peu d’espace à des activités davantage en rapport avec leur âge.
Victor Degorgue, op. cit., description de l’uniforme p. 44-45.
Puisque les adjudants arborent une jugulaire en or.
Gilbert Gardes, (dir.), Grande Encyclopédie du Forez et des communes de la Loire ; le pays stéphanois, la vallée de l’Ondaine (tome 3), Roanne, Horvath, 1985, 465 p., p. 99 à 101 : la commune de Saint-Genest-Lerpt par Claude Cretin, qui note qu’à proximité du château de Cizeron, résidence du préfet depuis le Second Empire, une partie du domaine a été attribuée à la colonie pénitentiaire agricole de Saint-Joseph, « les Bleus ». Les vieux stéphanois connaissent encore ce terme ; certains se souviennent de la menace parentale de leur enfance : « tu finiras chez les Bleus », « si tu continues je t’enverrai chez les Bleus », ou quelque chose d’approchant, adaptation aux usages locaux de la traditionnelle menace de la maison de correction ou de l’internat, en usage dans beaucoup de familles, et encore aujourd’hui parfois…
ADL 85J, Note sur l’Organisation et le Fonctionnement de la colonie de Saint-Genest-Lerpt.
Voir en Annexe 33 les emplois du temps particuliers des dimanches.
Bruno Carlier, L’école et son double ; l’école à Charlieu à la fin du XIX e siècle (1875-1914), Université Lyon 2, mémoire de maîtrise sous la direction de Gilbert Garrier, 1989, 298 p., p. 128-129 : pas d’exercices de maniement d’armes dans les écoles de Charlieu (les fusils coûtent cher), mais défilés au son du clairon dans les rues de la ville, et convention avec une société de tir locale qui s’engage annuellement à admettre quatre élèves sortant de l’école communale, choisis parmi les plus méritants. Parmi les petites tracasseries qu’échangent les instituteurs publics et congréganistes, contraints de cohabiter quelques années dans des bâtiments voisins, figurent des évolutions martiales et musicales du bataillon scolaire dans la cour, à des heures différentes… On rappellera que la loi du 27 janvier 1880 rend obligatoire l’enseignement de la gymnastique et des exercices militaires dans les écoles primaires publiques.
ADL 85J, factures, apparemment destinées à Cœur, alors à Cîteaux : fusil à réparer, réparation de deux sabres d’officier d’infanterie, achat de deux cent cinquante sabres-baïonnettes pour Chassepot et de deux cent cinquante poignées de sabre à 1,50 francs (1874). Mais Cœur, ancien combattant de 1870-71 (il paye sa cotisation de membre honoraire en 1907 — 5 francs) a dû continuer à Saint-Genest ; les témoignages d’élèves le disent, le programme du dimanche le montre.
ADL 85J, Note sur l’Organisation et le Fonctionnement de la colonie de Saint-Genest-Lerpt.
Cahier de narration, 1898.
ADL 85J, Note sur l’Organisation et le fonctionnement de la colonie de Saint-Genest-Lerpt, sans autre précision.
ADL V540.
Stéphane Douailler, Patrice Vermeren, art. cit., p. 31-32.