b) la fête, une bonne façon de s’attacher l’enfant

Le gros avantage de l’école de musique qui s’épanouit dans la maison, c’est qu’elle est tout à la fois auxiliaire du culte en rehaussant le brillant des célébrations, de la parade militaire en rythmant ses évolutions, et de la simple distraction en enrichissant le répertoire des enfants de chants choisis 714 . D’après la narration rédigée en 1898, après la remise de ses effets (une veste de colon, un béret « de six sous » et les fameux « talots ») au nouvel arrivant, il lui est demandé de choisir un instrument : la musique fait en quelque sorte partie du paquetage. Il peut alors décider de rejoindre les clairons, tambours ou fifres, groupes autonomes d’une vingtaine de pupilles (les fifres sont réservés aux Petits), ou bien la classe de musique associée à l’école militaire, où les instruments sont plus variés 715 .

Ce même élève, décrivant le déroulement d’une de ses journées, ne dit rien de la classe (on supposera donc qu’il a passé l’âge du certificat d’études) mais parle de l’enseignement musical : une demi-heure à une heure de chant le matin après le petit déjeuner (on y apprend les cantiques du dimanche suivant), travail de l’instrument après le repas de midi. En comparant avec l’emploi du temps officiel 716 , on constate que la musique, vocale ou instrumentale, occupe une partie des horaires de classe, où restent ensuite les enfants qui ont moins de treize ans pendant que les autres partent au travail. La musique est donc obligatoire pour tous 717 , alors que le travail scolaire ne l’est pas au-delà de l’âge légal. Cela confirme les priorités de la maison. Elle peut même donner lieu à quelques privilèges, puisque les musiciens 718 répètent le soir pendant que les autres vont se coucher.

La musique participe aux cérémonies intérieures de la colonie, avec une forte tonalité militaire et martiale qui n’empêche pas, au vu des instruments disponibles, la possibilité d’une formation capable d’interpréter des morceaux plus classiques (il est difficile de parler d’un orchestre de chambre en raison de la quantité de cuivres et de tambours). Elle ponctue les cérémonies de remise de galon, se joint à l’orgue pour rendre plus vivantes les grandes célébrations religieuses. Elle peut rehausser également d’autres occasions, profanes ou religieuses.

A l’aide des Statistiques et faits divers 719 , on en relève une cinquantaine entre 1883 et 1896 —quatre par an — qui s’ajoutent aux douze remises de galon et à la vingtaine de fêtes religieuses justifiant d’une particulière dévotion : rares sont les semaines qui ne possèdent pas leur occasion de réjouissance.

On passera sur les visites religieuses, qui montrent jusqu’en 1886 des relations régulières avec la congrégation Saint-Joseph et particulièrement son Supérieur, et plus largement les relations de la maison du père Cœur avec les ecclésiastiques les plus divers (le directeur du Séminaire de Saint-Sulpice, un chanoine de la primatiale Saint-Jean, le recteur de la Faculté catholique de Lyon, un missionnaire au Texas…). Elles sont les plus nombreuses, mais ne font que confirmer le caractère religieux de l’établissement, tout en montrant son rayonnement dans la communauté ecclésiastique régionale.

Plus intéressantes sont les visites profanes. Elles montrent la réalité de la tutelle des autorités (inspecteurs des Enfants assistés, inspecteur primaire, maire de Saint-Etienne, préfet 720 ,…), la reconnaissance de l’établissement à l’étranger (7 juin 1893 : visite de Th. Vernet, président de la Société des jeunes détenus libérés de Genève), ou plus simplement son insertion dans la vie locale (deux visites, le 4 octobre 1891 721 et le 20 août 1893, du Pare Barounta, figure stéphanoise et patoisante, visite le 26 mars 1893 du baron de Saint-Genest, de Melle de Rochetaillée et de M. Paul de Rochetaillée, visite le 26 mars 1893 de M. Marrel, « grand industriel à Rive-de-Gier », ou encore le 28 novembre 1890 le service funèbre pour le repos de l’âme d’Auguste Gérin, fondateur de la colonie). Tout cela confirme que la maison n’est pas fermée, et ne craint pas les regards extérieurs.

Il existe également quelques occasions plus intimes. Ce sont d’abord les sacrements remis à des pensionnaires, baptêmes (deux sont cités, dont un concernant un membre la Petite Eglise 722 ), et premières communions (une seule fois citées, mais le registre d’inscription laisse penser qu’elles sont beaucoup plus nombreuses). Mais il y a également des séances plus proprement divertissantes (une de prestidigitation, deux de théâtre — avec la même pièce, les martyrs de Strasbourg, à deux ans d’intervalle), l’inauguration de la machine à vapeur et du moulin (14 et 27 novembre 1884), celle de la chapelle (4 mai 1884) ou les célébrations concernant le père Cœur (quatrième anniversaire de son arrivée à Saint-Genest le 14 septembre 1883, fête du père Cœur avec retraite aux flambeaux le 18 juin 1893, souhaits de bonne année au père Cœur le 1er janvier 1895), sans compter la « séance récréative » donnée le 10 février 1891 à l’occasion du séjour d’un ancien élève.

On remarquera la grande diversité des prétextes de fêtes et de cérémonies : visites officielles, civiles, amicales ou religieuses, fêtes religieuses, célébration du père Cœur, autour duquel paraît se tisser une sorte de culte de la personnalité un peu surprenant. Comme dans les pensionnats jésuites, le théâtre fait partie des usages ; il s’ajoute à la séance récréative dont le contenu ne nous est pas donné et à cette unique séance de prestidigitation dont on ignore si c’est la dignité de l’exécutant qui l’a autorisée 723 . Mais les séances théâtrales, rares et paraissant répéter toujours la même pièce, sont présentées par le vicomte de T. comme plus fréquentes et particulièrement conviviales ; il y assimile les peu explicites séances récréatives et leur donne le joli nom de « Fêtes Intimes » :

‘« De temps à autre, quelques élèves se réunissent pour donner une séance récréative à leurs condisciples. On joue de beaux drames et de jolies comédies, sur un théâtre bien humble et bien imparfait ; mais si les Grands talents font quelquefois défaut chez les “artistes“ de la “Troupe“ l’entrain, la bonne humeur et l’Indulgence des Assistants en tiennent lieu. »’

Le théâtre d’ailleurs, décoré pour l’occasion de grands pans de mousseline, sert indifféremment les jours de cérémonie profanes ou religieuses : on y joue pour le Jour de l’an, le Carnaval, Pâques, et pour la fête du père Cœur. Il est donc bien un des lieux centraux des festivités de la maison, complément en quelque sorte de la chapelle. Mais il permet aussi une sorte de libération de la parole, une forme d’extravagance dans le geste, qui peuvent être d’utiles exutoires aux multiples contraintes de la maison.

Une lettre du père Cœur à un ancien élève 724 , en 1892, permet d’en savoir un peu plus : il y parle d’une pièce écrite par un pensionnaire, supposée se passer en l’an 800, et déplore qu’on y fusille, qu’on y réclame du bon tabac, et qu’on y emploie « souvent des expressions très fin-de-siècle », et d’une pièce qui sera sous peu jouée à la Ricamarie, Les petits pages, où l’on moque les insignes de la royauté, ce qui le chagrine un peu.

Il semble bien qu’une petite production locale ait existé, de textes et chansons, tel ce texte de Théodore Sutorius, chef de la musique, intitulé Tu es sacerdos et dédié au père Berjat (24 mai 1891), ou le contenu d’un cahier 725 de quatorze chansons et quatre « intermèdes », non daté mais qui peut donner une idée, beaucoup moins guindée qu’on aurait pu le penser, des séances récréatives en cours dans la maison. On ignore comment ses prêtres ont réagi à un de ces textes intitulé l’Anatomie, parfois un rien trivial et gaulois et qui tient du comique troupier, mais on peut supposer qu’il a amusé les adolescents.

D’autres textes d’origine comparable montrent qu’on se situe entre la revue de patronage et l’hommage aux maîtres, toutes choses parfaitement normales chez des adolescents dont certains, c’est de leur âge, taquinent un peu la muse. On en trouvera des exemples en annexe 726 .

Les fêtes religieuses sont aussi l’occasion de réjouissances, simples mais tentant cependant de donner aux enfants un petit substitut de vie familiale. En témoigne la narration écrite en 1898, décrivant le déroulement de la fête de Noël à la colonie ; elle mêle l’émerveillement de l’enfant à une certaine ferveur religieuse, mais nous permet aussi d’imaginer l’aspect et l’ambiance des cérémonies au sein de la colonie.

Les enfants, réveillés à minuit par la musique, se mettent en uniforme. On lance des pétards, la colonie est illuminée. A la chapelle, pleine de cierges, une crèche a été placée à la droite de l’autel. Les chants, l’orgue, renforcent la solennité de la fête. Après la messe, un petit réveillon est servi : de la soupe, un peu de saucisson. La modestie de la chère est sans doute compensée par le caractère inhabituel de ce réveillon nocturne. C’est une façon aussi de rappeler le modèle de l’humilité de la naissance du Christ ; les satisfactions offertes alors à la colonie sont d’abord spirituelles, ainsi que l’exprime, un peu naïvement, le bon élève :

‘« Combien le bon Jésus, pendant cette nuit, subit-il d’amertumes de la part des personnes qui profitent de cette fête pour se livrer à la débauche, et pour qui le Dieu est le ventre (…). »’

La colonie grâce à son bureau de Saint-Etienne où le père Cœur est présent toute la journée et à la vente de ses produits, mais aussi par les invitations lancées à l’occasion de cérémonies comme celles des galons, est en rapport constant avec l’extérieur. Recevant volontiers, et au besoin avec un certain faste, elle ne craint pas les regards, même si on peut supposer qu’ils sont, pour la plupart, bienveillants. Elle n’hésite pas davantage à s’exposer, sortant tout aussi volontiers de ses murs.

Notes
714.

Le Montgay conserve une collection de trente ou quarante exemplaires d’un ouvrage qui peut donner une idée de ce répertoire : Le chansonnier du jeune âge, chansons et romances choisies avec le plus grand soin ; recueil spécialement destiné à la jeunesse des pensionnats, ateliers, fermes-écoles, colonies agricoles, etc. enrichi de plusieurs chansons inédites, colonie de Cîteaux, 1876, 150 p.

715.

« La musique outre les clairons, les tambours et les fifres se compose de 41 instrumentistes : 4 altos, 3 trombones, 4 basses, 2 contre-basses, 2 barytons, 1 sexophone ténor, 2 sexophones baryton, 10 clarinettes, 1 petite flûte et 1 petite clarinette, 4 pistons, 3 bugles, 1 grosse caisse, 2 cymbales, 1 tambour de musique (les autres étant sans doute des tambours de musique militaire). Par comparaison, Cîteaux compte une musique militaire de cinquante à soixante exécutants, pour un effectif nettement supérieur. Michel Boulet, art. cit., p. 55-57.

Il reste aussi d’autres instruments inoccupés. Il y a aussi une 20 e de violons. »

La musique, la fanfare existent aussi à la colonie du Luc, mais paraissent davantage être une récompense qu’une activité aussi généralisée. Voir Geoffroy Lacotte, op. cit., p. 51.

716.

Voir Tableau 46, page .