En reprenant les Statistiques et faits divers 727 , on peut compter une petite soixantaine de sorties entre 1883 et 1896, à peu près autant que de visites : cinq par an en moyenne. Elles sont de trois types : grandes excursions (vingt, les petites promenades du dimanche après-midi n’y sont pas comptabilisées), participation à des concours de fanfares ou d’agriculture (douze, les deux sont souvent liés) ou présence à des cérémonies, fêtes, manifestations de bienfaisance et cérémonies officielles (vingt-quatre). Il faut également citer la participation, le 15 avril 1888, au concours de pompes à incendie de Saint-Etienne, qui donne lieu à plusieurs récompenses 728 .
On comprend que la colonie conserve la trace des prix obtenus aux concours : pour la musique comme pour l’exploitation agricole, ils sont le signe de son efficacité, et une bonne façon de se faire valoir à l’extérieur. La participation à des manifestations extérieures lui permet également de montrer son insertion dans la vie locale. C’est vrai évidemment des fêtes religieuses (participation à la Messe des Passementiers de Saint-Etienne en septembre 1892 et septembre 1895, à l’inauguration de l’église de Planfoy le 6 octobre 1892, à une messe à la chapelle Sainte-Barbe de Saint-Etienne en décembre 1895, à une fête à Valfleury en juillet 1890), de la présence le 31 octobre 1890 à la messe anniversaire de la belle-mère de M. Courbon : la colonie reste là dans son rôle de maison congréganiste. On peut y ajouter la présence à des manifestations de bienfaisance : concerts le 7 août 1890 au profit des victimes des mines de Villebœuf, le 25 septembre 1892 pour les frères de la rue Désiré, le 15 mars 1895 au profit des Petites Sœurs des Pauvres, ou le 15 décembre 1895 messe au profit de l’Œuvre des Convalescents. Là encore, la colonie met en pratique les vertus évangéliques qu’elle professe.
Plus intéressantes sont les participations à des manifestations corporatistes ou municipales, qui montrent une reconnaissance plus large, de la part notamment des autorités : concert à l’exposition de Saint-Etienne (6 septembre 1891), participation à la cavalcade de Firminy (15 mai 1893), participation (officiellement demandée insiste-t-on) à l’enterrement du maire de Saint-Etienne (11 août 1893), à des concours de vélocipèdes (12 novembre 1893, 15 avril 1894), à la Fête Nationale à Saint-Etienne (14 juillet 1895), à la fête de Saint-Bonnet-le-Château (Pentecôte 1895), ou au défilé des vétérans de la guerre de 1870 à Saint-Etienne (18 août 1895).
Les grandes excursions enfin sont, une fois par an au moins, une tradition telle que leur annulation fait l’objet d’une mention au journal de la maison 729 .
Si on pousse un peu plus loin l’examen, en comparant pour chaque année le nombre de visites et de sorties (Graphique 15), on constate que l’année 1889 constitue une sorte de pivot. Avant elle, ce sont plutôt les visites qui priment (trente-six), après elle plutôt les sorties (trente-quatre). Or, 1888 est l’année de la dissolution de la congrégation de Saint-Joseph ; après 1886, il n’est plus fait mention de visites de responsables de la congrégation (Supérieur, directeurs de maisons). On peut en déduire que l’ouverture sur l’extérieur, même si elle lui préexiste, est une des marques distinctives de la prise d’indépendance du père Cœur dans la direction de Saint-Genest. Elle est sans doute pour lui une façon de montrer sa réussite face à la déliquescence des autres maisons fondées par le père Rey, et par conséquent de se poser comme son continuateur. Elle est également le signe de la recherche d’une reconnaissance extérieure, la gloire de la maison retombant forcément sur son directeur.
Il reste que si ces manifestations extérieures sont une façon de montrer l’excellence de la colonie à l’extérieur, et singulièrement de la formation professionnelle (concours agricoles), musicale (concerts et concours de fanfares) et militaire (défilés) des élèves, permettant en outre pour les enfants des sorties qui rompent la monotonie des semaines et sont autant d’occasions de voir d’autres personnes et d’autres lieux, il ne fait sans doute pas en exagérer la liberté. L’établissement, quelque fier qu’il puisse être de ses succès et de la grande qualité de ses pensionnaires, ne peut pas pour autant prendre le moindre risque de prêter le flanc à la critique publique, d’autant précisément que la nature de ses pensionnaires est connue. Si manifestation publique il y a, elle ne peut que se faire remarquer par sa tenue et sa dignité.
Si le parallèle est là encore tentant avec Don Bosco sortant seul pendant une journée avec trois cents jeunes détenus 730 , il doit donc être nuancé : l’encadrement et l’organisation des excursions de Saint-Genest les apparente au moins autant à des marches militaires qu’à des parties de campagne, et il est vraisemblable que les concours ne reçoivent la participation que d’élèves dûment sélectionnés autant pour leurs capacités d’obéissance que pour leurs talents musicaux ou agricoles.
La Note sur l’Organisation et le Fonctionnement de la colonie de Saint-Genest-Lerpt 731 décrit les promenades du dimanche comme des marches, avec clairons, tambours et fifres. Au-delà de vingt kilomètres, on porte les provisions de route (pain, saucisson, fromage, chocolat) ; une voiture d’ambulance suit la colonne. Les élèves disposent de cartes d’Etat-major, et peuvent en grandeur nature organiser l’itinéraire de la manœuvre. Le vicomte de T. y ajoute quelques éléments : marche en rang, division par sections, et présente ces sorties comme la récompense et le délassement auquel ont droit les élèves après une semaine de travail. On trouve ici la continuation de l’ « école militaire » de Cîteaux et de ses divers exercices : armes, escrime, campements, promenades avec relevés topographiques, exercices de gymnastique, exercices de la pompe à incendie 732 .
La Note sur l’Organisation et le Fonctionnement de la colonie de Saint-Genest-Lerpt 733 , encore, signale que l’été, en juillet et août, ont lieu des baignades dans la Loire. Les jours fériés (lundi de Pâques et de Pentecôte, 14 Juillet) ont lieu des excursions qui durent toute la journée (visite des verreries de Saint-Galmier, ascension du mont Pilat). Comme des soldats, on mange au bord de la route, jamais au restaurant. Le vicomte là aussi ajoute sa petite note militaire, comparant ces excursions aux « Grandes manœuvres du petit Régiment » : départ de grand matin avec la musique et le drapeau. Il précise que, par étapes de quarante ou cinquante kilomètres, la course peut durer plusieurs journées. Il ajoute même l’existence de « sorties », en quelque sorte intermédiaires entre les promenades et les excursions. Ce sont des défilés militaires dans les rues de Saint-Etienne, les élèves en uniforme, le drapeau déployé, les chefs portant le sabre au côté, le tout derrière la « Fanfare du Bataillon ». La marche est fermée par les fifres et les clairons. Une aubade est donnée place de l’Hôtel de Ville, et il arrive que la foule délaisse la musique militaire de Saint-Etienne pour venir écouter celle des « Bleus ». La troupe rentre « après une véritable ovation de cette sympathique population », toujours en formation et au rythme martial de la fanfare.
Les deux sources citées font de ces promenades, sorties et excursions des éléments réguliers de la vie de la colonie, plus fréquents que ne le laisse apparaître le journal de la maison. On sent même filtrer une certaine fierté dans le témoignage du vicomte, montrant que les sorties sont un élément de valorisation des enfants. Devant les habitants de Saint-Etienne, ils ne se présentent plus en délinquants, mais en soldats et en musiciens ; c’est en cette qualité qu’ils sont reconnus et fêtés. A ce titre, les sorties sont partie intégrante de la pédagogie de l’établissement. Du reste, les lettres d’anciens élèves montrent parfois de la nostalgie à l’évocation de tels épisodes, mais relèvent aussi que la formation musicale et militaire leur a été salutaire au régiment (plusieurs se retrouvent du coup affectés à la musique, et s’en félicitent). Si cette possibilité d’une valorisation future de la formation reçue doit être retenue, elle n’est jamais qu’un complément de la faveur dont jouit l’engagement militaire, et plus largement de la vocation scolaire et professionnelle de l’établissement, même si elle peut contribuer à la motivation des élèves.
Plus intéressante, quoique peut-être un peu anachronique, est la possibilité de donner aux enfants la claire conscience de leurs limites, limites morales puisqu’il s’agit d’un établissement d’éducation et religieux, mais aussi physiques grâce aux excursions, parfois longues. En formation de marche, c’est le rythme du groupe qui s’impose à chacun, façon peut-être aussi de faciliter son intégration. Le succès final, d’avoir parcouru une longue distance malgré les fatigues ou les difficultés du parcours, stimulé par la musique et les chants, ou par la crainte des quolibets, peut également être une source de fierté. On imagine celle des Petits de sept ou huit ans, marchant avec et comme les Grands. La présence enfin de l’ensemble de la colonie à ces sorties, y compris les prêtres incarnant la direction, a pu contribuer à la constitution d’une sorte d’esprit de corps — on n’ose écrire : de famille 734 .
En guise de consécration des représentations extérieures de la colonie, il faut citer sa participation aux cérémonies entourant la visite du président Félix Faure à Saint-Etienne les 29 et 30 mai 1898. La Note sur l’Organisation et le Fonctionnement de la colonie de Saint-Genest-Lerpt 735 , toujours, prétend que cette participation a été officiellement demandée par les organisateurs, et la musique de la colonie la seule admise dans le cortège officiel. Rien ne prouve une telle faveur 736 , ni d’ailleurs ne l’infirme, mais on pourrait parfaitement y voir la suite des participations de la musique de Saint-Genest à diverses manifestations, festives ou officielles, à Saint-Etienne et aux alentours.
Le dimanche 29 mai, lors de l’inauguration du monument aux morts de la guerre de 1870, c’est la fanfare de Saint-Genest qui joue la Marseillaise quand le président dévoile la statue : « Il sourit de voir [les] petits fifres jouer avec un si bel applomb. » C’est elle également qui, le soir, anime le banquet des anciens combattants de 1870 ; les enfants sont heureux de passer ainsi, devant leurs aînés, « pour de vrais soldats ». Le retour a lieu à 22 heures 30 : c’est l’occasion d’un dernier défilé dans la Grand-rue illuminée à l’électricité. Le lendemain, lundi 30 mai, la fanfare défile à nouveau devant la foule et sous les arcs de triomphe, et se rend place Carnot où se tient la 26e fête fédérale de gymnastique. En cours de route, elle doit s’écarter au passage du président et de son escorte, mais Félix Faure « tire un grand coup de chapeau » à la musique et à son chef, Monsieur Théodore. Au retour, le succès est tel qu’on lui jette « des fleurs de l’argent et des cigares des balcons ».
Les « Bleus » de la maison congréganiste sont donc acclamés par la foule, salués par le président de la République. Cette jolie image est bien la traduction d’une acceptation à peu près générale de la colonie, qui participe à la vie locale, facilite aux familles l’éducation de leurs enfants, et fait en quelque sorte partie du paysage.
On peut y voir finalement l’aboutissement du système d’éducation de la maison. Le tout en effet n’est pas de contraindre par la violence ; la victime finirait par se rebeller. Provoquer un attachement, des sens d’abord, de certaines passions peut-être, par la musique, les défilés, les exercices virils, facilite l’adhésion de l’enfant. On ne va pas jusqu’à l’éloge de la joie voire d’un certain désordre comme chez Don Bosco ; la population reçue se débanderait. Mais on donne une présentation aussi entraînante que possible d’un système qui du coup perd son aspect répressif, même s’il reste sévère. La surveillance est discrète, mais permanente, menée en partie par des élèves distingués par leurs qualités, et qui doivent constituer un exemple. Les prêtres se mêlent aux élèves, participent aux marches et encouragent le théâtre ; ils reprennent en quelque sorte l’image d’un Don Bosco qui n’hésite pas à faire l’acrobate ou à jouer dans la cour avec ses pensionnaires 737 . Là encore, l’image de l’autorité est rendue plus humaine et proche, paternelle en quelque sorte 738 . Les religieux se montrent capables à l’occasion de sortir de leur condition, se rapprochant des enfants pour qu’ensuite ces enfants puissent à leur tour mieux se rapprocher d’eux, et des principes qu’ils professent. Ils veulent en somme se faire aimer, inspirer la confiance, pour éduquer plus efficacement. Les punitions sont présentées comme rares (y compris par les témoignages d’élèves cités) et l’on donne un grand lustre aux cérémonies de récompense. Un certain partage des rôles d’ailleurs existe, peut-être pas concerté, en tout cas habile : Cœur, le directeur souvent absent, dont la parole rare laisse tomber les reproches, s’oppose à Rebos l’humain, parfois l’ami, qui visite chaque jour chaque groupe et chaque atelier et distribue à la récréation du chocolat. En quelque sorte, l’un punit celui que l’autre n’a pas réussi à persuader. Car leur concertation est quotidienne, et si Cœur est beaucoup absent, il a chaque soir sur son bureau rapports et factures, dont il prend la nuit connaissance pour les rendre le lendemain matin, à la réunion générale, à leur auteur, avec au besoin remarques et annotations.
De même, la musique et les chants de la messe en rendent la célébration plus attirante et moins ennuyeuse. Le prosélytisme de la maison existe donc ; il est moins fondé sur la contrainte que sur l’attirance et la persuasion. En somme, orner, encourager, c’est toujours chercher à provoquer la joie et la fierté de l’enfant ; c’est le considérer, aussi. Avec ses veillées festives, ses longues marches, la colonie devait avoir parfois des allures de camp scout — le travail manuel en plus. Mais à l’arrivée le principe est banal, et éprouvé : occuper toujours l’enfant, lui donner des activités variées, des responsabilités parfois, le fatiguer au besoin, obtenir son adhésion par surcroît ; tout cela conduit à lui faire oublier mauvaises pensées et actes répréhensibles.
« Sans affection pas de confiance, et sans confiance pas d’éducation », a dit Don Bosco. A Saint-Genest, la maxime s’applique avec efficacité : on y revient, on y écrit, un ancien pupille y envoie parfois ses propres enfants…
Montgay, deux volumes (1883-1891 et 1892-1896).
Médaille de vermeil pour l’Harmonie, médaille de vermeil pour la manœuvre des pompes, médaille de vermeil offerte par la société d’assurances La Métropole.
13 juillet 1884 : suppression du congé traditionnel en raison du choléra qui sévit à Toulon et à Marseille.
A. Auffray, Le Bienheureux Don Bosco (1815-1888), Paris, Vitte, 1929, 562 p., p. 143-144 ; au grand étonnement de tous, à l’issue de cette journée qui doit être autorisée par le ministre de l’Intérieur, le directeur des prisons refusant de prendre une telle initiative, il n’y a ni absent ni évadé.
ADL 85J.
Michel Boulet, art. cit., p. 55-57.
ADL 85J.
La chose serait sans doute excessive, d’autant que les mots peuvent conduire à d’étranges rapprochements. On parle à Mettray de « frères aînés » pour désigner les chefs de groupes, ou « familles », et le vocabulaire n’a pas empêché les excès. Voir Jean Genet, Miracle de la rose, Décines, l’Arbalète, 1966, 223 p., p. 73 par exemple : « Villeroy, c’était mon homme. Frère aîné de la Famille B (chaque famille, contenue tout entière dans une des dix maisonnettes du Grand Carré couvert de gazon et planté de dix marronniers, se dénommait Famille A, B, C, D, E, F, G, H J, L. Chacune abritait environ trente enfants commandés par un colon plus costaud et plus vicieux que les autres, choisi par le chef de famille, et qu’on appelait “frère aîné“. Le frère aîné était surveillé par ce chef de famille, qui était habituellement quelque fonctionnaire retraité, un sous-officier, un ancien garde disciplinaire) il avait auprès de lui un gosse qui était avant moi auprès de lui quelque chose comme son écuyer, ou page, ou suivante, ou dame, et qui travaillait à l’atelier des tailleurs. »
ADL 85J.
Qui n’est pas fausse, mais simplement non confirmée ; les documents concernant la préparation de cette visite ne disent rien de la colonie de Saint-Genest-Lerpt (ADL 10M120), mais l’élève de 1898 consacre une narration à l’événement auquel il paraît bien avoir participé. Une reproduction intégrale de son texte, dont ne sont ici cités que quelques extraits, figure en Annexe 39.
Jean de La Varende, Don Bosco, le XIX e Saint-Jean, Paris, Fayard, collection « Chevaliers de Dieu », 1951, 287 p., p. 22 : Bosco fait l’acrobate alors que « le baladin, c’est le vagabondage, la paresse, le chapardage » ; p. 237 et suivantes l’auteur assimile la pédagogie salésienne à la devise : douceur et joie. Le polygraphe peut avoir des remarques éclairantes…
Maison Paternelle : c’est la dénomination que se donne Saint-Genest.