b) les lettres d’anciens colons, témoignages de leur attachement à la colonie

Dans ses papiers, le père Cœur a conservé de nombreuses lettres d’anciens élèves 750  ; il est vraisemblable qu’un choix y a été fait, et l’on serait surpris qu’il en ait gardé beaucoup de défavorables puisque une partie lui a servi de justification dans divers procès. Cette réserve posée, il n’en demeure pas moins qu’on y peut lire de nombreuses preuves d’une affection pour ainsi dire filiale envers les prêtres de la colonie.

Certaines datent d’avant son arrivée à Saint-Genest et concernent des anciens de Cîteaux. On y constate que déjà le père Cœur s’y occupait beaucoup de musique, voire de théâtre ; cela confirme que leur développement à Saint-Genest est dans la continuité du système déjà installé à Cîteaux. Beaucoup parlent en effet d’échanges, de copies ou d’adaptation de morceaux de musique. En décembre 1875, un jeune homme de Pessac demande copie du cantique de Noël « que nous chantions avec tant d’ardeur en accompagnement de la musique » (le refrain est : « C’est Noël Noël c’est la nuit la plus belle ») ; il voudrait le chanter chez lui à l’église. Quelques jours plus tard, un autre commence en forme de récrimination : il n’a pas beaucoup aimé passer l’essentiel de son temps à Cîteaux à copier de la musique, mais, installé maintenant à Lyon, il vient de s’acheter un piston et la musique est en train de devenir son principal passe-temps…

En novembre 1875, un garçon de Meyzieu remercie de l’envoi d’un petit bugle, celui-là même qu’il avait reçu jadis du frère Augustin quand il était apprenti à Cîteaux.

Le 6 décembre 1875, un ancien élève annonce sa condamnation à cinq ans pour vol ; il dit son regret de s’être évadé de la colonie alors qu’il y avait atteint un grade élevé, et prie le père Cœur de présenter aux autres son mauvais exemple afin qu’ils ne soient pas tentés de l’imiter. Dans la même veine, un détenu de Clairvaux écrit en mars 1875 et explique que, parti depuis un an, il a été jugé trois fois ; il demande pardon de n’avoir pas mieux suivi les conseils reçus, et quémande quelques mots de consolation.

En mai et juin 1874 il est question de la création, par d’anciens colons résidant à Paris, d’une Réunion de Saint-Joseph ; il est convenu que Cœur y viendra deux fois l’an.

Entre juillet 1871 et février 1874, la correspondance relativement suivie d’un colon devenu parisien donne une petite idée des opinions que peut, sinon susciter, du moins conforter, l’éducation reçue 751 . On y lit en effet que l’irréligion est cause des malheurs de la France : « Oh ! comme il faut prier pour la conversion de notre pauvre pays. » 752 Et plus loin : « Je ne connais qu’un Maître notre Seigneur, qu’un Docteur, Pie IX, qu’un Chef, Henri V. » Mais il apparaît aussi que ce jeune homme reconnaissant des soins reçus à Cîteaux s’occupe d’un de ses anciens condisciples, et espère faire embaucher un colon par son père.

Enfin, en décembre 1878, un ancien colon devenu chef de fanfare au 18e chasseur se dit prêt à recevoir les pensionnaires de Cîteaux qui voudraient s’engager.

Les lettres envoyées au père Cœur directeur de Saint-Genest ne sont guère différentes. Une longue correspondance est ainsi échangée en 1893 avec un ancien élève sous les drapeaux. Malade, il compte bien venir passer sa convalescence à Saint-Genest. Cœur s’occupe à le réconforter, propose son intervention pour réduire la durée de son service, et finalement conserve quelques photos personnelles après son décès de typhoïde, comme on le ferait pour un parent regretté.

Les documents concernant l’accueil à Saint-Genest du fils d’un directeur d’hôpital de Lisbonne (qui a connu la maison par un Dr Rivière, membre de la Société des prisons, nouveau signe de la réputation de l’établissement) en décembre 1898 donnent quelque éclairage sur les relations quasi-filiales entre les élèves et certains prêtres. Le portrait peint par le père est assez désolant : à dix-huit ans, son fils est voleur, paresseux, coureur de jupons, doté d’une nature « mal née » favorisée « par la paresse et l’oisiveté ». Mais ces lettres laissent supposer une situation familiale difficile : il n’est jamais question d’une mère (partie, décédée, inexistante ?) et l’on peut voir l’image d’un père trop souvent absent dans les « à ce que l’on m’a raconté », « à ce que je me suis laissé raconter » qui les parsèment. C’est quand la situation devient trop insupportable que le père (sursaut d’orgueil, de respectabilité, ou reconnaissance implicite de ses propres carences éducatives ?) cherche à son fils, délaissé dans un foyer inexistant, un placement lointain et assez sévère pour une tentative de reprise en mains.

Miguel arrive à Saint-Genest à la mi-décembre 1898, précédé par ce portrait peu flatteur, accompagné par un pensionnaire libre de la colonie. Lui-même paraît bien être du nombre, puisqu’il est question de lui accorder la situation réservée« aux jeunes gens de famille », donnant droit àune chambre particulière et à « un régime tout à fait en dehors des élèves ordinaires », à 70 francs le mois. Toutefois, il est ailleurs question de son travail à l’ajustage, que d’ailleurs il goûte peu. Il est difficile de savoir si la pédagogie-maison impose ce genre de passage aux ateliers à tous les élèves, même « de famille », ou s’il s’agit d’une occupation qui lui a été trouvée, par défaut, faute de capacités particulières.

Deux lettres de sa main montrent les rapports pouvant exister entre élèves et prêtres. Dans l’une, il fait reproche au père Rebos de ses accusations de paresse, expliquant que seul son manque d’habitude du travail manuel l’a amené à se soustraire à l’atelier. Ses études, ses lectures, ses traductions sont la preuve de son activité constante. Il préfèrerait quitter la maison plutôt que de souffrir de nouveaux reproches, et fait appel à la charité du prêtre : « Je suis loin de ma famille, dans un pays étranger et surtout sans un ami . » Dans une autre lettre qui relève presque de la confession, adressée encore au père Rebos, avec qui il a dû se raccommoder, il se reconnaît voleur, et impur 753 .

On y voit qu’une forme d’amitié peut naître entre l’élève et le prêtre, et qu’elle peut donner à l’enfant le désir de faire mieux pour plaire à son maître. Même si en l’occurrence le dépit de n’être pas reconnu comme méritant peut conduire au désir de partir, ce qui donne une autre cause possible, et purement sentimentale, aux évasions. Visiblement, Miguel recherche à Saint-Genest une sorte de substitut familial ou paternel, lui fournissant des règles de conduite en même temps qu’une certaine reconnaissance morale en cas de succès ou même d’aveu de ses échecs. L’établissement, le père Rebos en l’espèce, paraît être capable de les lui fournir.

Le jeune Miguel repart pour Lisbonne en avril 1900, après à peine un an et demi de séjour, et sans qu’on sache trop si son comportement désormais satisfait son père. Peut-être est-ce en pensant à lui qu’à Saint-Genest on a conservé quelques articles de journaux racontant en octobre 1910 l’exil de la famille royale portugaise et l’instauration de la République…

On trouve aussi dans ces lettres plusieurs demandes d’accueil plus ou moins temporaires (dans l’espoir de trouver une place), de la part d’anciens élèves, dont d’ailleurs l’accueil fait partie des usages puisqu’ils ont un règlement particulier 754 .

Toutes les raisons sont invoquées, du manque de travail à l’absence des parents qui hébergent l’ancien élève, et tous trouvent parfaitement normal que Saint-Genest leur serve de foyer de substitution.

On peut même se demander si ce n’est pas un rôle d’entremetteur que sous-entend une lettre du 7 août 1897, où une dame de Nogent-sur-Marne demande à Cœur : le nom du marquis à marier, sa résidence, le numéro de son régiment et le nom de son colonel, sa position de fortune, et un portrait ; sa future aura une belle dot et deux millions plus tard…

Le reste est plus banal, de ces jeunes qui paraissent regretter la maison et tiennent à honneur de faire savoir aux pères le rôle qu’ils ont joué et jouent encore, particulièrement à l’occasion des vœux de bonne année, ainsi :

« Laissez-moi, cher père, vous remercier encore de tous les bons conseils que vous m’avez donné et dont j’apprécie maintenant la justesse et la sagesse, laissez-moi vous dire qu’ils portent leurs fruits et que vous trouveriez changé ce jeune étourdi, ce jeune vaurien qui se rebiffait dans son orgueil à chacune de vos sages admonestations. » 755

On retrouve aussi des engagés ou des appelés qui utilisent dans la musique de leur régiment de ce qu’ils ont appris à Saint-Genest, et des condamnés qui regrettent leurs erreurs et demandent de temps en temps une petite pensée, une petite lettre, pour ne plus être « comme le navire sans gouvernail au milieu de l’océan ».

On voit que les prêtres de la colonie sont un peu comme des pères ; en novembre 1900 c’est à eux et non à un membre de sa famille que la femme d’un ancien colon écrit pour raconter que son mari a quitté le foyer « dans un accès de délire occasionné par l’alcool », abandonnant un fils et sa fille qui est sur le point d’accoucher.S’il avait eu la bonne idée de se réfugier à Saint-Genest « dont nous avons tous gardé un si bon souvenir », elle les prie de le ramener à la raison (et à la maison).

Poignante aussi, et bel hommage au prêtre éducateur, est cette lettre (29 décembre 1907) d’une mère de colon, « arriéré » et « lymphatique ». Son petit Louis veut aller à la promenade, le père Rebos l’accompagne et pour lui permettre de suivre le rythme, il prie le groupe d’ « attendre les vieux ».

‘« Vous ne l’avez pas traité de fou (…) votre bonté d’âme vous a fait descendre à son niveau (…) il faut une vocation, pour s’attacher et aimer ce pauvre enfant, et avec lui toutes ces natures vicieuses, auxquelles vous avez consacré toute votre vie, toute votre âme. Moi j’ai le lien du sang ! Mais vous ? ? »’

Note plus amicale, la mère d’un colon, passant devant un marchand d’huîtres et se souvenant que le père Rebos ne sait pas les manger, en envoie trois douzaines le 11 février 1888.

On peut aussi trouver des reproches, de familles trouvant la pension élevée, les dépenses personnelles de l’enfant excessives, le résultat du séjour à Saint-Genest décevant, ou l’éducation reçue peu conforme à leur position sociale (trop manuelle, sans doute). La baronne de R. se plaint 756 que son fils a été vu une lime à la main dans un atelier :

‘« J’avais compris (…) que les jeunes gens qui étaient chez vous, n’étaient pas exposés à être vus par les étrangers de la maison, ailleurs qu’en promenade ».’

C’est pourquoi d’ailleurs elle l’a dispensé de promenade à Saint-Etienne : il est déjà bien assez humiliant de devoir mettre son fils en maison de correction, sans devoir encourir la honte supplémentaire qu’il soit reconnu…

Dernier témoignage, et assez émouvant, voici celui d’un monsieur de quarante et un ans qui se souvient de son séjour à Saint-Genest vers 1885 alors qu’il en avait seize ou dix-sept, et demande en 1910 à y placer son fils. Dans une longue lettre tissée de souvenirs 757 , il évoque les « douces émotions » qui lui rappellent les mots de Maison Paternelle de Saint-Genest-Lerpt : le père Cœur, « toujours vif » et « trottinant de son pas alerte d’un côté et d’autre pour donner le coup d’œil du maître et voir si rien ne cloche », le père Rebos et ses « bontés » (c’est à lui qu’est adressée la lettre). Ayant un jour accordé la faveur sollicitée de nommer adjudant cet enfant « las de n’être qu’un simple mortel devant ses semblables », il a certainement conservé le souvenir du geste de fierté qui lui fit rendre son gland doré, à la suite d’une admonestation publique. Ce geste lui valut quelques jours de cellule, et les « visites toutes paternelles mais quelquefois viriles du très cher Frère Edmond. » 758 Ce séjour ancien reste un souvenir doux, et l’auteur se plaît à évoquer les enseignements reçus et désormais appliqués : il leur doit d’être devenu ce qu’il est, « un honnête homme, un travailleur, et un bon père de famille », et souhaite la même réussite à ses successeurs dans la maison.

Tout cela confirme ce que l’on a pu dire ailleurs de la pédagogie de Saint-Genest, et insiste sur la posture paternelle des prêtres : écoute de l’enfant, mélange d’encouragements, de signes de confiance et d’attention, mais aussi de surveillance, d’admonestations voire de corrections. On y voit que flatter parfois la fierté d’un enfant face au groupe peut l’amener à la conscience de ses actes, au point qu’il abandonne lui-même la distinction reçue quand il ne s’en sent plus digne. La comparaison avec une sorte de grande famille et nette.

Le jeune Roger est placé un temps à Saint-Genest ; son père et sa mère l’y accompagnent. Et la correspondance interrompue pendant vingt-cinq ans ne cesse plus, mélange de souvenirs, d’encouragements au père Rebos pour ménager sa santé, de petits colis pour lui, et de nouvelles du fameux Roger qui paraît avoir bien du mal à se caser. On en trouve trace jusqu’en juin 1923 ; le père Rebos meurt le 7 août.

Cet épisode, tout émouvant qu’il soit, se situe néanmoins à la fin de la vie de la colonie, et reflète davantage son passé que sa situation à la veille de la Première Guerre Mondiale. L’effectif de l’établissement, en augmentation jusqu’en 1886-1887, reste supérieur à 200 jusqu’en 1894, puis régresse doucement 759 . Ses vingt dernières années sont donc des années de déclin. Même si elle survit à sa congrégation de naissance, la maison a du mal à se maintenir seule. Le père Cœur, artisan de cette survie comme de la croissance de la maison, n’a pas été capable finalement de faire face à de trop nombreuses difficultés.

Notes
750.

ADL 85J.

751.

On trouve datée de 1906 une autre lettre comparable, où un ancien, en même temps que son prochain mariage, annonce qu’il est un agent de propagande de l’Action Française.

752.

25 octobre 1871, alors qu’il commence à être question d’expier les fautes ayant conduit à la défaite face à la Prusse…

753.

Il explique que l’hiver il évite de faire du feu afin de ne pas abuser de lui-même…

754.

Reproduit en Annexe 37.

755.

31 décembre 1882, l’auteur est au 4e régiment d’infanterie de marine, à Toulon.

756.

Lettre du 22 mars, mais l’année n’est pas indiquée.

757.

27 décembre 1910 ; la lettre fait quatre pages.

758.

Faut-il y voir la trace malgré tout de châtiments corporels, ou plus simplement une version musclée de la délégation d’autorité parentale dont jouit a priori l’établissement ? La victime en tout cas en a gardé un souvenir plutôt positif…

759.

Voir Graphique 12, page .