a) une volonté constante de sécession

Il est vraisemblable que dès sa nomination à Saint-Genest, Cœur se comporte en maître absolu de la maison, ce qui n’est pas du reste illogique puisque, la situation de la colonie ayant été officiellement reconnue comme désastreuse, des mesures énergiques sont nécessaires pour la relever. Si personne n’a songé à contester les résultats obtenus, les moyens utilisés, eux, ont été discutés. Car si Cœur a bien su se constituer des soutiens et des amis sur place, pour financer la maison et sa relance, si son activité et son entregent ont permis une réelle extension, ses adversaires ont discuté ses méthodes, comme trop personnelles, exclusives, et rarement autorisées par la direction de son ordre, pourtant officiellement propriétaire des bâtiments et des terres d’origine.

Un remarquable article d’Eric Baratay 762 retrace les difficultés auxquelles a dû faire face la congrégation entre 1875 à 1888, date à laquelle il considère qu’elle a disparu, en tout cas dans sa branche masculine. Il remarque très justement que la congrégation n’a pas seulement succombé aux coups d’une époque où se joignaient les anticléricaux 763 et les partisans du secteur public, mais aussi à des dissensions internes auxquelles Cœur n’est pas étranger.

Jusqu’à sa mort, le 2 avril 1874, le père Rey garde dans ses mains l’essentiel des pouvoirs sur sa congrégation, même s’il en délègue peu à peu le fonctionnement quotidien. Il semble même qu’il a lui-même désigné son successeur, le père Donat, reconnu ensuite comme tel par l’ordre et l’évêque de Dijon, sur les terres duquel se situe la maison-mère de Cîteaux. Mais le flottement dû à la succession, le refus de Donat de clarifier le gouvernement de l’ordre en rédigeant des constitutions, et peut-être aussi quelques faiblesses de sa personnalité, moins autoritaire et charismatique que celle du fondateur, laissent place à une fronde menée par les directeurs d’Oullins et de Saint-Genest partisans d’une direction plus collégiale 764 . Un point particulièrement focalise l’opposition, c’est celle de l’association des frères à la direction de la congrégation, dévolue jusque-là uniquement aux prêtres. On commence à parler de sécession en 1875 ; l’évêque exige de nouvelles constitutions associant aux pères les frères les plus anciens. Donat est régulièrement élu supérieur général en 1876.

D’où sans doute la première mention d’un départ possible de Cœur en 1877. Il est possible que la querelle d’héritage (chacun voulant être un fils plus légitime et obéissant mieux aux principes de Rey), le conflit de pouvoir et de génération (Cœur n’a pas trente-cinq ans), le tout virant à l’opposition personnelle, aient rendue intenable la position de Cœur à Cîteaux. La proposition qui lui est faite de prendre alors la direction d’un orphelinat près d’Orléans apparaît comme une sortie honorable, et Cœur se voit suggérer de demander son exeat à Mgr Coullié, dans le diocèse duquel il a été ordonné, pour sortir de la congrégation. Mais en septembre 1877, en raison des exigences du propriétaire des lieux, le projet est abandonné. On comprend mieux alors son soulagement lors de sa nomination à Saint-Genest en 1879, ses efforts pour maintenir la maison quand disparaissent Oullins, Cîteaux et la congrégation, voire ses velléités d’indépendance : il a une revanche publique à prendre.

En 1878, le père Donat est récusé par l’évêque et contraint à la démission (on parle de relations coupables avec la Sœur Mère, supérieure de la branche féminine) 765 en 1878. Le père Bérerd le remplace, mais Donat ne reste pas longtemps éloigné de la congrégation, et parvient à s’en faire de nouveau élire supérieur général en 1887, à l’occasion d’une nouvelle révolte des frères dont, avec un sens certain de l’opportunité, il prend la tête. Cœur s’oppose à ce coup de force. Un projet de séparation avec la congrégation et Cîteaux paraît se dessiner quand le scandale de 1888 met fin à l’existence légale de la congrégation.

Il faut en dire deux mots, car si la maison de Saint-Genest reste à ce moment épargnée (elle ne reçoit pas d’enfants du ministère de l’Intérieur), elle connaîtra plus tard une situation étrangement semblable.

Dans la nuit du 17 juin 1888, un colon de dix-sept ans s’évade de Cîteaux ; arrêté, il accuse les frères de brutalité et de sodomie. Le père Donat, supérieur de l’ordre et directeur de Cîteaux, est arrêté pour avoir fait enterrer clandestinement des enfants morts de faim ou par suite de coups. Une affaire comparable éclate dans l’orphelinat Saint-Médard (près de Soissons). Relayée par la presse nationale, puis à la Chambre, l’affaire conduit le gouvernement à cesser tout envoi de détenus à Brignais (Cîteaux ayant cessé en 1885 de recevoir des détenus à force de mauvais rapports d’inspection restés sans réponse) le 16 juillet et à transférer les présents dans des établissements publics. Le 25 septembre, le décret impérial d’utilité publique de la congrégation est abrogé, lui déniant du coup toute existence légale. En décembre, les frères de Cîteaux, Brignais et Saint-Médard sont dispersés de force.

Dans ce contexte, le père Cœur fait de Saint-Genest une sorte de centre de résistance aux soubresauts qui agitent la congrégation. Affirmant qu’il est le seul à continuer l’œuvre du père Rey, il s’oppose clairement à partir de 1885 à son supérieur. Sur sa décision, à la date du 1er janvier, la colonie pénitentiaire prend le nom de « Maison Paternelle » ; signe d’affranchissement ? De fait, les relations sont tendues avec Cîteaux. Le directeur de Saint-Genest accuse de pillage la maison-mère qui, en lui prenant les frères de son personnel, le contraint à embaucher des laïcs. Cœur envisage de quitter la congrégation, qui ne paraît pas fâchée de son côté de se débarrasser de l’importun. C’est à peu près à cette époque qu’il entre en relations avec les Orphelinats agricoles du marquis de Gouvello, dans le dessein semble-t-il de s’agréger à une nouvelle organisation, orphelinat désormais libre dans une fédération nouvelle 766 .

Dès ce moment donc, le principe de la séparation de Saint-Genest du reste de la congrégation paraît acquis, avec achat de la propriété par une société de bienfaiteurs laïcs locaux. Et les multiples essais de fondation ou de reprise d’établissements montrent bien qu’il se comporte désormais en chef d’ordre. Le voyage en Tunisie, le Meix-Tiercelin sont la marque de son indépendance ; il dispose des frères qui lui restent fidèles, et « prête » ses colons pour faciliter l’installation. Etrangement, la congrégation qui avait paru acquiescer à la sécession de Saint-Genest fait machine arrière, sans raison apparente, mais peut-être à cause des succès de l’établissement, dont les effectifs augmentent. La Maison paternelle, engagée par ailleurs, entend cependant bien se libérer, et propose alors une location 767 . Faut-il en conclure que les engagements de Cœur dans d’autres maisons préparent un abandon de Saint-Genest, ou en tout cas essaient d’en prévenir l’éventualité ? En tout cas dans les lettres échangées avec les frères et prêtres du Meix, il est question des nouvelles constitutions de l’ordre 768 et des tensions à l’intérieur de la congrégation. Le 5 juin 1887, il est ainsi fait subtilement remarquer que Judas et Donat, ça rime… En octobre 1888, il apparaît que plusieurs frères entendent se cotiser pour participer financièrement à une nouvelle installation, qui pourrait être le Meix 769 . Une chose est certaine en tout cas : pendant qu’à Cîteaux on se déchire, Cœur rédige un Projet de Reconstitution : Institut Saint-Maurice 770 , où le pouvoir est réparti entre pères et frères, vivant dans des maisons séparées. Le Meix-Tiercelin 771 et Saint-Genest y sont au nombre des maisons de frères. Toutes les maisons sont dirigées par un prêtre ; le supérieur est un prêtre. C’est clairement une réponse au conflit entre pères et frères qui vient de se réveiller.

La distinction se fait apparemment sur la nature des maisons, celles qui sont dirigées par des prêtres étant destinées à dispenser un enseignement scolaire classique, alors que les maisons de frères seront spécialisées dans l’enseignement agricole et professionnel. Pour reprendre la division de l’enseignement d’alors, les unes seraient quelque chose comme des collèges ou lycées en internat, les autres des écoles primaires et primaires supérieures. Dans tous les cas cependant, le point commun reste le régime militaire des établissements, la diversité de l’enseignement étant la façon de couvrir « toutes les classes de la société » et de tenir compte des aptitudes, du caractère et de la situation de famille de chaque élève. Il est prévu que l’Institut recevra également des orphelins.

Même si elle n’a jamais reçu aucune reconnaissance officielle, Cœur paraît bien avoir considéré cette nouvelle congrégation comme constituée ; il en a assez parlé pour que le vicomte de T. dans son travail sur la colonie de Saint-Genest présente les prêtres dirigeant la maison comme pères de Saint-Maurice. De toute évidence en tout cas, c’est bien l’expérience acquise à Saint-Genest qui est transposée dans cet Institut mort-né, et la coïncidence avec les soubresauts de la Société de Saint-Joseph ne fait pas de doute.

Deux problèmes en réalité se conjuguent. D’abord celui de la propriété. Si Saint-Genest appartient en propre à la congrégation, qui est dissoute en 1888, les autres domaines appartiennent à une Société civile de Saint-Joseph réunissant les fondateurs de l’ordre. Un acte du 12 novembre 1835 déposé chez Me Coste notaire à Lyon associe ainsi les pères Rey, Salignat et Valois dans une association de charité « ayant pour but de recueillir dans des maisons de refuge, les jeunes enfants vicieux et vagabonds, de réformer leurs mœurs et de leur donner une éducation morale et industrielle en même temps. » Le 6 mai 1861, les pères Rey, Guillermain, Donat et Pont ont modifié l’acte fondateur, et l’association de charité devient société civile tontinière 772 . De sorte qu’après le décès de Rey, Pont ayant été désintéressé de la question par l’institution d’une rente, deux des prêtres dirigeant l’œuvre en sont également, et personnellement, propriétaires 773 . On peut donc penser que les querelles à la tête de la congrégation ne sont pas totalement désintéressées, puisqu’elles sous-entendent la prise de contrôle d’une propriété foncière considérable.

Le second, ce sont les haines personnelles qui animent les deux clans. D’un côté Cœur est accusé d’être un dangereux scissionniste, boursicoteur et autocrate ; de fait les nouvelles acquisitions faites sous sa direction le sont à son propre nom, alors qu’une partie au moins du financement vient de Cîteaux selon les modalités vues plus haut, même si ses propres deniers y ont également été engloutis. De l’autre, on a de Donat une bien pauvre opinion, qui se résume à la pauvre rime précédemment citée, évoquant sa trahison de Rey, pas seulement en esprit… On cite trois dates, avec trois états successifs de la congrégation :

  • 1873, retrait du père Rey : la Société Saint-Joseph compte dix pères, cent dix-sept frères et trente-deux novices, cent dix religieuses ou novices, et accueille douze cents enfants,
  • 1879, sortie apparente du père Donat : huit pères, cent trois frères et vingt-quatre novices, cent six religieuses ou novices, treize cent cinquante-sept enfants,
  • 1889, retour ostensible de Donat : sept pères, soixante-deux frères et trente et un novices, cent quarante et un religieuses ou novices, trois cent quarante et un enfants,

montrant la déliquescence de l’œuvre. On rappelle l’éviction de Rey par Donat (on cite même une tentative d’empoisonnement, sans la lui attribuer vraiment toutefois, son caractère hautain et ses railleries peu évangéliques, ainsi que ses relations coupables avec la Sœur Mère), puis son coup d’état en utilisant l’ambition des frères jusque-là exclus de la direction 774 . Parallèlement au développement de ces « intrigues », les pertes s’accumulent dans l’œuvre qui ne peut à la fois se déchirer et mener une gestion cohérente. Il n’est pas certain que la teneur de cette querelle soit particulièrement édifiante, venant de religieux…

La coupure de fait a lieu en 1888 : en raison de la dissolution de la congrégation de Saint-Joseph, Saint-Genest est sans propriétaire légal. Un de ses créanciers, le sieur Verdier titulaire d’une hypothèque qui date de l’époque de la vente, la fait saisir et mettre en vente par voie de justice. Un marchand de vins de la commune est intéressé, et fait monter l’enchère, qui sera finalement remportée par Melle Mallard. Elle en remet immédiatement la jouissance au père Cœur 775 , dont elle fera plus tard son héritier. Indépendante de fait, la maison de Saint-Genest reste en droit encore liée à Cîteaux, et les démarches de séparation continuent. En date du 22 février 1891, treize frères et dix-huit sœurs déclarent se rattacher à la maison de Saint-Genest et s’en remettre à l’autorité diocésaine pour la mise en œuvre des décisions à venir 776  ; ils donnent mandat à l’avocat Courbon, membre de la Société Saint-Joseph de Saint-Etienne, de les représenter devant les arbitres chargés de trancher le différend. Si on s’en réfère aux chiffres de 1889, c’est donc une petite minorité qui suit Cœur, lequel a au moins l’avantage de diriger la seule maison qui continue à recevoir le type d’enfants pour l’accueil desquels la congrégation a été fondée 777 , et la plus grande partie de ceux qui sont accueillis par la congrégation (entre deux cents et deux cent cinquante).

Reste à régler les modalités de la séparation, Saint-Genest réclamant une part de l’actif de la congrégation pour être viable et supprimer les dettes, dont certaines remontent à la fondation de la maison, Cîteaux n’y voyant que le résultat de la gestion du père Cœur et refusant d’y subvenir d’aucune façon au motif que les dettes d’origine ont été couvertes par les contributions versées au cours des années 1870. On peut supposer que le Compromis d’arbitrage rédigé en 1892 est le signe qu’une solution intervient finalement, même si les nombreuses réactions et Notes en défense qu’il provoque peuvent en faire douter.

Notes
762.

Eric Baratay, « Affaire de mœurs, conflits de pouvoir et anticléricalisme : la fin de la congrégation des frères de Saint-Joseph en 1888 », in Revue d’Histoire de l’Eglise de France, Paris, n°213 tome 24, juillet-décembre 1998, 496 p., p. 299-322.

763.

Après tout, Cœur paraît bien avoir reçu le soutien de Cambon dans son projet tunisien, dont l’échec coïncide avec la chute du ministère Ferry…

764.

Cœur ne sera nommé à Saint-Genest qu’en 1879. Mais dès la succession de Rey il paraît s’être opposé à Donat.

765.

ADL 85J, 6 juin 1879, lettre de l’évêque de Dijon au père Bérerd, directeur de Cîteaux : il refuse le retour de Donat dans la congrégation de Saint-Joseph, pour des raisons graves qu’il répugne à écrire. Mais il faut bien ménager le copropriétaire de Cîteaux : il suggère de lui verser une pension convenable, en échange de l’abandon de ses droits sur la Société Saint-Joseph.

766.

ADL 85J, Réponse à quelques assertions avancées dans la réunion du 21 février 1888, en préparation au chapitre du 28 février 1888 ; devant les affirmations de la direction de la congrégation quant à la certitude de la vente de Saint-Genest, « nous nous sommes crus libres et nous nous sommes engagés ailleurs, avec une Société de Paris. » Ce document figure en Annexe 25.

767.

Réponse…

768.

16 septembre 1888, frère Clément : « Les frères de C. nous demandent si vous avez complété les Constitutions. Cela nous paraît nécessaire et urgent surtout en ce qui concerne la partie gouvernementale. » 1er janvier 1889, frère Augustin, à Cîteaux : le commissaire de Nuits a signifié au père Donat qu’il avait un délai d’un mois pour évacuer les lieux (enfants et communauté). Le bruit court que Donat va imposer à chacun de choisir son camp : les pères, ou les frères, laissant entendre que seul le premier groupe verra son avenir assuré. ADL 85J.

769.

Frère Augustin (Sabatin), 12 octobre 1888, de Cîteaux : plusieurs frères sont d’accord avec le projet, « notre intention est de faire la chose collectivement et de mettre la somme en commun soit en actions sur Meix-Tiercelin ou autre, mais nous ne voudrions pas la disperser individuellement » ; il est également question d’une indemnité (celle réclamée par les frères quittant la congrégation ?), qui pourrait alors constituer cette mise de fonds.

770.

ADL 85J, « Projet de reconstitution » daté du 7 mai 1888. Saint-Maurice, chef de la légion thébaine martyrisé en 286 avec ses compagnons pour avoir refusé de sacrifier aux idoles : c’est un joli patronage pour une maison à la fois religieuse et militaire. Ce projet figure en Annexe 23.

771.

En guise de facétie, l’abbé Giraud intitule sa lettre du 26 octobre 1887 à Cœur : bulletin hebdomadaire de l’Institution St Maurice du Meix-Tiercelin. La maison du Meix est bien la première étape de la constitution d’une nouvelle congrégation.

772.

ADL 85J, copies des actes notariés.

773.

Il existe aussi la copie d’un acte sans date ajoutant Bancillon et Bérerd à la liste des propriétaires.

774.

ADL 85J, Mémoire pour la maison de Saint-Joseph sise à St-Genest-Lerpt (Loire), sans doute rédigée vers 1892, au moment de la Note en défense et du Compromis d’arbitrage entre Cîteaux et Saint-Genest.

775.

Accusé au passage par ses détracteurs de s’être entendu avec le sieur Soleil, l’autre candidat à l’achat, pour faire artificiellement monter le prix et donc exagérer sa part dans l’ensemble de la congrégation tout en créant de nouvelles dettes.

776.

Ces actes figurent en Annexe 25.

777.

Brignais est passé sous le contrôle de la Société laïque de Lyon, Cîteaux ne reçoit plus que des enfants de moins de 12 ans et tient davantage de l’orphelinat, Soissons a été abandonné…