b) l’ « Affaire de Saint-Genest »

Le 20 juin 1900, le maire socialiste de Saint-Etienne Jules Ledin, fraîchement élu, son collègue de Saint-Genest-Lerpt Bonnardel, accompagnés d’un adjoint stéphanois, d’un secrétaire et du Dr Fleury, directeur du Bureau d’hygiène, se présentent à la colonie pour visiter et examiner les pupilles de la Ville. Pendant que le médecin examine de façon fort intime les enfants, les élus visitent la maison. Le tout dure une heure ou deux, sans reproche clairement exprimé disent les membres la colonie, sinon quelques maladies de peau (deux ou trois enfants) et un manque de litière dans les écuries. Le 22, un policier vient chercher un pupille de la Ville et le lendemain, deux autres enfants sont également emmenés à Saint-Etienne. Le 26 juin enfin débarquent le procureur, son substitut, un juge d’instruction, deux médecins et le maire de Saint-Genest, entourés de gendarmes et de policiers 836 . Ils prétendent examiner tout le monde ; examens et interrogatoires durent plusieurs jours. Evidemment, la présence de la maréchaussée, les attentes interminables, ne facilitent pas le maintien du calme chez les enfants, et quelques scènes assez cocasses ont lieu, les enfants poursuivis par les gendarmes sonnant la charge aux chevaux avant de se dérober.

On parle de sodomie, mais le résultat est mince : sur les quarante enfants examinés à la première visite, un présente des traces douteuses ; la seconde déclare cent vingt enfants indemnes de toute trace, seize sur lesquels il n’est pas possible de se prononcer, quatre avec des traces possibles, un avec des traces manifestes. Il n’est pas impossible par ailleurs que les interrogatoires menés l’aient été avec un peu d’insistance. Evidemment, la colonie y voit un complot purement politique, mené par « la franc-maçonnerie, la juiverie et le protestantisme » 837 . Et de fait, la Tribune Républicaine donne à l’affaire un grand retentissement. Dès le lendemain de la première visite, elle lui consacre une colonne entière, relevant des maladies de peau « assez répugnantes » chez certains enfants, les lits entassés dans les dortoirs, le réfectoire « primitif », la nourriture de second choix, l’infirmerie petite et pas assez saine, les étables mal tenues. Le maire a interrogé les enfants, mais n’a finalement recueilli que peu de plaintes. Le journal s’interroge cependant si pour la pension versée les enfants n’ont pas droit à mieux, et surtout s’inquiète de la promiscuité entre des enfants qui ont juste besoin d’une surveillance un peu étroite, et de vrais criminels. C’est sur ce dernier point que portera l’essentiel de l’argumentaire de Justice : manque de surveillance et promiscuité entre des enfants qui devraient être séparés, le père Cœur étant poursuivi parallèlement aux enfants, au titre de directeur, comme civilement responsable. Comme pour celle de Cîteaux, on peut voir dans cette affaire une traduction des tensions politiques entre cléricaux et anticléricaux ; la nette division entre les partisans de Saint-Genest groupés derrière le journal conservateur, le Mémorial, et ses adversaires derrière la Tribune Républicaine le montre joliment.

Il n’est évidemment pas question de prendre parti, ni d’excuser qui que ce soit. On peut tout de même s’étonner que la Tribune porte des accusations graves et qui ne seront pas reprises au procès : les coups, l’usage immodéré du cachot, l’insuffisance de la nourriture, et cette atmosphère délétère qui peut transformer un jeune homme « doux et bon » en un « vicié » ; ce qui concerne le travail excessif et la place trop limitée des études scolaires est en revanche vraisemblable, même si à notre connaissance aucun rapport défavorable n’a jamais été établi 838 . Sans compter que certains aspects du règlement, et qui peuvent avoir leur cohérence dans ce cadre, sont dénoncés comme participant au manque de surveillance et à l’abrutissement des enfants : le silence au réfectoire, le fait que certains élèves participent à la surveillance 839 . Elle évoque enfin des jalousies, des ruptures et des tentatives de suicide qui préfigurent Jean Genet 840 , et justifient plus tard l’acquittement des plus jeunes accusés par une irresponsabilité due à l’habitude des actes contre-nature au sein de la colonie 841 . On trouve ailleurs les termes utilisés lors de l’affaire de Cîteaux 842  : Saint-Genest serait « comme une petite Sodome qui était l’horreur et la honte de la commune » 843 . On recueille enfin des bruits et des sous-entendus : un rapport de la police spéciale 844 cite sans le nommer un ancien élève, désormais ouvrier à la Manufacture nationale d’armes qui se serait entendu dire par le père Rebos « pourquoi ne serais-tu pas ma maîtresse plutôt que celle du chef de musique ? », et remarque qu’un anarchiste, Bleggi Secondo, a été domestique à la colonie, mais il a quitté le département depuis plus d’un an. Après « Cîteaux Sodome », on dénonce donc l’immoralité de la « petite Sodome » de Saint-Genest, remarquant qu’une partie du personnel de la première s’est réfugiée dans la seconde après l’évacuation de 1888 845 . Tout cela est fort bien résumé dans cet extrait d’article 846 , qui montre à la fois l’angle d’attaque de la Tribune, et son affectation à ne paraître mener qu’un combat pour la morale : on admettrait volontiers que loin des villes et des regards, derrière de grands murs, les enfants « vicieux » et « viciés » soient enfermés, libérant les rues de la ville.

‘« Mais songez donc que s’il y a des viciés, il y a des purs, qui sont là dans ce foyer malsain pour quelque peccadille insignifiante ; songez que des parents besogneux envoient leurs enfants dans ce milieu, poussés par la misère et la nécessité de se séparer d’eux momentanément.’ ‘Et alors, que voulez-vous qu’ils deviennent ces pauvres petits ? »’

Que l’homosexualité, la pédophilie parfois, apparaisse dans ce genre de milieu clos et presque exclusivement masculin n’est pas original ; Jean Genet en a fait de la belle littérature, et l’actualité montre que la chose continue. Mais Saint-Genest 847 a précédemment connu ce genre d’accusation. En 1891 et 1892 déjà, une enquête aurait révélé « des fautes scandaleuses et révoltantes », conduisant le préfet à en aviser les services des Enfants assistés plaçant des pupilles dans la maison 848 . Il ne paraît pas y avoir eu de suite particulière. En 1887 même, le parquet s’est intéressé à la colonie pendant six mois, sans autre résultat, plastronnent les dirigeants de la Société 849 , que la conversion du procureur de l’époque et sa décision un peu plus tard de confier un jeune parent à lui à la maison. Plus concrètement en réalité, trente-deux enfants de l’Assistance sont retirés le 10 juillet 1887 de la colonie, mais ce départ coïncide avec une épidémie de variole, et ce genre de placement reprend un peu plus tard 850 . Et une fois de plus, faute peut-être d’autres établissements comparables à proximité, la Ville et le département continuent leur confiance à la colonie ; la présence de la musique au défilé offert au président Félix Faure le montre : aurait-on pris le risque d’exhiber devant les plus hautes autorités de l’Etat des sodomites avérés ?

Il est vrai toutefois que depuis décembre 1898, l’Assistance publique de la Loire a cessé ses placements à Saint-Genest. Il se trouve que Périclès Grimanelli est préfet de la Loire entre 1896 et 1900 851 , dans une période de regain des oppositions entre cléricaux et anticléricaux où l’Etat prend parti ; il n’est pas exclu que cette décision lui soit due. Il est en tout cas dénoncé par les partisans de Saint-Genest comme un ennemi de la colonie, qui l’opposent sur ce point à ses prédécesseurs et citent leurs marques d’amitié en guise de témoignages de moralité.

Les débats concluent le 3 octobre 1900 à la condamnation de huit enfants (sur treize prévenus), avec des peines variant de quinze jours avec sursis à trois mois fermes ; Cœur est déclaré le lendemain civilement responsable ; l’école sise dans l’établissement (depuis l’origine ou presque) est fermée : on reproche à Cœur de l’avoir dirigée sans être titulaire du Brevet de capacité et de ne jamais avoir fait de déclaration d’ouverture 852 . On remarquera enfin que les familles de Saint-Etienne sont peu pressées de récupérer leurs fils placés à Saint-Genest, ce qui ne facilite pas les relations avec la mairie peu encline à continuer à payer leur pension : il y a encore des enfants placés par la Ville en août 1901, presque un an plus tard 853

Comme dans le cas de Cîteaux, ce sont les circonstances qui importent le plus, à la fois internes à ce qui reste de la congrégation, et externes, relevant davantage de l’actualité nationale : la vente de Cîteaux encore toute fraîche et le constat parallèle d’affaiblissement de la société de Saint-Joseph désormais réduite à peu de choses, l’affaire Dreyfus (citée par les défenseurs de Cœur et de la colonie) et qui reprend assez bien la coupure Mémorial-Tribune 854 , le changement de municipalité, et la réorganisation de Saint-Genest dont Cœur est prié de s’écarter un peu.

Paradoxalement, ce projet d’écarter Cœur de la direction, antérieur à l’affaire et cohérent avec son abandon de ses actions de la nouvelle Société à ses dirigeants laïcs, désamorce un peu la polémique. Annoncée le 30 juin, mais décidée auparavant, son remplacement à la tête de la maison (les pères Cœur, Rebos et Berjat demeurant comme aumôniers) par un Monsieur Vielly, professeur diplômé de l’école d’agriculture d’Ecully, peut être lue comme un désaveu. Si on y ajoute la petitesse des peines prononcées après des semaines d’agitation, et la décision de la cour d’appel de Lyon en août d’annuler une partie de la procédure, ce qui jette un petit doute sur la façon dont l’enquête a été menée 855 , le résultat est plutôt mitigé, et le conflit sans réel vainqueur.

Notes
836.

Et même le soir d’une vingtaine de gendarmes à cheval.

837.

ADL 85J, L’Affaire de Saint-Genest-Lerpt ; Rapport de la Commission au Conseil d’administration de la Société Anonyme des Fermes-Ecoles, Saint-Etienne, Imprimerie Théolier, 1900, 36 p., p. 18. Le rapport est signé par Ferdinand Courbon et Fernand Philip. Sur un des exemplaires conservés, leurs noms ont étrangement été grattés.

838.

Articles des 3 et 4 juillet 1900.

839.

Articles des 1er et 4 juillet.

840.

30 juin.

841.

25 juillet.

842.

Eric Baratay, art. cit., p. 300.

843.

ADL V539, rapport du préfet au président du Conseil, 8 avril 1904.

844.

ADL V539, 28 juin 1900.

845.

La Tribune Républicaine, 17 juillet.

846.

La Tribune Républicaine, 29 juin. Un cas d’attentat à la pudeur, commis par l’instituteur, est signalé à la colonie du Luc en 1886, apparemment sans suite sur le sort de l’établissement. Le sous-préfet signale alors cependant la déficience du milieu, la mauvaise qualité des gardiens, et surtout, proche de l’angle d’attaque adopté par le Tribune, la promiscuité des enfants et le risque d’une contagion entre les « irrémédiablement gâtés » et ceux « susceptibles d’amendement. » Geoffroy Lacotte, op. cit., p. 105-107.

847.

L’homonymie est troublante, et évoque le titre de la biographie faite par Sartre…

848.

ADL V539, télégramme du 30 juin. ADL 85J, lettre du frère Flavien, 13 avril 1892 : il dit avoir reçu communication d’une confidence faite par le procureur sur le départ, selon laquelle il existe contre Saint-Genest un dossier de 40 cm d’épaisseur, et que son successeur aura de quoi faire fermer la maison et disperser son personnel.

849.

ADL 85J, L’Affaire de Saint-Genest-Lerpt, Rapport de la Commission…, p. 4.

850.

Montgay, Statistiques et faits divers.

851.

Georges Bargeton, op. cit., p. 274-275 ; avocat de formation, il devient en juillet 1901 directeur de l’Administration pénitentiaire.

852.

Comme le demande la loi du 30 octobre 1886, postérieure à l’installation de ladite école.

853.

AMSE 4I3.

854.

Voir le cas de Louis Comte qui est tout : républicain, plus ou moins socialiste, protestant, dreyfusard, fondateur de la Tribune, franc-maçon ; il ne lui manque que d’être Juif pour incarner parfaitement le complot supposé…

855.

Le Mémorial du 9 août évoque des pièces non communiquées, ce qui renforce le parallèle (cette fois apparemment involontaire) avec l’Affaire Dreyfus et lui permet de dénoncer en s’appuyant cette fois sur un acte officiel la persécution dont est victime la colonie. Voir aussi en Annexe 35 l’article du Forézien du 11 août 1900.