c) la fausse sortie du père Cœur

La colonie, si son honneur n’est pas véritablement atteint et sa réputation encore correcte à en juger par la lenteur des parents stéphanois à récupérer leur progéniture, sort affaiblie du conflit. Elle y a perdu le soutien direct des autorités 856 , les placements des services des Enfants assistés (jusqu’à un tiers de l’effectif), et peine à les compenser par d’autres, privés ou familiaux.

Ce déclin visible se complique par d’autres conflits internes. On ignore quels sont les rapports de Cœur avec son remplaçant, qui ne paraît pas rester très longtemps à son poste. Un autre directeur, Bellamy, enseignant au Mans, est nommé à la tête de la colonie, en septembre 1902. Il ne termine pas l’année. Le père Cœur est au centre du conflit cette fois, qui refuse d’abandonner sa place et ses responsabilités, et par exemple veut conserver la signature en matière financière et comptable. Dans ces conditions, les projets de réforme de la colonie ne sont guère applicables.

S’y ajoute un grave incendie des bâtiments en janvier 1905, où l’on constate que les assurances ont été mal négociées par les responsables de la Société anonyme, d’où des frais importants qui ne pourront être remboursés. Enfin l’opposition se fait frontale entre la Société anonyme et Cœur, propriétaire en titre de l’essentiel des terres et des bâtiments de la colonie. Il n’est pas exclu que, face à la dégradation de la situation financière de la colonie, certains administrateurs aient craint pour l’avenir de leur investissement, et poussé à réformer l’exploitation, quitte à laisser de côté son principal objet : les enfants.

Ce conflit remonte jusqu’à l’évêché, qui lâche Cœur et pousse à la réalisation du domaine. Le père Berjat quitte pour sa part la colonie en 1903, sans doute en suite des trop nombreux soubresauts qui font perdre à la maison son âme comme sa raison d’être 857 . Il dit avoir l’âme« trop brisée » par ce départ, proteste de son amitié pour Cœur suivi et aimé « plus que tout au monde », de son regret de quitter les enfants et leur « touchante affection », et l’ensemble de la communauté dont il était « le père spirituel, le confident et l’ami de cœur. » 858

A peu près au même moment, un nouveau projet de rattachement à un autre ordre est envisagé. Dans les lettres conservées du père Berjat figure en effet un courrier à son archevêque, où il accepte la rencontre proposée avec les prêtres du Prado : les pères de Saint-Genest ont bien « l’esprit du père Chevrier » et suivent depuis vingt ans ce que réalise le Prado 859 .

Aucune suite ne paraît être donnée à cette tentative de sortie honorable qui ressemble à une fusion de Saint-Genest (ou plutôt de ses religieux) dans une organisation nettement plus prospère, avec laquelle des liens avaient été esquissés à l’époque du voyage en Tunisie ; mais rien ne permet d’affirmer le maintien de ces relations entre 1884 et 1912 860 .

La colonie est fermée en mai 1912 861 . Cœur continue à batailler, et à croire à une nouvelle résurrection de l’œuvre de sa vie. Il finit par céder aux instances épiscopales et à accepter une liquidation de la société après vente de la propriété. Mais seulement après avoir tenté de lancer une nouvelle entreprise agricole. En 1913 est élaboré un projet de ferme-modèle sous la houlette de l’Universel Institut Wagram 862 . Il est aussi un moment question de vendre à un fabricant de lacets de Saint-Chamond, intéressé par le bâtiment et la chapelle 863 .

Il va de soi que la guerre n’arrange pas les choses, mais fait aussi peut-être perdre à Cœur une partie de sa combativité.

Surtout, il est impliqué dans une affaire pas très claire, où il apparaît que, sur les instances d’un ancien pensionnaire de Saint-Genest, qu’il a précédemment aidé à se dépêtrer d’une désertion qui aurait pu lui valoir le conseil de guerre, et qui lui fait une sorte de chantage à l’affection et à la moralité 864 , il a signé des billets à ordre au nom de la Société des Fermes-écoles alors qu’il n’y avait aucune fonction officielle. Les créanciers du jeune homme se retournent contre lui ; sa responsabilité est effectivement reconnue. La guerre cependant fait s’écouler beaucoup de temps entre les faits et le jugement. La Tribune 865 , le temps passant, trouve d’ailleurs une certaine noblesse à ce vieux prêtre qui, après avoir tenté en vain en 1908 de « corriger un caractère enclin au vice et à la paresse », s’est laissé entraîner à endosser des traites fictives fabriquées par ce jeune homme menant à Bruxelles une vie « de dissipation et de débauche », et se retrouve en octobre 1920, au tribunal :

‘« C’est un spectacle douloureux de voir ce prêtre de 76 ans, au visage altéré de souffrance et de fatigue, sur le banc des malfaiteurs. »’

C’est un assez joli hommage rendu à l’adversaire d’hier, indirecte façon de reconnaître finalement ses mérites, et son réel attachement aux enfants.

La guerre bloque tout projet ; les bâtiments de la colonie sont réquisitionnés. Ils servent à loger des prisonniers allemands et à abriter quelques soldats français. Le frère Flavien, apparemment sur place, se loue d’ailleurs des soins que les militaires prodiguent au domaine : champs convenablement fumés, bétail bien entretenu, bâtiments désormais éclairés à l’électricité. En mai 1919, l’armée abandonne les lieux, dès lors vides et tristes. On commence à les visiter, pour louer ou acheter 866 .

Berjat, vicaire à Saint-Etienne (paroisse de la Nativité) puis à Valfleury en mars 1912, parvient apparemment à faire trouver un poste à ses anciens collègues qui restent ses amis : Rebos le rejoint un temps à Valfleury, alors que Cœur est nommé en juin 1914 vicaire à Saint-Romain-en-Jarez (vicaire à plus de soixante-dix ans, cela ressemble un peu à une pénitence, mais lui permet de ne pas totalement perdre la face). Tous trois conservent des relations amicales, se rencontrent régulièrement, notamment pendant la guerre.

En 1922, les bâtiments sont finalement vendus au conseil général de la Loire qui veut y installer un préventorium. La Société des Fermes-écoles, désormais sans objet, discute de sa dissolution en décembre 1924. L’épisode de la colonie agricole de Saint-Genest-Lerpt est définitivement clos.

On passera sur les derniers sursauts d’orgueil de Cœur, qui entend bien défendre sa réputation jusqu’au bout, et s’oppose aux actionnaires de la société anonyme en revendiquant ses droits sur la propriété de Saint-Genest. A son décès en 1926, une partie de l’attribution des actions n’est pas encore établie, et le différend se poursuit avec sa légataire universelle, Melle Marie Mermet chez qui il a été recueilli dans ses dernières années. Non pas pour des raisons de profit personnel, mais parce que Cœur lui a donné mission d’établir une fondation pieuse avec les sommes restantes, destinée à assurer des prières pour le repos de l’âme des membres de l’ancienne congrégation de Saint-Joseph. Par attachement pour lui et sa mémoire, Marie Mermet achètera d’ailleurs une parcelle à proximité de l’ancienne colonie ; ses descendants y possèdent toujours une petite maison.

Quant au souvenir de la colonie elle-même, il demeure, assez ténu, sur place, mais se mêle un peu à celui du Foyer départemental de l’enfance qui a ensuite occupé les lieux. Les stéphanois un peu âgés se souviennent encore cependant des « Bleus ». Sans trancher sur la part qui y revient personnellement à Cœur, il faut toutefois noter que la colonie de Saint-Genest a tout de même survécu 25 ans à Cîteaux.

Notes
856.

A plusieurs reprises, en 1904 et 1905, la préfecture est appelée par le président du Conseil ou le ministre de l’Intérieur à maintenir sa surveillance et à donner rapport du fonctionnement de la colonie. ADL V539.

857.

Il est aussi fait allusion au soutien reçu de sa « pieuse mère », dont le décès a peut-être accéléré son désintérêt pour la maison, et accentué son sentiment d’isolement.

858.

ADL 85J, lettre du 3 février 1903 au Conseil d’administration de la Société des fermes-écoles.

859.

ADL 85J, lettre du 28 juin 1905 ; est-ce une réminiscence de l’éphémère rapprochement lors de la tentative tunisienne ?

860.

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