d) le père Cœur, intransigeant et boursicoteur ?

Il est difficile de juger un homme et de mesurer la part de son caractère dans ses actes. Mais il peut être utile de tenter ici la chose, en raison même de la personnification par Cœur de sa colonie. Lui-même a d’ailleurs jusqu’au bout fait de sa direction sa principale fierté, en a assumé les conséquences y compris devant la justice, et paraît avoir eu du mal à retrouver une fonction après trente-cinq ans à Saint-Genest, sans même parler des dix années précédentes à Oullins ou Cîteaux.

Né à Saint-Etienne le 3 avril 1843, d’un père armurier, le père Cœur est donc un enfant de la ville, issu d’un milieu de travailleurs manuels, assez spécialisés cependant pour n’être pas entièrement assimilables à de simples ouvriers 867 . Rien toutefois ne permet de parler de la moindre aisance, et il est tentant de voir dans cette origine manuelle et urbaine la source de sa fascination pour la terre, celle que l’on possède ; celle aussi qui donne une vie saine et un travail régénérateur. Le seul élément, et encore ténu, qui pourrait témoigner d’une éducation chrétienne un peu poussée est l’adjonction à son seul prénom officiel d’état civil, Claude, de celui de Marie ; le parallèle est tentant avec le père Berjat, consacré par sa mère à Notre-Dame de Valfleury.

Cœur a subi de nombreuses critiques. Celle dénonçant son autoritarisme est sans doute fondée, mais on peut y voir aussi une volonté d’assumer sa responsabilité. Ce sont ses échecs qui la rendent détestable, mais on peut aussi invoquer son dynamisme qui a conduit la colonie a une certaine prospérité jusque vers 1890-1895. Rien ne dit du reste que cet absolutisme a été entièrement désiré, puisque après tout Cœur a tenté à de nombreuses reprises de se trouver des successeurs, sans succès. Les échecs nombreux qu’il a dû subir ne l’ont pas affaibli, et le plus souvent ce sont des événements soit extérieurs, soit affectant l’ensemble de la congrégation, qui en sont la cause. Par ailleurs, il a bien dû posséder un certain charisme pour attirer à lui des loyautés et des seconds dévoués, et un certain dévouement à l’œuvre pour les conserver.

Sur le plan financier, les choses sont moins claires. Il est discutable en effet d’utiliser des fonds, qui ne sont pas tous personnels, pour procéder à des achats de terres, certes destinés à être mis à la disposition de la colonie, mais malgré tout en son propre nom, restant ainsi assuré de peser sur le devenir de la maison. En un sens, cette façon d’agir est assez comparable à l’organisation de la Société immobilière de Saint-Joseph où les domaines sont la propriété personnelle de quelques prêtres dirigeant aussi la congrégation ; à ceci près cependant que le recul aurait pu permettre à Cœur de juger des difficultés qu’une telle situation peut créer, lui-même l’ayant vécue, mais dans le rang des opposants, dans la période qui précède la vente de Cîteaux. D’autant plus que les courriers de Cœur et les documents concernés montrent une certaine fascination pour les opérations financières et les achats d’actions. A plusieurs reprises, le jeune homme qui le conduira au tribunal pour la signature de traites illégales lui a fourni des renseignements boursiers. D’autres personnes, dont certains participeront à la dissolution de la Société des Fermes-écoles, paraissent avoir eu accès à lui par ce biais. Plusieurs lettres échangées avec Jules Schlotterbeck, connu à l’origine par l’Œuvre des Orphelinats agricoles dont il était l’agent général (quelque chose comme un directeur) qu’il quitte ensuite pour suivre Mgr de Forges, laissent même entrevoir une fin politique ou idéologique, comme on peut aussi le voir dans l’argumentaire concernant le Meix-Tiercelin : participer à des opérations financières et boursières peut être une façon d’amener à être bien utilisé, dans un sens plus moral, un argent qui sinon servirait à l’exclusive spéculation des Juifs et autres dangereux modernistes, au risque de se retourner un jour contre l’Eglise. Enfin, on peut imaginer que Cœur, boursicotant, avait l’espoir de pouvoir mettre au service de son œuvre, et ainsi en quelque sorte de le moraliser, l’argent produit par ses combinaisons. Il reste que l’Eglise n’a jamais vraiment vu la spéculation d’un bon œil 868 , et que ce genre d’activité chez un prêtre par ailleurs si pieux, parfois jusqu’à un certain ascétisme, ne laisse pas de surprendre.

Il s’y ajoute, toujours dans ce côté un peu malsain dénoncé par ses adversaires, un certain goût pour la plaidoirie qui le conduit à pas mal fréquenter les tribunaux. Là encore, la part du souci de protéger l’œuvre et de l’esprit chicanier n’est pas facile à établir.

Même ses amis, ceux qui l’ont toujours été ou ceux qui finissent par le devenir, tout en marquant leur respect pour son esprit combatif en même temps que pieux, ne peuvent s’empêcher de remarquer que son caractère peut lui susciter des inimitiés. Ainsi le père Donat, dans une lettre non datée mais qui paraît dater de la période du retour de Bérerd à la tête de la congrégation, lui fait quelques amicaux reproches 869 . Il lui conseille « plus de calme pour vous-même et en vous-même », plus de tolérance pour autrui, et ajoute :

‘« C’est peut-être votre façon de parler ou d’agir trop carrée et n’admettant pas assez d’observations à certains moments, qui a pu vous faire accuser d’ambition par des imbéciles ou par des esprits faux. »’

On retrouve bien là le caractère à la fois un peu hautain et entreprenant, déjà entrevu, et que dénote aussi sa physionomie sur la seule photographie que nous avons pu trouver de lui 870 quelque chose de sec et nerveux dans une taille plutôt petite et un visage acéré. Et si nous ne savons rien de sa piété, ses bonnes relations avec les Sulpiciens, la longueur de ses journées (lever vers 4 heures, et coucher tardif puisqu’il doit chaque soir se mettre au courant des rapports journaliers qui doivent être rendus le lendemain matin, avec les décisions conséquentes éventuelles) comme certaines remarques relevées ici et là dans des lettres où transparaît une certaine attirance pour un conservatisme politique assez proche du royalisme, conduisent à voir en lui un esprit traditionnel qui a dû se traduire dans sa pratique religieuse. S’il y a solennité et apparence de faste, c’est dans l’organisation des cérémonies, religieuses d’abord, mais aussi internes à la colonie ; et dans les deux cas il s’agit de servir Dieu, de lui attirer les jeunes gens qu’il faut réformer, ou de porter haut la renommée d’un établissement qui entend le servir au mieux. En revanche, il est vraisemblable qu’il a pratiqué un certain mépris des choses corporelles. Si, comme le père Rey, il n’est pas allé jusqu’au mépris de la propreté au prétexte que la coquetterie amollit (les bains sont quotidiens, mais à l’eau froide), les remarques que l’on a pu lire concernant l’austérité de la vie dans la maison, la frugalité des repas (en qualité au moins), le caractère parfois proche de la vie conventuelle du règlement, ainsi que les nombreuses activités physiques auxquelles les prêtres de la maison sont aussi soumis, montrent bien qu’il demeure chez lui une certaine crainte du corps et de l’animalité qui peut s’y réveiller. Ascète, on ne sait pas. Méfiant face aux pulsions physiques, c’est évident. Son dernier acte, qui est en quelque sorte son véritable testament, est de demander que ses derniers biens soient consacrés à une œuvre d’expiation à la mémoire des membres de la congrégation de Saint-Joseph.

Evidemment, il y a contradiction entre ce rigorisme qui n’est ni original, ni apparemment affecté, et le goût de la spéculation financière. Mais la conclusion est moralement satisfaisante, puisque en fait, mal conseillé ou peu compétent, ses opérations boursières ne paraissent pas lui avoir rapporté grand chose. Juste avant la guerre, un de ses derniers procès l’oppose à une banque de Saint-Etienne, titulaire de ses comptes et de ses titres, en raison d’un considérable découvert. Mettant toutes ses ressources dans une colonie qu’il ne parvient finalement pas à sauver, vieillissant et sans successeur, on peut dire qu’il est mort pauvre, et qu’il n’a retiré aucun profit de ses activités.

Quant au profit moral, nous sommes incompétent pour en juger. Il paraît évident que Cœur était convaincu de la portée morale de son action en faveur des enfants ; il y a consacré trop de temps pour qu’il n’ait pas été certain que c’était là sa vocation. Au cours de ses dernières années à Saint-Chamond, il l’a en quelque sorte continuée en s’occupant d’un patronage de jeunes filles et d’une aumônerie scolaire. Même la presse républicaine qui ne l’a pas épargné en 1900, finit par reconnaître la valeur de son engagement. La Tribune qui fait de lui en 1920 le portrait qu’on a cité, salue sa mort en 1926 en le décrivant ainsi 871  :

« Ancien supérieur de la maison de Saint Genest Lerpt, il s’était attaché à l’éducation, par le travail, des jeunes gens dont le caractère indocile avait nécessité quelques sanctions. »

Dans les années 1920-1930, Berjat, devenu vice-recteur de Fourvière puis chanoine honoraire, continuera d’essayer d’aplanir les difficultés de sa succession. Une telle fidélité laisse supposer de la part de son bénéficiaire quelques qualités personnelles, et une capacité, même après la mort, à susciter et conserver les amitiés.

8- Colonie de Saint-Genest-lerpt, le père Cœur (ADL, 85J)
8- Colonie de Saint-Genest-lerpt, le père Cœur (ADL, 85J)
9- Colonie de Saint-Genest-lerpt, le père Cœur sur son lit de mort (ADL, 85J)
9- Colonie de Saint-Genest-lerpt, le père Cœur sur son lit de mort (ADL, 85J)

Dans un contexte stéphanois propice aux œuvres privées, puisqu’on peut considérer que celles qui concernent la protection de l’enfance sont la poursuite des nombreuses œuvres d’entreprise existantes, ce sont les plus traditionnelles qui paraissent avoir le plus grand avenir.

L’abbé Delajoux connaît l’échec davantage par les mauvaises conditions dans lesquelles il s’installe (ce que l’on pourrait appeler ses mauvaises fréquentations : prête-nom dans la réalisation un peu suspecte d’une propriété) qu’en raison de son projet même, bien accueilli et soutenu par les autorités locales qui s’y engagent avec lui. De leur côté, le Refuge et la colonie de Saint-Genest-Lerpt accèdent à une certaine pérennité, dans le premier cas encore grâce au soutien permanent des autorités locales (municipales surtout) et ce malgré une campagne de presse que les magistrats s’emploient à minimiser, et dans le second en raison de la personnalité riche et active du père Cœur. Dans les deux cas, on peut réellement parler d’une insertion dans les dispositifs locaux de prévention, au point que le Refuge et la colonie de Saint-Genest paraissent avoir été considérés sur place comme la personnification des maisons de correction, l’un pour les filles, l’autre pour les garçons. Mais ce sont finalement à travers eux les solutions très traditionnelles de l’éloignement, de l’enfermement et du travail qui sont ainsi confortées, même si à la colonie de Saint-Genest-Lerpt les parallèles repérés avec la pédagogie de Don Bosco peuvent donner une image assez moderne de l’établissement 872 .

Le seul organisme réellement novateur, en ceci qu’il se préoccupe concrètement et de façon individuelle du sort des enfants, et est directement issu d’une implication réelle et d’une habitude ancrée de visite des taudis — le Sauvetage de Louis Comte — n’a qu’une existence brève et discrète. Faut-il en déduire que la Loire, conservatrice en ce domaine au moins, répugne (en la personne de ses élites : magistrats, représentants de l’administration centrale et locale, entrepreneurs) à des solutions trop novatrices ? On pourrait le dire si les exemples du Patronage Saint-Joseph ou du Foyer des jeunes ouvrières issu du Patronage des détenues et libérées ne montraient qu’existe une réelle volonté de partir des besoins constatés pour créer des institutions dont la vie ensuite est longue. Le Refuge lui-même, évoluant de la maison de correction au foyer de jeunes filles, montre une semblable capacité d’adaptation. Quant à Saint-Genest, son originalité tient moins dans ses principes que dans leur mode d’application, où on peut voir une certaine richesse pédagogique. Il reste cependant que c’est leur dimension catholique qui permet d’unir ces œuvres, de sorte qu’on peut émettre l’hypothèse que c’est son caractère protestant, laïque à tout le moins, qui a condamné le Sauvetage en le coupant dès sa naissance de la plupart de ses bienfaiteurs potentiels. Il n’est pas exclu non plus que Comte, absorbé par de multiples activités, n’ait pu consacrer à l’animation du Sauvetage tout le temps nécessaire.

Mais le souci moral affiché par Comte, par ses contemporains comme par la législation, ainsi que cet autre souci de renforcer — surtout dans la population ouvrière — la cellule familiale, l’ont amené à développer une forme de prise en charge assez originale. Car si des maisons de correction, conçues comme des internats surtout ruraux, ont existé pour réformer l’enfant difficile ou délinquant, et à défaut pour protéger leur famille et la société par l’enfermement, le placement chez des agriculteurs donne une autre portée au mythe de la campagne régénératrice. A l’éloignement de la ville criminogène s’ajoutent les vertus de la famille et du foyer. Plus que l’Assistance publique qui ne l’a sans doute jamais réellement théorisé, Louis Comte — sa formation religieuse a pu l’y aider, tout comme ses idées politiques — a cherché dans ce type de placement quelque chose qui relève de la concorde sociale. Ses placements lui servent à entretenir des liens entre ville et campagne. Il ne cherche pas seulement à opposer les deux milieux, par leur mode de vie et leur rapport aux autres et au travail, mais aussi à faire se rapprocher ce que chacun d’entre eux peut avoir de bon.

Cette individualisation rejoint l’idée de prévention et de dépistage, dont Louis Comte est loin d’être l’inventeur puisqu’un maillage de la ville de Saint-Etienne existe avant lui, mais il lui donne une portée moins médicale que sociale. Il est moins question d’éviter une contagion que de permettre de développement économique et social des taudis : les pauvres ne sont pas responsables de leurs conditions de vie, la société en les aidant se protège elle-même et contribue finalement au développement général. Ce travail de terrain, ce souci de la famille et de ses vertus éducatives, font que par la personne de Louis Comte s’opère un passage de la philanthropie à l’action sociale, que d’autres reprendront et développeront ensuite. C’est bien lui qui, sur place, exprime le premier et avec une force que confirment ses autres engagements, que c’est la misère qu’il faut combattre avant toute chose.

Mais c’est dans la période suivante que ces principes seront repris et amplifiés.

Notes
867.

« L’an mil huit cent quarante-trois le trois avril à midi par-devant nous adjoint officier de l’Etat Civil de la ville de St Etienne (Loire) est comparu François Cœur, âgé de vingt-huit ans, armurier rue Valette, lequel nous a présenté un enfant mâle né ce jour à neuf heures de lui déclarant et de Marie Minjard sa femme auquel il a donné le prénom de Claude.

Le tout fait en présence de Pierre Minjard âgé de trente ans armurier même rue oncle de l’enfant et de Claude Maguin âgé de quarante ans armurier rue St-Roch soussignés avec nous… » Un père armurier, deux armuriers dont un oncle pour témoins : le père a l’air bien inséré dans son milieu professionnel.

868.

Sauf peut-être quand il s’agit de la distribution d’indulgences…

869.

ADL 85J.

870.

ADL 85J. Victor Degorgue en propose une autre, où le visage est nettement plus gras, et la taille toujours petite. Mais la comparaison avec la photographie prise sur le lit de mort de Cœur, elle aussi dans ADL 85J, nous fait préférer « la nôtre »…

871.

La Tribune Républicaine, 6 septembre 1926.

872.

Rien ne permet de dire que ces parallèles sont de réels emprunts, hormis la relative concordance des dates. Cependant, on notera cette notice nécrologique consacrée à Don Bosco parue dans L’Orphelin de mars 1888 (n°3), la revue de la Société de patronage des Orphelinats agricoles du marquis de Gouvello, dont le père Cœur , un temps, a été proche. Elle note en particulier l’intérêt de la méthode de Don Bosco, « toute dans la douceur et l’amour, qui produisent des caractères fortement trempés. Ce système qu’il a légué à ses disciples est d’encourager toujours et de n’humilier jamais ; de relever les caractères au lieu de les briser, de diriger la volonté vers le bien au lieu de l’anéantir. » Saint-Genest aurait parfaitement pu revendiquer des objectifs semblables.