1) Des campagnes nationales

Dès 1909, le journal L’Assiette au beurre dénonce « les tortionnaires de Mettray » 915 . Pourtant, c’est dans les années 1925-1935 que le mouvement d’opinion se précise. En 1924, le journaliste Louis Roubaud 916 , après avoir visité Eysses, Belle-Ile et Doullens, établissements pour mineurs dépendant de l’administration pénitentiaire, provoque une première campagne de presse dans le Quotidien de Paris, contre les « bagnes d’enfants ». Ses articles sont publiés en volume en 1925 sous le titre Les enfants de Caïn.

Alexis Danan, déclenche quelques années plus tard un nouveau mouvement par ses articles dans Paris-Soir. Parlant des enfants recueillis par l’Union française pour le sauvetage de l’enfance ou de ceux de l’Assistance publique, il commence sa « croisade ». Il voit des médecins, le juge Henri Rollet, visite les établissements de Belgique, de Vienne, d’Alsace, les maisons de correction de Belle-Ile, Mettray, Aniane, Eysses, Clermont, la Faye, Cadillac, et enfin le bagne de Cayenne.

De ses visites dans les établissements d’Autriche ou de Belgique, dans les cabinets de juges, il tire dix-huit articles, puis un livre, Mauvaise graine, qui provoquent une certaine émotion :

‘« On ne connaissait rien à ces histoires d’enfants anormaux. Il y avait de sales gosses, bien sûr. On n’avait qu’à regarder autour de soi, dans la rue, ou lire les journaux. Mais c’étaient les enfants des autres. Dieu nous préserve. Les siens, à soi, on était là pour les faire aller droit. C’était une affaire de taloches et de catéchisme. » 917

L’émotion du public ne l’amène cependant ni aux questions ni aux actes ; un tel sujet touche au secret des familles et il serait inconvenant d’en vouloir savoir davantage. Mais rien n’empêche le journaliste d’entretenir cette émotion.

Après Albert Londres et Louis Roubaud, Alexis Danan va au bagne et passe un mois à Saint-Laurent-du-Maroni, où il consulte les dossiers et rencontre des forçats libérés. Il voit les relégués de Cayenne, des évadés en Amérique Latine. Ses cinquante-deux articles publiés sous le titre de Cayenne ont contribué à la fermeture du bagne.

A Cayenne, Danan écoute les récits des anciens de bataillons d’Afrique, des anciens pupilles de Belle-Ile, Mettray ou Eysses. A l’été 1934 éclate la révolte de Belle-Ile, qui fait un certain bruit 918 et relance l’intérêt du public pour le sujet. Ses enquêtes et les témoignages reçus amènent Alexis Danan à publier de nouveaux articles sur Mettray, Aniane ou Frasne-le-Château. Les bagnards, libérés ou non, lui ont montré Cayenne comme suite logique de l’humiliation connue en colonie. Belle-Ile ravive le souvenir, et la blessure. Le secret qui entoure ces maisons, et lui interdit toute visite, l’aiguillonne. En juillet 1936, un enfant reçoit, à Eysses, un coup de sabre sur la tête. En avril 1937, à Eysses encore, un enfant meurt. Quelques jours plus tard, et à la suite de l’intervention d’Alexis Danan, le Garde des Sceaux Rucart fait murer la cellule 19 d’Eysses et annonce la réforme des maisons de correction. Mettray, dont les enfants envoyés par l’Assistance publique et la Justice sont retirés, ferme la même année 919 , après avoir tenté de faire condamner Danan, non pas pour avoir menti dans sa description, mais pour avoir accusé le doyen Berthélémy, président du conseil d’administration, de détournement de fonds, et la colonie de malversations financières notamment en trichant sur le pécule 920 .

Mais Alexis Danan qui sait émouvoir et créer un mouvement d’opinion, fonde également en 1936 les Comités de vigilance qui prendront plus tard son nom, pour venir concrètement en aide aux enfants, quitte à s’affranchir parfois de la légalité. D’observateur, il devient acteur. Ces Comités, certes moins visibles aujourd’hui, existent encore.

En somme, ce qui est en cause dans ces affaires, c’est que la distinction entre maison de correction et prison est loin d’être évidente, au moins en pratique, quand on ne va pas jusqu’à montrer des conditions de séjour pires encore. En d’autres termes, il devient choquant, même si c’est pour en préserver la société, d’enfermer des enfants dont le caractère intrinsèquement mauvais est contesté, et dont on fait des victimes du système. Au contraire, on montre les bienfaits des organisations ouvertes, où l’enfant est mis en situation de responsabilité et où on lui fait confiance ; où il est en un mot traité en être humain. L’accumulation des exemples et des témoignages rend le réquisitoire difficilement contestable.

Cependant, nous avons également vu dans la même période apparaître des textes officiels réclamant eux-mêmes des solutions plus douces, et laissant entendre que le recours à la prison est, sinon à proscrire, du moins à limiter. C’est le cas pour la détention préventive à laquelle la Maison d’accueil doit suppléer. Nous avons même lu, sous la plume de magistrats ou de représentants de l’Etat, avant même la Première Guerre mondiale, des jugements peu amènes sur la prison appliquée aux mineurs, dans le cas un peu particulier de la correction paternelle.

Notes
915.

1839-1937, la colonie pénitentiaire agricole de Mettray, un siècle d’histoire de l’éducation des Enfants assistés et Condamnés, tiré à part du magazine La Touraine, 1989, non paginé.

916.

Alexis Danan lui reproche, à lui ancien pupille, de n’avoir pas poussé plus loin sa campagne. Alexis Danan, L’épée du scandale, trente ans au service de l’enfance malheureuse, Paris, Robert Laffont, 1961, réédité en 1983 par La Tribune de l’Enfance chez Compédit-Beauregard, 308 p., p. 172.

917.

Alexis Danan, op. cit., p. 97-98.

918.

Jacques Prévert en tire La chasse à l’enfant, et un scénario : L’île des enfants perdus, devenu après la guerre La fleur de l’âge, dont le tournage ne sera jamais terminé. Jacques Prévert, La fleur de l’âge, Drôle de drame, scénarios, Paris, Gallimard, 1988, 361 p.

919.

Alexis Danan, op. cit., mais aussi Une croisade de trente ans, tiré à part de son exposé à l’assemblée générale des Comités de Vigilance, 20 mars 1966, et « Naissance d’une croisade », in La Tribune de l’Enfance, n° 131, mars 1976, p. 9-19. Et 1839-1937, la colonie pénitentiaire de Mettray…, brochure citée.

920.

Condamné finalement à verser un franc au doyen Berthélémy, dont rien ne prouve qu’il a bénéficié de l’argent effectivement détourné, Danan a cette cruelle pique à son propos : « S’il devait devenir un jour ministre, et de la Justice, comme l’inépuisable ironie des dieux le voulait, ce fut sur les grises rives de l’Allier. Un ministre de temps de faillite. »