2) Une campagne locale

Même si l’information sur les choses de l’enfance fait partie des objectifs de la Fédération 921 , nous pouvons supposer qu’il y a une relation de cause à effet : dans la même période, du 18 novembre 1934 au 6 mai 1935, la presse stéphanoise publie une série d’articles sur « le relèvement de l’enfance en danger moral ». L’initiative en vient de la Fédération 922 , avec le soutien du parquet et du Comité des enfants traduits en justice. Son but est de faire connaître au public et de « lui faire apprécier à leur juste valeur les maisons de redressement » destinées au « relèvement de l’enfance en danger moral ».

L’intention informative est affirmée, mais aussi le souci de montrer ce que deviennent les enfants du département lorsqu’ils sont placés. Le sujet est donc volontairement limité au cas local. La référence aux campagnes de presse nationale n’est qu’allusive ; on peut l’entrevoir dans cette volonté de « faire apprécier à leur juste valeur » les établissements.

C’est François Leboulanger qui signe le premier article, non pas au titre d’inspecteur de l’Assistance publique, mais comme secrétaire général de la Fédération. Peut-être faut-il voir une façon discrète de revendiquer une certaine liberté de pensée ou de parole dans cet abandon de son titre officiel à la tête d’une administration pourvoyeuse des établissements étudiés. Outre donc la distinction annoncée entre établissements publics destinés à « redresser les mineurs déjà nettement corrompus par une éducation appropriée et un enseignement professionnel » (qui d’ailleurs ne sont pas traités dans cette série) et les « établissements charitables à caractère éducatif qui s’adressent aux mineurs en simple état de danger moral », on peut lire ceci, qui montre bien une intention militante. Des incidents graves appellent périodiquement l’attention du public sur les « maisons de redressement moral de la jeunesse »,

‘« mais il peut arriver parfois que les chroniqueurs, animés certes des meilleures intentions, mais peu familiarisés avec la psychologie des sujets dont ils enregistrent les doléances, brossent un tableau poussé à l’extrême de quelques incidents. »’

Sans doute, toute brutalité aux enfants est inexcusable et condamnable, mais apprécier équitablement les méthodes de redressement et les actes qu’elles entraînent oblige à connaître d’abord la nature de certains mineurs vicieux « pour lesquels toute mesure de détente ou de simple bienveillance paraît faiblesse ». Autrement dit, l’exceptionnelle perversion de certains enfants peut expliquer, sinon justifier, une sévérité exceptionnelle ; l’autorité du professionnel en fait foi.

Les articles suivants seront donc objectifs, fondés sur des visites et sur l’expérience de plusieurs années de placements d’enfants de la région, par les autorités administratives ou judiciaires. L’intention est vive d’opposer au journaliste, plus ou moins dilettante et incomplètement informé, la vérité et l’expérience du technicien. C’est finalement la reprise, mais contre un adversaire qui n’est pas nommé, de l’argument de la querelle qui opposera plus loin la vérité scientifique du médecin aux élans du cœur des avocats.

Successivement sont ainsi présentés l’Œuvre de l’enfance délaissée fondée par l’abbé Fouque à Saint-Tronc près de Marseille (article de François Leboulanger), le Bon Pasteur d’Orléans (Mme Rousseau), la colonie agricole de Mettray (Marinette Heurtier), le Bon Pasteur d’Ecully (André Mailhol), le Bon Pasteur du Puy (François Leboulanger), l’Institut médico-pédagogique de Hoerdt (Marinette Heurtier) et l’Ecole professionnelle de Sacuny-Brignais (André Mailhol). Ces établissements sont pour une bonne partie ceux qui sont utilisés par l’Assistance publique de la Loire pour placer ses pupilles difficiles, ce qui permet effectivement aux auteurs de parler d’expérience 923 .

En cours de route, un article de François Leboulanger dénonce le danger des campagnes de presse, à travers l’exemple d’un pupille n’ayant eu à se plaindre au retour d’un « patronage » que de quelques broutilles comme la difficulté de se laver correctement ou la violence des surveillants séparant deux garçons surpris couchés ensemble, et qui à la lecture d’un article consacré à ce même établissement rédige dix pages de « souvenirs » inventés. Sa conclusion est de deux ordres : dans les établissements, de telles chroniques à sensation créent un trouble difficile à réparer, et surtout elles sont stériles. « Les réformes les mieux étudiées ne sont pas toujours celles qui s’élaborent dans le tumulte de la place publique. » La série se clôt par un article d’André Mailhol consacré au délégué à la liberté surveillée.

Plusieurs traits sont à relever. D’abord, la plupart des visites racontées sont accompagnées d’un entretien avec les mineurs du département qui sont placés dans l’établissement. Si récriminations il y a, elles sont minimes. Ensuite, il est dit un mot des résultats obtenus : en général, ils sont bons. C’est bien le moins puisque les auteurs sont aussi prescripteurs. Des réserves toutefois apparaissent : au Bon Pasteur du Puy, peut-être faudrait-il veiller davantage à ce que le séjour des filles ne soit pas excessivement prolongé ; à Mettray, on reconnaît volontiers que le nombre d’enfants et surtout les difficultés à recruter un personnel subalterne de choix nécessitent une amélioration. Non sans ajouter cependant :

‘« Il faut savoir que les tribunaux confient à Mettray les adolescents déjà tombés bien bas, des récidivistes auxquels on évite encore la maison de correction de l’Etat. »’

Il est facile d’émouvoir par la description de ce « bagne d’enfants » : lieu de perdition de jeunes âmes innocentes expiant la misère de leurs parents. Il est normal de conclure à la fermeture de Mettray en lisant que les enfants y sont mal nourris, roués de coups, et servent à enrichir les actionnaires de la maison.

‘« Que dirait-il ce même profane, si le soir même son bureau était cambriolé par un chef de bande de 16 ans, s’il pénétrait ensuite dans le foyer du coupable, le plus souvent rongé par le vice plus que par la misère, s’il constatait enfin que le père et la mère disent :“Je n’ai jamais pu rien en faire, que le Tribunal en dispose“ et qu’on lui confie le sort de cet homme de 16 ans ? »’

Car il s’agit d’un enfant dont toute l’éducation est à (re)faire : lui apprendre à lire et à écrire, éveiller son sens moral alors qu’il n’en a pas, le redresser enfin, avant finalement de le relever par le travail. Ce que des parents, certes pauvres, n’ont pas su faire, le lecteur bien intentionné ne pourrait pas davantage s’en acquitter. Cette particulière transposition de la parabole de la paille et de la poutre, qui reconnaît bien volontiers les causes sociales de la délinquance mais fait du vice le corollaire de la misère, reprend l’opposition entre profane et professionnel. Ni le rédacteur de « chroniques sensationnelles », ni son lecteur, n’ont la capacité de juger de ces enfants ni des conditions de vie qui leurs sont faites.

L’intention de répondre aux Roubaud et Danan est donc claire. Et si l’on peut s’inquiéter de ces spécialistes et techniciens qui ne peuvent guère critiquer trop fortement un système qu’ils utilisent et donc entretiennent, ceux-ci revendiquent néanmoins leurs qualités de cœur, comme André Mailhol dans sa thèse consacrée à la colonie d’Aniane :

‘« Nous tous, qui espérons fermement que les jeunes délinquants peuvent être rééduqués, qu’il est parfaitement possible de modifier leurs instincts pour si mauvais qu’ils soient, nous devons combattre de toutes nos forces les opinions erronées, les mensonges qui rendent vains les efforts accomplis par des cœurs généreux. » 924

Le contraire en somme d’un Barrès s’embarquant pour Verdun : « allons nous émouvoir »…

Malgré tout, dans la description que Marinette Heurtier donne de l’établissement de Hoerdt, on retrouve quelque chose de cet enthousiasme éprouvé par Alexis Danan en Autriche, en Belgique ou en Alsace. On y remarque aussi que, trois ans après le voyage qu’elle y a effectué pour se former, elle a conservé des rapports étroits avec son directeur le docteur Simon ; elle mène encore à l’occasion les enfants se promener au bord du Rhin. On peut railler sa défense de Mettray, son recours à des arguments de défense de l’ordre bourgeois, et rappeler sa conception de l’enfance déficiente, mais elle est aussi celle de l’époque ; on ne peut cependant pas nier son engagement personnel. Le reste est affaire de conscience.

Si effectivement la résurrection du Comité de patronage des Enfants délinquants et en danger moral et l’ouverture de la Maison d’accueil, destinée entre autres à éviter aux mineurs la détention préventive, est contemporaine de ces mouvements d’opinion contre les « bagnes d’enfants », il reste donc que les promoteurs du projet n’ont pas été mus par un quelconque dégoût du régime en vigueur dans ces établissements. Il s’agit davantage pour eux d’établir une gradation des mesures de rééducation, plus ou moins fermes selon que l’enfant est plus ou moins perverti. Le développement de l’assistance éducative et de la liberté surveillée, auquel ils participent également, l’ouverture de la Maison d’accueil, peuvent parfaitement coïncider avec la défense des colonies pénitentiaires, dès lors que ces établissements sont utilisés comme il convient et pour les enfants qui en ont effectivement besoin : le placement ne s’y fait qu’en cas de nécessité constatée et cesse dès lors qu’il a porté ses fruits. Mais là encore, dans le choix de l’établissement sans doute, comme dans la constatation de l’amendement qui met fin au placement, on reste dans un jugement de professionnel jaloux de ses prérogatives 925 . On ignore en revanche le jugement qu’ils portent sur les établissements publics, qu’ils ne décrivent pas et où ils n’envoient apparemment pas d’enfants ; on peut douter qu’il soit bien différent. A l’assemblée générale d’avril 1938, François Leboulanger accueille cependant avec une certaine faveur l’annonce de la réforme des colonies publiques de Saint-Maurice et d’Aniane, et la fermeture d’Eysses. Et il se dit évidemment tout à fait favorable au développement d’établissements comparables à la Maison d’accueil.

Mais c’est également avec une certaine satisfaction qu’est accueilli, dans ce même discours de 1938, le projet de transformer le sanatorium (et ancien séminaire) de Saint-Jodard en pensionnat pour trois cents à quatre cents enfants délinquants. François Leboulanger espère pouvoir y ouvrir une section pour les pupilles difficiles de l’Assistance publique. Car « seule, la discipline militaire, en l’état actuel des choses, est susceptible de les redresser, mais tous n’ont pas vingt ans et tous ne sont pas soldats. » 926

On peut sans doute en rapprocher l’existence, attestée en 1943, d’un centre de rééducation pour délinquants dépendant du Prado de Lyon à Saint-Romain-le-Puy. Il s’agit vraisemblablement de la reprise de la maison ouverte en 1938 par la congrégation de l’abbé Fouque, gestionnaire de l’établissement de Saint-Tronc. La guerre aura provoqué la fermeture de cette maison, trop éloignée de Marseille. C’est Marinette Heurtier qui, en mettant en relation le Supérieur de la congrégation avec Antoine Pinay, a permis son ouverture 927 .

En d’autres termes, la Fédération se fait en quelque sorte l’écho des débats en cours, et même y participe. Ceux qui s’expriment en son nom ne sauraient prendre des positions trop avancées et parler contre ce qui existe, mais ils n’hésitent pas cependant à parler pour ce qu’ils voudraient voir se développer : des Maisons d’Accueil, des centres sur le modèle de Hoerdt. Mais ils montrent aussi, dans leurs textes, une volonté de diversification et de gradation des mesures possibles : le développement des déléguées à l’assistance éducative est contemporain de l’annonce bien accueillie de l’ouverture de Saint-Jodard. Dans cette progression, l’internat a sa place. Il n’est pas la seule réponse aux situations de délinquance ; il est l’une des nombreuses réponses souhaitables.

Relevant du même objectif d’information du public, on relèvera la série de conférences données au début de 1938 par des membres de la Fédération, même si on se contente cette fois de choses plus générales, et presque mondaines par la forme choisie comme par la façon dont la presse s’en fait l’écho. Nous en avons relevé quatre, dont les comptes-rendus figurent dans les registres de délibération de la Fédération 928 . En janvier, Simone Levaillant parle de la déchéance et de la correction paternelles ; en février M. Folliet, inspecteur de l’Enseignement primaire, de l’obligation scolaire ; en mars François Leboulanger de la protection des enfants en-dehors de l’Assistance publique (ce qui, au vu de sa fonction, est un peu provocateur).

Si on y ajoute l’allocution radiodiffusée de François Leboulanger sur Lyon-PTT le 16 décembre 1937, on peut dire que pour la Fédération des Œuvres de l’Enfance et les associations proches, la presse, et singulièrement la presse locale, est un allié fidèle.

La volonté de cette sorte de contrôle de l’opinion, par l’utilisation des titres et compétences de ses membres, a visiblement pour la Fédération un double but : celui évidemment d’offrir un relais public aux œuvres adhérentes qui, mieux connues, disposent dès lors de davantage de ressources financières et bénévoles, et plus largement du soutien de la population, mais également celui de n’offrir qu’une image positive du secteur de l’aide à l’enfance. La Fédération est en ce sens un lieu de pouvoir, opérant une sorte de discrète prise de contrôle : tout ce qui concerne l’enfance passe forcément par elle. C’est particulièrement le cas du Comité de patronage des enfants délinquants et en danger moral.

Notes
921.

Il y a aussi dans ses activités l’exposition itinérante qui visite tout le département, ou l’exposition du passage Sainte-Catherine à Saint-Etienne à partir de 1939…, consacrées essentiellement à la puériculture et aux soins à apporter aux enfants.

922.

Conseil d’Administration du 16 novembre 1934, largement repris à l’assemblée générale du 1er mars 1935. Il est également annoncé un article final sur les « méthodes de redressement employées dans ce domaine à l’étranger », jamais publié. Ces articles sont reproduits en Annexe 47.

923.

CAC, 19760175 article 6 : en 1935, l’Assistance publique de la Loire a placé trois pupilles dans des établissements de réforme : Mettray, le Bon Pasteur du Puy et Saint-Tronc. Il est précisé (lettre du préfet au ministre de la Santé, 8 mars 1935) qu’ils sont régulièrement visités par un fonctionnaire du service ou la « visiteuse d’hygiène sociale » de la clinique médico-pédagogique (c’est-à-dire par Marinette Heurtier). Dès que leur amendement est visible, ils sont immédiatement retirés et pourvus à nouveau d’un placement familial. C’est une façon malgré tout de montrer que de tels établissements ne doivent être utilisés qu’avec circonspection, et pour un temps aussi court que possible. La défiance éprouvée à leur égard n’est levée, partiellement, que lorsque les circonstances l’exigent.

924.

André Mailhol, La colonie industrielle et agricole d’Aniane, thèse de droit soutenue à la Faculté de Montpellier, 1927, 120 p., p. 120. André Mailhol y est dit diplômé ès sciences pénales, avocat à la cour d’appel, attaché au parquet du procureur de la République. En le retrouvant quelques années plus tard substitut à Saint-Etienne malgré les beaux espoirs de carrière qu’une titulature aussi ronflante peut laisser supposer, faut-il supposer qu’il a beaucoup sacrifié à la cause de l’enfance délinquante ? On peut faire le parallèle avec le petit ouvrage de Marie Rouanet, Les enfants du Bagne, Paris, Payot, 1992, 337 p., p. 275-309. André Mailhol y est du reste cité (note p. 289), et raillé pour son conformisme anti-onaniste.

925.

CAC 19760175 article 6, lettre du préfet au ministre de la Santé déjà citée : voir note page .