Le 21 avril 1932, lors de la réunion du Comité de l’Enfance anormale, tout semble en place : la consultation médico-pédagogique ouvrira début mai et aura lieu à la Maison Familiale chaque jeudi à 8 heures. Elle sera assurée à tour de rôle par les Drs Nordmann et Gonnet, avec la collaboration de Marinette Heurtier. Elle recevra « les enfants envoyés par le tribunal, ceux dépistés dans les écoles et envoyés par les médecins. » 934 Seul le vocabulaire a changé : la consultation, de « neuro-psychiâtrique », n’est plus que « médico-pédagogique » ; son objet demeure, lui, inchangé et prend toute sa valeur lorsque, à cette même séance, Marinette Heurtier rend compte de son voyage en Belgique et en Alsace 935 .
En définissant l’objet de son rapport — l’enfance anormale 936 —, elle reste bien dans le domaine médical :
‘« Les enfants “arriérés pédagogiques“ (…) sont ceux qui ne suivent pas leur classe, les doublent sans fruit, traînent dans la rue, deviennent des paresseux, puis des délinquants. Ces arriérés — en retard de trois ans d’âge mental, au maximum, sur les normaux — sont très éducables et c’est à nous de ne pas les laisser devenir des charges pour la société. »’C’est bien le discours déjà tenu par Simone Levaillant 937 , même si le lien entre arriération et délinquance est plus précisément montré, et c’est toujours l’éducation qui est présentée comme remède. Mais pour que ce remède soit efficace, il faut passer d’abord par un dépistage et un triage de ces enfants, puis confier les « éducables » à des classes aménagées où le dessin, la gymnastique, les promenades et le chant facilitent un enseignement allégé : langage, lecture, écriture et calcul 938 . L’« école-externat d’arriérés » existe, dans le groupe scolaire de la rue Descours. La clinique médico-pédagogique, où le « triage » s’opère, doit ouvrir sous peu.
Mais il ne peut s’agir que d’un début : centre de triage, la clinique médico-pédagogique est à l’origine de nombreux services puisqu’elle a pour fonction de mener à l’école-externat les « arriérés pédagogiques », à l’internat les « anormaux éducables », et enfin à l’asile les « anormaux profonds ». Elle dirige les délinquants vers la liberté surveillée (en cours de réorganisation sous l’impulsion de Simone Levaillant), le home de semi-liberté (qui n’existe pas encore en France), l’institut médico-pédagogique (qui n’existe qu’en Alsace) et enfin les « maisons de correction réservées vraiment aux responsables punis de prison. » Le parallèle est flagrant entre anormaux et délinquants, dans la gradation de leur dangerosité comme de leur traitement.
C’est ainsi un véritable programme de création et de construction que propose Marinette Heurtier, précisant même que c’est grâce à ce voyage qu’elle a véritablement saisi le problème de l’enfance délinquante, car la nécessité de rééducation se double de celle de protéger la société du crime à venir.
Mais pour rassurer ses auditeurs et montrer que le voyage qu’ils ont financé a aussi une utilité immédiate, Marinette Heurtier prend soin de préciser que, par les enquêtes sociales qu’elle a faites à Bruxelles à la demande d’un juge des enfants, par l’étude du droit français à laquelle elle a dû se livrer pour en discuter avec ses auditeurs belges, par les séances du tribunal de Strasbourg auxquelles elle a assisté, par les tests enfin qu’elle a pu appliquer, elle est parfaitement à même de remplir toutes les tâches que le Dr Nordmann voudra bien lui confier.
La possibilité de création d’un internat de rééducation n’en est pas moins mise à l’étude, et les trésoriers de la Fédération chargés de rechercher, assistés de Marinette Heurtier, les financements possibles.
La consultation en tout cas fonctionne, forte notamment du soutien du procureur. Une note envoyée par lui aux magistrats le 10 mai 1932 précise tout l’intérêt qu’elle peut avoir pour la Justice.
La consultation médico-pédagogique de la Fédération étant désormais à la disposition de la justice, les recommandations de la Chancellerie 939 prescrivant que tout mineur inculpé doit faire l’objet d’une enquête sociale et d’un examen neuro-psychiatrique, peuvent être observées. En effet, outre la fiche reprenant les résultats des divers examens physiques, neurologiques et psychiatriques, le « personnel auxiliaire » (assistantes sociales, infirmières visiteuses) peut être chargé d’une enquête sur le milieu familial et social des enfants.
« Tout inculpé mineur placé sous mandat de dépôt devra, dans les plus brefs délais après son écrou à la maison d’arrêt, être présenté au Centre de consultations médico-pédagogiques. » Un agent de police le conduira à la Maison Familiale, et remettra au médecin une lettre explicative et toute pièce de procédure dont la communication paraîtra utile. « Il sera opportun qu’en même temps une enquête soit effectuée par les soins d’une assistante du Centre sur les antécédents de l’inculpé ainsi que sur le milieu familial et social dans lequel il vit. » Cette consultation, précieux auxiliaire de la Justice, est également recommandée dans le cas où, sans inculpation, une décision concernant un mineur devrait être prise par le parquet (ce qui peut être le cas d’une mesure de déchéance). Elle tient donc en quelque sorte lieu de service social, à la disposition du tribunal et des magistrats 940 .
Le procureur signale par surcroît qu’un Comité des enfants traduits en justice existe, qui peut signaler « aux magistrats les mesures qui paraîtront devoir être prises dans l’intérêt des mineurs et de leur relèvement moral, et de veiller sur les enfants au cours de l’exécution des dites mesures. » Dans sa première partie, la phrase est un décalque presque parfait des termes utilisés par le Comité de 1909.
Enfin, le procureur fait savoir toute l’utilité que comporte une liaison régulière avec l’Office d’orientation professionnelle de Saint-Etienne, qui peut délivrer « des renseignements aussi complets et précis que possible sur les aptitudes professionnelles des mineurs. »
Intérêt de l’enfant, avenir professionnel et social : il y a une certaine différence de tonalité entre les termes utilisés par ce magistrat, et ceux qui sont en cours parmi les animateurs de la Fédération, d’autant plus paradoxal que nous retrouverons Marinette Heurtier et Simone Levaillant, pilier et inspiratrice de la consultation, dans le Comité de défense des enfants traduits en justice.
En 1937, une seconde consultation réservée aux enfants des écoles ouvre à la clinique municipale des écoles 1 rue Jean Macé. A partir du 8 janvier 1938, elles ont lieu tous les samedis à 8 heures 30. Elles sont également assurées par le Dr Charles Nordmann. Lettre du Dr Mossé, adjoint au maire, à François Leboulanger, 23 décembre 1937.
Le texte de ce compte-rendu est en Annexe 46.
On trouvera dans Jacqueline Gateaux-Mennecier, Bourneville et l’enfance aliénée, des indications intéressantes sur la conception de l’anormalité au début du siècle, et l’affrontement des différentes écoles essayant de développer des méthodes d’éducation. Mais le lien avec la délinquance n’est pas explicite. Jacqueline Gateaux-Mennecier relève, à la fin du XIXe siècle, quelques exemples d’incitation à la stérilisation des aliénés (p. 23). Cette idée survit, puisqu’on peut lire dans le compte-rendu de la Commission de l’enfance anormale du 17 février 1934, qu’un vœu portant sur la stérilisation des porteurs de maladies héréditaires est rejeté.
Et avec un vocabulaire tout aussi politiquement incorrect et cru, même si certains éléments comme le lien entre le retard scolaire et la délinquance ne sont pas sans rappeler certains discours actuels.
Osera-t-on rappeler les méthodes de Saint-Genest, les promenades, les séances récréatives, le cadre militaire en plus, évidemment ?
Dépêches des 26 juillet et 3 décembre 1929.
Michel Chauvière, Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy, Paris, Editions Ouvrières-Economie et Humanisme, collection « Politique sociale », 1980, 283 p., note ainsi (p. 20) que la plupart des œuvres créées dans les années 1930 visent au rapprochement d’un service social et d’une consultation d’hygiène mentale infantile.