2) Un rôle important d’auxiliaire de la justice

a) une forte présence autour des audiences…

Mais cet apparent éparpillement ne doit pas occulter le fait que la justice donne à la consultation, bon an mal an, la moitié de sa charge de travail (Graphique 17), et que les mineurs délinquants occupent dans le travail de la Fédération et de ses commissions une place importante.

C’est ce qui apparaît dans les jugements de l’année 1933 du tribunal pour enfants et adolescents de Saint-Etienne 958 . On ne reviendra pas sur le caractère dominant de la délinquance ainsi observée, que l’on pourrait qualifier de délinquance de consommation : sur soixante et onze condamnations, plus de 60 % le sont pour vol (57,7 %) et escroquerie (4,2 %). Et parmi les vols, un sur cinq concerne une bicyclette. C’est donc une petite délinquance d’envie, qui est le fait d’adolescents plus que d’enfants (95 % ont plus de treize ans), et essentiellement de garçons (91,5 %).

Plus : sur les cinquante-sept audiences de l’année 959 , Marinette Heurtier, notée comme déléguée, est présente à quarante reprises ; elle est donc susceptible d’intervenir dans 70 % des décisions. On supposera que dans la plupart des cas, elle a présenté une enquête sociale sur l’inculpé. Pour sa part, Simone Levaillant est présente onze fois comme avocate, soit à une audience sur cinq. C’est beaucoup plus que tous ses autres collègues, et le signe d’une certaine spécialisation de sa part, déjà évoquée.

Dès lors, on peut penser que c’est en raison de l’enquête sociale qui a précédé la comparution que les peines prononcées sont justifiées le plus souvent par des considérations sur le milieu familial et le caractère de l’enfant. Leur caractère moralisateur peut cependant surprendre, même si là encore il se rattache à ce que nous avons déjà dit de la façon de rendre la Justice des mineurs à Saint-Etienne.

Ainsi, un garçon de dix-sept ans poursuivi pour « blessures par imprudence » avec une arme à feu est acquitté pour avoir agi sans discernement et remis à sa famille sur laquelle « les renseignements sont excellents à tous égards ». Un autre, du même âge, poursuivi pour « rébellion à agents de la force publique » (circulant sur une bicyclette dépourvue de plaque, il a été interpellé par les agents, s’est enfui et, rejoint par eux, les a frappés) est également acquitté ; la bienveillance du tribunal est justifiée par le fait qu’il « est intelligent mais a reçu une mauvaise éducation et a toujours été livré à ses instincts violents » : on demande son placement chez un agriculteur. Un orphelin de seize ans, qui a volé un briquet d’une valeur de 40 francs, est confié à sa sœur de vingt et un ans : il est « travailleur, quoique peu intelligent ». Et deux garçons qui ont voulu se procurer frauduleusement des boyaux de bicyclette sont remis à leurs parents, qui promettent de les élever plus fermement. Au total, sur les cinquante-trois mineurs acquittés pour avoir agi sans discernement, onze sont purement et simplement remis à leur famille (20,75 %).

Lorsque les renseignements sont un peu moins bons, si la famille, malgré sa bonne volonté, a du mal à assurer la surveillance de l’enfant, parce que les parents travaillent ou que leur progéniture est nombreuse, la remise aux parents est assortie d’une mesure de liberté surveillée. Ils sont dix-neuf dans ce cas. Et pour la plupart (dix-huit), cette mesure est alors confiée au Comité de défense des enfants traduits en justice, et plus précisément à sa représentante : Marinette Heurtier, encore. De même, lorsque l’enfant est confié à un particulier (son patron par exemple), c’est également le Comité qui est désigné pour assurer la mesure de liberté surveillée. Dans trois cas même, le Comité est directement chargé de l’enfant, à charge pour lui de le placer ; dans un cas au moins il est explicitement demandé de le confier à un agriculteur.

Finalement, il ne reste que dix-huit enfants (34 %) placés en établissement, sous le régime de cette même liberté surveillée dont le nom alors, au moins pour son premier terme, est usurpé. Mettray en représente presque la moitié (huit cas). Ainsi, un garçon de quinze ans et demi est placé à Mettray en raison de sa « nature vicieuse » et parce qu’il est enclin à mal faire, et un autre de treize ans parce qu’il est « dénué de tout sens moral » et « enclin à la paresse ».

Mais même là, Marinette Heurtier intervient encore, puisque c’est elle qui est chargée d’accompagner les mineurs jusqu’à leur établissement de placement 960 .

A l’arrivée, seuls dix-huit mineurs sont véritablement condamnés, et encore essentiellement à des peines avec sursis (sept amendes, quatre peines de prison) ; un seul est condamné à de la prison ferme. Ajoutons que l’on peut entrevoir quelque chose d’assez proche de nos actuels travaux d’intérêt général : deux adolescentes, voisines irascibles qui se sont tiré les cheveux et sont poursuivies pour « violences légères », sont condamnées chacune à une journée de travail (on ne sait pas au profit de qui).

Au total donc, c’est le souci éducatif qui domine, malgré des aspects moralisateurs. La valeur de la famille reste dominante. Et la présence presque systématique aux procès d’un « conseil », délégué ou avocat, le plus souvent des deux, montre en tout cas qu’il n’est pas question d’abandonner les enfants délinquants, mais bien au contraire de les accompagner le plus loin possible.

Un texte de Simone Levaillant, qui malheureusement n’échappe pas à certains clichés (le vagabondage, unique cause de la délinquance), mais reconnaît cependant une sorte de sens moral aux enfants délinquants et reste dubitatif sur l’intérêt de la détention et de la maison de correction, reprend cette image de la famille comme lieu principal de socialisation, et contredit un peu ce que nous avons rapporté plus haut de l’assimilation qu’elle fait entre anormalité et délinquance.

Les futurs criminels ne sont pas tous des enfants vicieux ou anormaux. Ils appartiennent souvent à des familles d’ouvriers, honnêtes mais négligents. Car l’enfant doit être surveillé, poussé au travail, occupé par ses parents ; « ils n’y échappent pas sans engager lourdement leur responsabilité ». La famille est donc le premier (et principal) lieu d’éducation, et la formulation employée pourrait parfaitement sous-entendre des sanctions aux familles négligeant leurs devoirs, à commencer évidemment par le retrait de l’enfant. Toutefois, l’indulgence pour le petit criminel qui comparaît pour la première fois est de mise, car si son milieu familial est bon, c’est là qu’il a la meilleure chance, par le travail, de revenir à une vie normale.

Dans le cas contraire, on a recours à la maison d’éducation pour les petits délits, et à la colonie pénitentiaire dans les cas les plus graves, afin que l’enfant ne soit pas en contact avec des criminels adultes et « professionnels », sans quoi « il est définitivement perdu ».

Conserver autant que possible la famille comme lieu d’éducation, éviter le contact des jeunes criminels avec des adultes, ces principes sont encore actuels, comme sont actuelles les idées d’éducation que développe Simone Levaillant, et qui font partie des principes appliqués à Saint-Genest : les jeunes détenus ont une manière d’honneur, respectent leurs engagements, et par exemple ne dénoncent pas leurs complices. Ces enfants considérés comme amoraux ont donc bien une forme de morale, sans doute égoïste et fondée sur l’amour-propre, mais que les éducateurs seraient bien inspirés d’exploiter. Ainsi, les moyens répressifs devraient être remplacés par « les moyens ex[c]itateurs, l’éloge et peut-être aussi le type de la “mission de confiance“ », lorsque l’enfant est « vaniteux, mais intelligent ».

En somme, famille et travail sont les principaux moyens de relever les jeunes délinquants. Et le recours à l’amour-propre donne une note assez moderne au texte 961 , malgré ses travers déjà relevés. Au total, le travail en amont effectué par Marinette Heurtier est donc dans cette perspective un puissant adjuvant à la décision finale, pour autant toutefois que ce que dit ici l’avocate 962 , à la lumière on le suppose de son expérience professionnelle, est effectivement pris en compte aussi par les magistrats.

La Fédération d’ailleurs remarque que dans les enquêtes effectuées ne sont pas comptabilisées celles ayant abouti à un non-lieu, et que bon nombre doivent être effectuées hors de Saint-Etienne. Sans compter que Marinette Heurtier visite régulièrement les détenus, et qu’en accompagnant les mineurs dans les « établissements de réforme » de tout le pays elle peut en profiter pour se rendre compte de la situation des enfants originaires du département qui y sont déjà internés, et aussi tenir à jour la documentation de la Fédération sur les conditions générales d’organisation et de fonctionnement de ces établissements 963 . Il y a donc une sorte de suivi des enfants, après leur condamnation.

Par ailleurs c’est également Marinette Heurtier qui assure les enquêtes préalables aux audiences de déchéance de puissance paternelle 964 . Elle possède donc une forme de monopole, représentant à elle toute seule le service social du tribunal et intervenant dans la plupart des décisions concernant des enfants.

Cette présence ne va pas sans quelques heurts. Le sentiment de professionnalisation et de spécialisation, autant que les caractères des personnes concernées, a dû y contribuer.

Notes
958.

Dossiers conservés au palais de justice dans des conditions, disons désinvoltes, et consultés en 1991.

959.

Qui peuvent concerner plusieurs mineurs à la fois, mais aussi juger plusieurs fois les mêmes mineurs pour des faits différents, d’où la variation des chiffres. Mais les soixante et onze condamnations, rapportées aux cinquante-sept audiences, montrent que le chiffre de soixante-douze examens de délinquants annoncés pour 1933 à la clinique médico-pédagogique est vraisemblable, mais dépasse le nombre d’enfants condamnés : ils sont assez systématiques pour concerner aussi les enfants relaxés.

960.

Entretien avec Melle Tarantola, 3 décembre 1990, qui ajoute cependant : « On évitait de placer trop d’enfants à Mettray, parce qu’ils en revenaient plus sauvages encore. »

961.

Texte de Simone Levaillant, L’enfance criminelle (sans date), figurant dans ses papiers personnels.

962.

L’absence de toute référence à la consultation, à la liberté surveillée, et cette façon de présenter l’enfermement comme la seule réponse utilisée, pourrait conduire à dater ce texte de la fin des années 1920 ou du tout début des années 1930, avant en tout cas le mouvement que nous décrivons en faveur des délinquants et auquel Simone levaillant a largement pris part.

963.

Assemblée générale de la Fédération de mars 1936. Sur les quatre-vingt-dix mineurs délinquants examinés à la consultation, cinquante et un ont donné lieu à une enquête hors de Saint-Etienne.

964.

Assemblée générale de la Fédération, février 1935, revenant sur l’année écoulée.