b) … malgré des relations parfois tendues

Cette présence systématique, cette participation aux décisions du tribunal, par le biais au moins des enquêtes préliminaires, comporte en effet un risque de conflit de compétences. On en trouve trace à plusieurs reprises au cours de l’année 1934.

Ainsi en février, au cours de l’assemblée générale de la Fédération 965 , on relève que les propositions faites au tribunal à l’issue d’un examen médical approfondi et d’une enquête sociale, en vue d’un placement en liberté surveillée, ont parfois été rejetées, laissant ainsi livrés à eux-mêmes « un grand nombre de délinquants ». Si on comprend les motivations des avocats, qui ont « une tendance naturelle à ne pas dissocier la famille » et préfèrent le maintien des délinquants chez leurs parents plutôt que leur envoi dans une « œuvre de redressement », s’il est bien évident que les « élans du cœur qui naissent de la communauté de sang » sont souvent préférables à l’éducation donnée par des étrangers, il reste que parfois des garanties de surveillance sont nécessaires, et que la sévérité peut être utile pour redresser des défaillances dues parfois à une indulgence familiale excessive et, donc, coupable.

‘« Lorsque nous demandons qu’un enfant soit soustrait à l’autorité paternelle ou maternelle c’est toujours avec un serrement de cœur mais aussi avec la conviction que cette mesure est la seule qui permette de sauver une âme en péril et de préserver dans l’avenir la société d’un dévoyé de plus. »’

Le conflit de compétence, dissimulé derrière un ton un rien larmoyant, voire grandiloquent, est bien ici en germe. La Fédération apparaît presque comme le porte-parole du corps médical, défendant sa compétence contre un recours excessif des avocats aux sentiments. Et s’il n’est rien dit explicitement des magistrats, alors que ce sont finalement eux qui rendent la décision finale, on ne peut s’empêcher de lire une critique voilée de leur manque de discernement derrière la charge menée contre les avocats. En somme, le médecin, scientifique par nature, donne à son examen et à l’avis qui en découle une valeur qu’on ne saurait contester. Et c’est à l’enquête sociale qui l’accompagne qu’est dévolu le rôle de juger de la qualité de la famille 966 . Le jugement existe donc déjà, que le juge n’a plus qu’à entériner.

C’est évidemment faire peu de cas du rôle même du magistrat, et lui reconnaître bien peu d’indépendance de jugement, mais c’est aussi le signe que la justice des mineurs est tributaire des conditions locales, des personnes comme des institutions mises en place. Saluer la création de la consultation, encourager les juges à y recourir massivement, utiliser autant que possible le seul médecin à peu près bénévole qui s’y consacre et la seule assistante sociale qui l’assiste, c’est aussi peu ou prou se mettre en position de débiteur.

Cela dit, il reste que le souci de la famille est commun à tous ; tout au plus s’oppose-t-on sur la priorité qu’il doit ou nom avoir sur la nécessité de protéger la société, même si c’est verser à notre tour dans la caricature que d’opposer aussi systématiquement le médecin défenseur de l’ordre bourgeois à l’avocat frondeur.

La querelle rebondit quelques jours après, lorsque le Dr Nordmann regrette que tous ses avis, argumentés et circonstanciés, ne soient pas suivis 967 . Mais avec une portée moins polémique et plus constructive, puisqu’il propose aussitôt des réunions régulières entre les avocats, l’assistante sociale et les médecins. Le substitut Mailhol proteste alors de la bonne foi du tribunal et de l’excellence de ses jugements. Mais le principe qu’un avis, rédigé par Simone Levaillant, soit transmis au procureur pour demander de telles rencontres, est finalement adopté.

On aboutit à une réunion générale 968 à la fin du mois de mai. Le Dr Nordmann y revient sur le travail de l’assistante sociale : son enquête, et l’expertise médicale qui l’accompagne, justifient l’avis donné par le médecin sur le placement de l’enfant (dans sa famille, ou en maison). L’argumentation s’affine ; elle ne concerne plus que les jeunes avocats (dont on suggère que les bons sentiments sont inversement proportionnels à l’expérience, ce qui est un peu cruel), cite désormais les juges, et surtout avance l’argument de la récidive, dont nous avons pu voir plus haut qu’il était d’une manipulation délicate, ne concernant finalement qu’une part minime des condamnés. En revanche, l’assimilation paraît complète entre le médecin et l’assistante sociale, que son passé d’infirmière rapproche sans doute naturellement du corps médical 969 . Il poursuit en relevant des dysfonctionnements plus graves, qui pour le coup mettent en cause la dignité même de la justice : des « discussions parfois orageuses se passent au tribunal, devant l’inculpé et sa famille. »

Il conclut, très en retrait d’ailleurs sur son argumentation, à la nécessité d’organiser, avant l’audience et hors de la présence des familles, une « collaboration amicale » entre avocats et représentants de la consultation, et prie le bâtonnier d’œuvrer dans ce sens. Le bâtonnier Courbis, que nous avons vu participer (petitement) à la défense des enfants accusés, et qui singulièrement dans l’année 1933 est présent à deux audiences, répond favorablement. Même s’il pense davantage à des « heurts fâcheux entre Melle Heurtier et MM. les avocats » et signale que si cette collaboration est souhaitable, elle ne saurait être imposée aux avocats, il accepte le principe de réunions d’information avec Simone Levaillant, à l’usage des ses jeunes confrères, et préconise une prise de contact entre les divers participants une demi-heure avant l’audience.

Il n’est plus ensuite question de tels heurts, soit que le caractère de Marinette Heurtier devienne, comme son verbe, plus conciliant, soit plus sûrement que l’expérience et la pratique aidant, la collaboration s’installe naturellement. On ignore dans cette pacification probable le rôle joué par Simone Levaillant, placée en quelque sorte à mi-chemin entre la Fédération et ses divers Comités et Commissions, dont elle est un acteur important 970 , et le corps des avocats dont elle est également membre. Marinette Heurtier elle-même, détentrice de nombreuses casquettes, a bien dû également faire en sorte de concilier ses multiples appartenances. Il reste que ce conflit de quelques semaines montre bien la difficulté de faire cohabiter plusieurs logiques, humaniste, familiale, juridique, médicale…, et les enjeux de décision sinon de pouvoir sous-jacents (l’expérience contre la science en quelque sorte).

Notes
965.

10 février 1934, dans le rapport moral de François Leboulanger.

966.

Comité de l’enfance délinquante, 4 février 1933 : le Dr Fournot, médecin-expert, souligne que les expertises judiciaires sont inférieures à l’examen médico-pédagogique, plus complet grâce aux enquêtes sociales. En effet, l’examen mental, influencé par le « roman bâti par l’accusé pour excuser son crime » est moins sûr que « l’enquête dans le milieu ».

967.

Comité de l’enfance délinquante, 17 février 1934.

968.

Comité de l’enfance délinquante, 28 mai 1934 ; « les représentants du Comité de défense des enfants traduits en justice de notre Fédération et les avocats habituellement chargés de leur défense étaient convoqués à cette réunion. »

969.

La formation du corps des assistantes sociales a d’abord été une extension de celui des infirmières ; les études ont du reste longtemps été pour partie communes. Voir par exemple Stéphane Aron, « Un regard historique sur le travail social », in Revue d’Economie Sociale, n°15, septembre 1988, : « Les travailleurs sociaux », p. 5 à 44.

970.

Conseil d’Administration de la Fédération, 22 avril 1936 : lorsqu’il est décidé que les membres fondateurs restent à vie membres de droit du Conseil d’Administration, une liste de quinze noms est arrêtée. Simone Levaillant y figure, avec trois autres femmes ; sur les onze hommes, cinq sont médecins. Seule Simone Levaillant est indiquée comme demoiselle.