d) les délégué(e)s à l’Assistance éducative : le règne du bénévolat

Assez étrangement, mais peut-être en raison de cet excès de travail dû à la mise en place de la Maison d’accueil, c’est la Fédération et non le Comité de patronage qui assure l’application des décrets-lois 1010 du 30 octobre 1935.

Ces textes, qui sont assez en cohérence avec les circulaires qui les encadrent 1011 et tournent autour de l’idée de maison d’accueil et d’observation, ont pour but de substituer à la façon répressive de traiter les jeunes vagabonds un régime nouveau comportant notamment une série de « mesures d’assistance éducative ». Ils rendent obligatoires l’enquête sur l’enfant et sa famille et l’examen médical, avant l’audience, et prévoient un placement préventif dans un établissement spécialisé. L’idée d’éviter la prison préventive aux mineurs avance donc. On pourrait même voir là, quitte à tirer un peu sur les textes, une façon d’atténuer, sinon de faire disparaître le délit de vagabondage, finalement considéré comme le signe d’un dysfonctionnement familial, lequel doit être doit être traité en priorité.

Parmi les mesures à la disposition du tribunal, il est rappelé en effet que la liberté surveillée peut être utilisée, même s’il n’est pas explicitement écrit qu’il peut s’agir là aussi d’une façon d’éviter, par le recours à la famille ou à un particulier ainsi secondé, un placement dans un établissement à la tonalité plus répressive. Ils prévoient également la désignation, par le tribunal, d’un délégué chargé de veiller sur les intérêts des enfants et permettent aux magistrats de prendre des mesures à l’égard des parents, sans aucun caractère de déchéance, en vue de les aider dans l’exercice de leurs devoirs d’éducation 1012 . Il est en somme question de développer l’assistance éducative, et singulièrement de venir en aide aux familles. On peut sans doute faire un parallèle avec les actuelles mesures d’AEMO 1013 .

Seul le second point mérite dans la Loire d’être développé, puisque la Maison d’accueil tient lieu d’établissement de placement préventif. Dans ce but, la Fédération réunit dès le 28 mai 1936 une commission spécifique, pour organiser un service de délégués dont le rôle se résume, selon François Leboulanger,

‘« à quelques visites à l’enfant, à veiller au recouvrement des gages et à ce que la partie réservée à la Caisse d’Epargne soit versée régulièrement et, s’il est malade, à le faire soigner ou hospitaliser au compte des collectivités débitrices de l’assistance. » 1014 ’ ‘« ce serait contrevenir aux règles de la plus élémentaire probité historique que d’affirmer, comme certains ont trop tendance à le faire aujourd’hui — que la nécessité d’une protection efficace de la famille vient seulement d’être reconnue en France. »’

Ce sont alors une quarantaine de familles, comprenant environ deux cent dix enfants, qui sont suivies, mais il ne peut que constater que c’est trop peu au regard du nombre de familles touchées par l’alcoolisme ou «  l’éternelle question du taudis  », dont depuis quarante ans « les multiples gouvernements [qu’il a] vus accéder au Pouvoir ont à peu près proclamé avec une imperturbable assurance qui a été régulièrement démentie par les faits qu’ils allaient la résoudre sans délais. »

Il insiste sur le fait que la déléguée n’a pas de droits, mais des devoirs : la liberté de la famille reste au centre de l’assistance éducative ; c’est sur elle que la déléguée doit agir pour donner à voir à cette famille « le sens [de ses] obligations dans le civique ». Pour ce faire, trois moyens peuvent être employés. La confiance d’abord, grâce à cette psychologie à laquelle « la jeune femme et la jeune fille sont naturellement préparées grâce à la fraîcheur de leurs sentiments et à leur sensibilité particulière » 1035  ; les conseils domestiques, la « gronderie affectueuse » y doivent tenir une grande place. La recherche ensuite du bénéfice des allocations et secours privés auxquels la famille peut prétendre. Enfin, des mesures plus impératives existent en cas d’inefficacité des précédentes : la tutelle aux allocations familiales d’abord 1036 , le placement temporaire de l’enfant ensuite, avec le consentement mutuel de l’œuvre qui l’accueille et des parents, voire enfin le dessaisissement des droits de puissance paternelle. Malgré la tonalité menaçante des dernières lignes, qui montrent que le pouvoir du délégué peut finalement être important, même s’il s’agit de menaces qu’on souhaite bien ne pas avoir à appliquer, sous peine de remettre en cause le principe énoncé au départ, François Leboulanger ajoute que ces mesures ont pour point commun d’être réversibles :

‘« Le foyer familial n’est pas irrémédiablement brisé. Dans l’intérêt des enfants, les parents sont soumis à une pénitence temporaire. »’

Pour finir, et renforcer les liens entre le tribunal, les assistantes et la Fédération, François Leboulanger demande que tous les six mois les déléguées rendent un rapport succinct de leur activité.

Cette causerie montre bien, et avec parfois une certaine liberté de ton, toute la modernité des mesures d’assistance éducative, qui essaient au nom de l’intérêt à la fois de l’enfant et de sa famille, de maintenir l’intégrité du foyer tout en y introduisant un œil extérieur qui juge moins qu’il ne soutient. Le grand soin mis à définir les fonctions de la déléguée et la façon de les remplir montre que l’on est conscient de leur caractère délicat. En revanche, si on opère dans un cadre officiel, le bénévolat reste la règle, comme le montre la manière de formation sur le tas qui est dispensée, avec lecture et commentaire d’enquêtes et distribution de modèle. Il est possible que cette manière de fraîcheur des déléguées les ait aidées à ne pas peser trop sur les familles suivies, l’absence de formation et d’expérience étant compensé par une approche plus amicale et maternelle, soucieuse davantage en somme de comprendre et d’aider que de juger et de réformer. Mais on rejoint néanmoins les remarques faites plus haut sur les associations comme regroupement de bonnes volontés, et de bonnes volontés le plus souvent féminines.

On peut être surpris bien sûr de la séparation de ces activités de celles du Comité de patronage, a priori interlocuteur privilégié de la Justice. Mais outre que ce Comité se caractérise par le faible nombre de ses animateurs, alors que la Fédération est par nature davantage à même de rassembler et donc de susciter les bonnes volontés, on peut également remarquer que Marinette Heurtier, qui siège au Bureau du Comité de patronage, apporte aux déléguées bénévoles ses conseils et son expérience, à défaut de disposer du temps pour assumer elle-même la tâche qu’elle leur confie.

Le service subsiste dans ces conditions boiteuses, comptant jusqu’à une cinquantaine de déléguées 1037 , au-delà de la Libération, où il est pris en charge par le Service social du tribunal. Mais si ce transfert est évidemment facile pour les enquêtes, il est possible que la Fédération ait continué, un temps au moins, à fournir des déléguées bénévoles 1038 .

Reprenant le tableau récapitulatif (Tableau 60), il faut bien constater que la période de l’entre-deux-guerres, et singulièrement des années 1930, est particulièrement féconde dans la Loire en matière de prise en charge de l’enfance. Et ce d’autant plus que, des œuvres privées de la période précédente, il ne reste à peu près rien quand prend fin la Première Guerre mondiale. Seul le public en quelque sorte a une action continue, mais en recourant à des institutions extérieures pour les placements en tout cas.

Tableau 60 : récapitulatif des œuvres et institutions créées dans les années 1930
Organisme fondateur Nom Rôle
Fédération des Œuvres de l’Enfance consultation médico-pédagogique
(1932)
examen sur les délinquants, les enfants anormaux, etc.
  Village-Ecole d’Usson-en-Forez
(1935)
accueil familial d’enfants déficients
  Assistante sociale
(1931)
enquêtes pour la clinique, suivi des enfants d’Usson et Saint-Thurin, accompagnement des condamnés en maison de placement
  Comité de Défense des Enfants traduits en justice
(1931)
exercice de la liberté surveillée, présentation d’enquêtes sociales au tribunal
  Comité de vigilance
(principe : 1936, sous ce nom : 1938)
délégués à l’Assistance éducative, signalements et enquêtes
Assistance publique Saint-Thurin
(1933)
internat pour enfants anormaux de l’Assistance publique
  Centre d’accueil (jouxtant la Maison d’accueil)
(1936)
internat pour les pupilles difficiles de l’Assistance publique
Comité de patronage Maison d’accueil
(1936)
accueil des mineurs avant leur jugement, placement ensuite

A l’inverse, les œuvres privées et associations, qui se renouvellent très largement, sont fortement liées aux administrations, qui en suscitent ou surveillent la création puis s’en réservent l’usage. On le voit bien par exemple dans le cas de la clinique médico-pédagogique, issue de l’union de bonnes volontés la plus large (médecins, avocats, juges, enseignants…), et dont le rôle est vite central puisqu’elle dirige sur les diverses œuvres les enfants examinés ; elle est une affaire institutionnelle, associée au tribunal à qui elle suggère le meilleur placement pour les délinquants, à l’Education Nationale qui y fait le triage vers les classes d’anormaux, éventuellement à l’Assistance publique ou aux services d’hygiène et d’orientation professionnelle, mais nulle part il n’est fait allusion à la possibilité pour les parents d’y mener directement leur enfant 1039 . C’est une indication, plus qu’une certitude, mais qui confirme que tout cela se passe entre professionnels.

Dans la suite donc de cette forme de monopole des choses de l’enfance que représente la Fédération, apparaît dans la Loire, dès avant la Deuxième Guerre Mondiale, une collaboration de fait entre acteurs publics et privés. Cette collaboration est vouée à une certaine postérité.

Notes
1010.

Promulgué donc sans vote au Parlement, « vu la loi du 8 juin 1935 autorisant le Gouvernement à prendre par décret toutes mesures ayant force de loi pour défendre le franc » ; le lien entre la défense de la monnaie et l’enfance délinquante n’est pourtant pas évident. Voir Rapport annuel pour le Comité scientifique, Vaucresson, CFRES, mars 1980, 188 p., p. 10 : « 1935, après les campagnes d’Alexis Danan et Henri Wallon contre les “bagnes d’enfants“, représente l’année de huit décrets importants sur l’enfance, les décrets du 30 octobre 1935 :

- celui relatif à la protection de l’enfance,

- celui sur les services des enfants assistés,

- celui relatif aux enfants maltraités et abandonnés,

- celui sur le placement des enfants.

L’idée d’un ensemble de dispositions formant un droit de l’enfance “à problème“ était déjà en germe. C’était l’amorce de la réforme de 1936 et des projets du Front populaire en matière de politique de l’enfance. »

1011.

Circulaires du Garde des Sceaux des 8 avril 1935 et du 12 novembre 1936.

1012.

A l’assemblée générale de la Fédération du 27 avril 1938, François Leboulanger décrit ainsi le fonctionnement de ces décrets-lois : « Sans être aucunement déchus de la puissance paternelle, les parents investis de cette puissance paternelle peuvent être soumis à une surveillance spéciale, qui est même une assistance, lorsque la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation de l’enfant sont compromises ou insuffisamment sauvegardées par le fait des père et mère. Les mesures de surveillance et d’assistance envisagées par le décret-loi sont ordonnées par le Président du Tribunal Civil statuant sur requête du Ministère Public. Elles sont assurées par le personnel soit des services sociaux, soit des institutions agréées par l’Autorité ministérielle ou le Tribunal, ou encore par des particuliers qualifiés, par des assistantes sociales ou des visiteuses de l’enfance. » Cette intervention est reproduite en Annexe 58.

1013.

Assistance éducative en milieu ouvert. Issue de l’Ordonnance du 25 décembre 1958, elle-même réformée par la loi du 4 juin 1970, qui stipule notamment que l’Assistance éducative a pour but « d’apporter aide et conseil à la famille afin de surmonter les difficultés matérielles et morales qu’elle rencontre ». Voir pour plus de précisions : M. Henry, Protection judiciaire de l’enfance, Vaucresson, CFRES, 1971, 51 p. et les commentaires de la loi (p. 43 et suivantes).

1014.

28 mai 1936 : réunion à la Fédération sur le thème « Protection des mineurs, Organisation des tutelles, Délégués dans les familles. »

1035.

Est-ce pour cette raison que les délégués sont tous des déléguées ?

1036.

Qu’une loi du 18 novembre 1942 vient de redéfinir.

1037.

Comité restreint du 31 janvier 1944.

1038.

Compte-rendu de l’activité de la Fédération (sans date : début 1945 ?) : 36 familles surveillées, 15 enquêtes d’enfants moralement abandonnés faites dans l’année par l’assistante sociale. Bureau directeur du 4 février 1946 : 80 familles sont surveillées par la Fédération. Un Historique et rapport sur la Fédération de l’Enfance de la Loire (sans date : 1953 ?) indique enfin : « Avant que le Tribunal ne possède son service social, la Fédération assurait aussi la surveillance des familles menacées de déchéance et faisait le dépistage des enfants moralement abandonnés. »

1039.

Sinon dans le mémoire d’Yvonne Flachier, op. cit., p. 25, qui relève le caractère exceptionnel de la démarche, d’ailleurs suggérée par d’autres : « Qui les y adresse ? Des médecins ou des infirmières scolaires ; des directeurs d’écoles ou d’œuvres ; l’Assistance publique, quelquefois ; le médecin traitent de l’enfant ; même parfois des parents, de leur propre initiative, amènent leurs enfants à la consultation, en ayant entendu parler par une amie ou une voisine. »