a) déportation de Simone Levaillant

Simone Levaillant est née à Saint-Etienne le 19 novembre 1904. Elle fait ses études de droit à Lyon, et est admise au stage par le Barreau de Saint-Etienne le 20 décembre 1927. Elle est la première avocate à y exercer 1040 .

La Région illustrée de décembre 1930 raconte qu’avec Me Le Griel, elle assure la défense de la jeune parricide Renée Cusset. Son intérêt pour l’enfance est donc réel, que montre l’identité de cette cliente comme son association avec Jacques Le Griel que nous avons vu participer activement à la défense des enfants au tribunal. Et peut-être faut-il voir dans cette association avec un collègue communiste le signe d’idées un peu « avancées ».

Dans cette même revue, elle est décrite comme « une jeune fille gracile, inaltérablement de bonne humeur. Le profil est fin, sémitique, le regard clair, la voix chantante. » Ce portrait, où la reprise de quelques clichés féminins et préjugés raciaux fait disparaître toute référence professionnelle, est peut-être représentatif de l’époque ; on peut douter qu’elle en ait beaucoup apprécié la portée limitée. Elle explique cependant au journaliste, revendiquant ses origines juives, mais aussi relevant une certaine tradition professionnelle familiale, que sa famille vient d’Alsace où ses ancêtres étaient de grands propriétaires terriens avant d’entrer récemment dans l’industrie, et qu’elle est apparentée à un ancien grand rabbin de Bâle et à Me Henri Torrès 1041 .

Peut-être est-ce à ses rapports très précoces avec Marinette Heurtier qu’on doit de les retrouver toutes les deux dans les mêmes œuvres. Simone Levaillant lorsqu’elle était enfant a en effet reçu d’elle, qui était en quelque sorte sa répétitrice, « des leçons à trois francs l’heure » à domicile, comme Alice Mossé 1042 , la fille du Dr Mossé, adjoint à la santé et aux sports de la municipalité Soulié. Ses papiers personnels font cependant état de contacts avec le Patronage de l’enfance et de l’adolescence de Paris, avec le Comité national d’éducation et d’assistance de l’enfance anormale, dont elle paraît être secrétaire de la section départementale qui est fondée (probablement à la fin de 1931) pour créer dans la Loire des « services de dépistage et de soins en ce qui concerne les enfants anormaux ». Elle fait également preuve d’un grand intérêt pour l’Œuvre nationale de l’enfance et la Croix-Rouge de Belgique.

Plutôt que de chercher des antériorités peu probantes, disons que le tout forme un ensemble cohérent, comparable à l’image que nous avons pu avoir de quelques femmes engagées dans les œuvres après la Première Guerre mondiale : jeune, travaillant, indépendante financièrement donc, et peut-être un rien frondeuse. D’ailleurs, elle peut être enseignante à l’occasion : élève de la première promotion de l’Ecole de puériculture fondée par la Fédération des œuvres de l’enfance, Melle Thivet a reçu dans ce cadre un cours de Simone Levaillant sur l’adoption 1043 .

Simone Levaillant est également féministe. Au journaliste de la Région illustrée, elle se présente comme membre du Comité national d’études sociales et politiques, et dit avoir donné en Espagne quelques conférences sur « la femme devant la loi ».

15- Comité de Patronage, Simone Levaillant (
15- Comité de Patronage, Simone Levaillant (La Région Illustrée)

Dans ses papiers personnels figure également un texte intitulé « Contre le suffrage des femmes » dénonçant l’attitude su Sénat qui, en juillet 1932, a refusé aux femmes le droit de vote, qui dénote un certain talent pour la dérision :

« Animal à cheveux longs, à idées courtes », la femme ne saurait voter ; il est pourtant des hommes qui fréquentent les coiffeurs, et des femmes qui comme eux portent le cheveu court. Il serait malséant aux femmes d’avoir ce geste inélégant de jeter un bulletin dans l’urne ? Laver le plancher, récurer une casserole ne relève pourtant pas de la pure esthétique. La femme n’est pas une citoyenne puisqu’elle n’est pas astreinte au service militaire ? Outre qu’il existe des électeurs qui en ont été exemptés, les contraintes de la maternité valent bien la discipline de la caserne. La femme n’a pas d’éducation politique, son vote serait dangereux ? Mais le jeune électeur de vingt et un ans ne se voit jamais réclamer un tel « certificat de préparation et d’aptitude politique » avant d’être autorisé à voter.

‘« Et par ailleurs il semble que le choix d’un programme politique est pour l’électeur une question de conscience et que si nos pères ont fait une révolution en 1789 c’est précisément pour permettre à chacun de s’exprimer librement sur ses convictions politiques ou philosophiques. »’

Femme et militante donc, esprit brillant plus qu’esprit fort apparemment, ouverte sur les exemples étrangers et y ayant voyagé, et sans doute une peu hors norme parce qu’elle a fait des études supérieures : « c’était une femme, les gens se méfiaient un peu » 1044 . Il n’est pas certain que son cabinet d’avocate ait bien fonctionné, et sa présence dans les procès de mineurs peut sans doute s’expliquer pour partie ainsi.

Elle est arrêtée le 14 mars 1943, dans la même rafle que le Dr Mossé. Par l’Hôtel Terminus puis le fort Montluc, ils sont dirigés sur Drancy puis déportés. Simone Levaillant n’a pas quarante ans.

Dès le lendemain 1045 , le Conseil de l’Ordre du Barreau des avocats de Saint-Etienne s’en inquiète, sans émotion excessive il est vrai, mais en relevant ses qualités professionnelles (« elle a toujours accompli d’une façon rigoureusement correcte et scrupuleuse ses obligations d’avocat, (…) elle n’a jamais fait l’objet de la moindre critique ») et émet le vœu que tout soit mis en œuvre pour obtenir sa libération. Elle reste en tout cas inscrite symboliquement au Tableau de l’Ordre, bien au-delà de la Libération 1046 . En avril 1968 est apposée une plaque dans la Salle des pas perdus du palais de justice, à la mémoire de Simone Levaillant qui n’est pas revenue de déportation. Sans cérémonie 1047 .

Notes
1040.

Barreau de Saint-Etienne, Conseil de l’Ordre des Avocats, registre des délibérations. A vrai dire une autre femme, Berthe Jallat, a été avocate stagiaire de janvier 1916 à février 1918. Pour peu de temps donc, et à la faveur de la guerre ; elle démissionne du stage à l’occasion de son mariage. Elle n’a pas accédé au Tableau de l’Ordre, alors que Simone Levaillant y est inscrite le 20 octobre 1932. Avec l’admission au stage de Simone Levaillant en décembre 1927 et celle, le mois précédent, de Jean Chazal (de Mauriac), prend fin une absence de recrutement qui date de la Première Guerre mondiale. Signalons enfin qu’après ces admissions, puis celles de Jean Houlgatte en décembre également et de Louis-Alexandre de Brugerolle de Fraissinette en mars 1928, deux autres femmes deviennent avocates stagiaires : Josette Fillols en mars 1930 et Jeanne Renucci en novembre 1930.

1041.

La Région illustrée, numéro double 48-49 de Noël 1930. L’article signé Compigny des Bordes, « les premières avocates au barreau de Saint-Etienne », est présenté sous la rubrique « Histoire locale et anecdotique ». Reproduit en Annexe 44.

1042.

Entretien avec Alice Mossé, 17 décembre 1990.

1043.

Entretien du 1er juillet 1991.

1044.

Alice Mossé, entretien du 17 décembre 1990.

1045.

Barreau de Saint-Etienne, Conseil de l’Ordre des avocats, registre des délibérations, séance du 15 mars 1943. La neutralité des termes est-elle due à l’époque, où il est peut-être dangereux de prendre publiquement position contre l’arrestation d’un Juif, ou à la nécessité de concilier les opinions personnelles des avocats, forcément très diverses ?

1046.

Jusqu’à celui de l’années 1956-1957 au moins, où il est noté entre parenthèses qu’elle a été déportée par les occupants, et en conservant la place que lui donne son ancienneté au Barreau (elle porte alors le n°9, entre Houlgatte n°8 et de Fraissinette n°10).

1047.

Barreau de Saint-Etienne, Conseil de l’Ordre des avocats, registre des délibérations, séance du 22 avril 1968. On lui associe la mémoire de Me Cusset, disparu à bord du Sirocco. En 1945-1949, il paraît y avoir une procédure judiciaire concernant le déplacement des dossiers de Me Levaillant à la suite de son arrestation. Le Barreau y est mêlé indirectement, devant attester de l’inviolabilité des dossiers et garantir ainsi le secret autour des documents concernés, sans pour autant préciser la cause du procès en cours.

Pour la situation à Saint-Etienne pendant l’Occupation, on peut se reporter à Marc Ledot (Dolet), Les journalistes à Saint-Etienne pendant l’occupation nazie, sans date, 37 p. dactylographiées. Simone Levaillant y est citée (p.11), dans le paragraphe où il est question de l’arrestation et de la déportation de son collègue Alexandre de Fraissinette. On ignore s’il faut pour autant la rattacher aux mouvements de Résistance de la ville, ou même plus généralement à l’espèce d’idéologie de gauche modérée qui semble baigner cet opuscule.

Ajoutons que Georges Levaillant siège quelque temps au Conseil d’administration de la Fédération, reprenant le titre de membre fondateur de sa sœur (réunion du 14 mars 1946, Conseil d’Administration du 13 février 1947, par exemple).