b) la réorganisation du service : de la Maison d’accueil au Centre d’Observation

Ce renouvellement du titulaire de la présidence, où l’on peut peut-être voir un choix tactique 1160 mais alors d’une tactique fortement teintée d’amitié et de respect, n’est pas véritablement accompagné d’une refonte du conseil d’administration. La Libération ne paraît pas modifier grandement la liste — d’ailleurs courte — des animateurs du Comité de patronage, et n’est pas dans ce sens un moment de rupture. Si Benoît Ranchoux le quitte, c’est parce que le poste de secrétaire est à nouveau occupé par Marinette Heurtier, et aussi parce que les activités de cet ingénieur des Travaux publics redoublent avec la Reconstruction : chef du Service des Domaines au Casino à partir du 1er avril 1945, il est également un des fondateurs en 1947 du Comité Interprofessionnel du Logement Stéphanois (CILS) 1161 . Paul Guichard conserve la vice-présidence. Il est probable qu’Anna Heurtier, toute nouvelle conseillère municipale MRP qui relaie à l’occasion dans la Dépêche démocratique l’action du Comité de patronage, s’ajoute à l’équipe 1162 .

Dans ses activités, le Comité de patronage se réorganise sans véritable bouleversement cependant. C’est le cas pour le service social du tribunal à partir du 1er novembre 1945. Continuation logique de la clinique médico-pédagogique, dont l’assistante était à la disposition des juges, il étend un peu ses activités puisqu’il est également chargé des enquêtes de divorce.

Marinette Heurtier reprend également dès le printemps 1945 le projet du service de semi-liberté ébauché pendant l’Occupation, espérant sans doute que sa situation à l’Education surveillée en facilitera l’acceptation par les autorités de tutelle 1163 . Destiné à éviter le retour direct des délinquants dans leur famille à leur sortie des établissements d’éducation, ce home de semi-liberté leur permettrait également de poursuivre leur formation professionnelle. Ambitieuse, Marinette Heurtier entend y accueillir non seulement les délinquants de la région, mais aussi les pupilles sortant de Saint-Jodard, qui continueraient ainsi la formation métallurgique déjà reçue. Sa Maison d’accueil, privée, deviendrait ainsi complémentaire de l’internat public de l’Education surveillée.

En attendant, la Maison d’accueil continue également ses tâches traditionnelles 1164 . Il n’est plus question de placements. L’accueil reste temporaire puisque le séjour ne dure que le temps de l’information judiciaire. Paul Guichard fournit des commandes de jouets 1165  :

‘« Les petits chars s’entassent, les clowns basculent sur leur barre, les canards roulent, distrayant autant le créateur que le futur acheteur. »’

Il n’est pas question encore d’une véritable formation professionnelle, le passage des enfants est trop court, mais le moniteur d’atelier s’efforce de leur apprendre le maniement correct des outils. Ce travail peut également donner d’utiles indications sur le comportement des mineurs, leurs aptitudes, et donc fournir quelques idées d’orientation. Enfin,

‘« l’Econome et l’Assistante sociale donne la note maternelle souhaitée dans chaque maison. L’Assistante conduit l’enfant au Centre d’Orientation, aux examens médicaux multiples, c’est elle qui fait l’enquête sociale et suit le mineur au Tribunal. » 1166

Tout cela correspond finalement assez à ce qui existait déjà avant la guerre. Et la différence essentielle par rapport à la période de l’Occupation est qu’on est désormais certain de la présence d’éducateurs salariés pour l’encadrement des enfants. On ignore quand sont engagés les premiers, mais il semble qu’aucun ne soit resté bien longtemps en place. André Clavier et Barthélémy Bayon, dont la durée en poste va permettre de stabiliser le service, sont en effet embauchés respectivement en juin 1947 et août 1948 par Marinette Heurtier 1167 .

Le premier a rencontré à la Libération le problème de la réinsertion. A la suite d’un coup de main contre une prison pour en libérer les détenus « politiques », il intègre dans son groupe de Résistance un certain nombre de « droit commun » élargis du même coup. Leur conduite leur permet, à la Libération, des remises de peine. André Clavier participe alors à leur reclassement. De retour à Saint-Etienne en 1947, il en parle au curé de sa paroisse, l’abbé Rey-Herme, lui-même engagé dans divers mouvements sociaux ou d’éducation populaire. C’est ce dernier qui l’envoie à Marinette Heurtier, laquelle l’engage sur sa promesse — verbale — de rester au moins six mois (« c’étaient les contrats de l’époque ») : il restera trente-huit ans…

Barthélémy Bayon pour sa part, de retour des chantiers de jeunesse et après un bref passage au séminaire de Francheville, a tout simplement répondu à une proposition d’emploi. Venu d’abord pour six mois en mars-septembre 1946, mais pris également par ce travail, il liquide ses engagements antérieurs pour revenir en août 1948 comme directeur de la Maison d’accueil. Il restera près de trente ans dans l’association.

Tous deux insistent, dans cette période 1946-1948, sur le caractère très « occupationnel » des activités manuelles organisées à la Maison d’accueil, peu qualifiées en raison du fort taux de renouvellement de cette main-d’œuvre un peu particulière. Ils parlent de montage de roues de bicyclette, d’ajustage de crosse de fusils, qui rattachent d’ailleurs la Maison aux industries stéphanoises traditionnelles et laissent penser à une sorte de sous-traitance pour les entreprises locales. Ils insistent également sur la très grande latitude qui leur est laissée dans l’organisation des activités : rattrapage scolaire, ateliers d’observation, sorties et camps lorsque les finances le permettent 1168 .

La population accueillie est du reste assez variée : aux jeunes en attente de jugement s’en ajoutent d’autres entrés dans le cadre de la correction paternelle (le plus souvent pour mettre fin à une situation trop conflictuelle entre parents et enfants : le lien avec les enquêtes sociales, qui sont par excellence l’occasion de pointer de tels conflits et de trouver une façon d’y faire face, demeure), mais aussi des pupilles difficiles de l’Assistance publique. Ces derniers faussent un peu la logique de la Maison puisque leur date de sortie est beaucoup plus incertaine que celle des jeunes délinquants qui partent au bout de quelques mois. Il faut donc trouver des subterfuges, et ils sont rares : le placement, l’engagement dans l’armée. La notion d’une relation individuelle, affective presque, entre l’éducateur et l’enfant, prend ici toute sa force.

Cette impression de relative improvisation doit cependant être tempérée. L’organisation de la Maison d’accueil autour du travail d’atelier, la grande disponibilité des éducateurs (André Clavier commence à travailler un dimanche) lui donnent une certaine stabilité ; elle est par ailleurs relativement à l’abri des incertitudes financières puisqu’elle est, contrairement au Service social, régie par le système des prix de journée 1169 .

Vers 1949 surtout l’aspect scientifique du travail réalisé paraît se renforcer. A l’instigation du Dr Annino, chargé depuis 1948 du Service municipal d’hygiène scolaire, la consultation du Dr Nordmann, considérée comme trop empirique et pour tout dire arriérée, est remplacée par une Consultation d’Hygiène mentale infantile, pour les écoles de la ville. Ce même Dr Nordmann s’attire à la même époque les foudres du juge des enfants, en refusant, recevant pour un premier examen les enfants de la Maison, de mesurer leur QI. On pourrait presque traduire en conflit de génération ce conflit de compétences : donner un QI c’est pouvoir classer l’enfant concerné dans une catégorie scientifiquement définie. Il est à la Maison d’accueil remplacé par le Dr Barnola, psychiatre, c’est-à-dire médecin dont la spécialisation est officiellement reconnue.

Dans le même temps, une circulaire du ministère de la Santé Publique et de la Population (15 septembre 1949) pousse à la réorganisation et au perfectionnement des Centres d’accueil alors que les chiffres du Service social le montrent, une certaine baisse de la courbe de la délinquance se fait jour. Tout cela amène le Comité de patronage à s’interroger sur l’orientation à donner à la Maison d’accueil. En 1949, Marinette Heurtier note ainsi qu’après les sommets atteints par la délinquance en 1944 à Saint-Etienne (plus de cinq cents mineurs), l’abondance revenue a fait baisser le nombre des mineurs coupables dans de telles proportions que le Centre devrait fermer ses portes s’il ne changeait pas la nature de ses pensionnaires. Modifiant son idée de centre professionnel de semi-liberté, elle envisage donc de ne conserver qu’un tiers de la maison pour le Centre d’Accueil, le reste étant affecté « aux jeunes travailleurs en danger moral. » Le Comité de patronage entreprend de réformer une fois de plus sa maison, en la transformant en Centre d’apprentissage pour les « malheureux, débiles légers, sans formation professionnelle » afin d’en faire « de bons manœuvres spécialisés », avec l’aide de la Direction de la Population.

C’est ainsi que, sur une invitation des autorités de tutelle renforcée par la nécessité économique, le Comité de patronage peut adapter rapidement aux circonstances un projet qui chemine doucement depuis quelques années. La Maison d’accueil devient Centre d’Accueil et d’Observation, avec une section professionnelle habilitée par arrêté préfectoral du 8 mai 1951. Dans ce nouveau cadre intervient le psychiatre de la consultation, le Dr Edmond Barnola, un psychologue, Jean Guillaumin, ainsi qu’un conseiller d’orientation, André Piégay. L’assistante sociale, Charlotte Ladon, conserve un mi-temps au Service social. C’est donc bien une évolution en douceur, reprenant une idée déjà ancienne, avec une partie des intervenants déjà existants. On a un peu l’impression que les circonstances se sont chargé de lui fournir son cadre institutionnel.

Notes
1160.

Ou une certaine prescience : Antoine Pinay commence sa carrière ministérielle en septembre 1948.

1161.

Sur le CILS, voir André Vant, Imagerie et urbanisation, recherches sur l’exemple stéphanois, Saint-Etienne, Centre d’Etudes Foréziennes, 1981, 661 p., p. 212 et suivantes. Benoît Ranchoux, maire de Roche-en-Régnier depuis 1935, devient par surcroît conseiller général de la Haute-Loire en 1945. Voir Benoît Ranchoux, 1902-1991, brochure citée. Philippe Laneyrie, Le scoutisme catholique dans la région urbaine de Saint-Etienne, éléments d’histoire sociale, Saint-Etienne, CRESAL, 1989, 135 p. + annexes, signale (p. 125) le lien, via Economie et Humanisme, entre le CILS et un courant d’ « ingénieurs sociaux » issus du scoutisme. Ainsi André Coron, autre fondateur du CILS, ancien scout, sera plus tard directeur de l’ADSEA. Deux anciens chefs Routiers, André Solomieu et Georgy Faure, seront présidents de l’ADSEA.

1162.

Pas de preuve formelle, mais son activité dans le Comité de patronage est citée par Benoît Ranchoux, Barthélémy Bayon et André Clavier. Le 21 janvier 1948, elle signe dans la Dépêche démocratique un article sur la Maison d’accueil, qui est aussi un appel aux aides financières. La Dépêche est le journal créé à la Libération par les Equipes chrétiennes ; il suit scrupuleusement la vie de la section stéphanoise du MRP et rend compte de l’action de Barthélémy Ott, conseiller de la République (sénateur) MRP. Josiane Ardail, op. cit., signale les articles d’Anna Heurtier, sur les femmes notamment.

1163.

CAC, 19980162/15, 23 avril 1945, lettre de Marinette Heurtier au directeur de l’Education surveillée (et sur papier à en-tête de l’Education surveillée). Par lettre du 27 avril de ce même directeur, le procureur de Saint-Etienne est prié de soutenir cette initiative.

1164.

La Libération a cependant quelques conséquences. Benoît Ranchoux (entretien avec Françoise Hyvert, Paule Forissier et Marie-Claude Meunier, 26 mai 1985) signale ainsi que les milices patriotiques ont exécuté près de Bouthéon trois garçons de la Maison d’accueil. Barthélémy Bayon (entretien du 28 février 1991) se fait également l’écho d’une certaine perturbation des esprits : les enfants sont passés « d’un système manichéen à un autre. En 1945, le bien devenait le mal, et le mal devenait le bien. »

1165.

CAC, 19980162/15 : dans le budget de l’année 1945, la vente de jouets représente 10 000 francs (le directeur du Centre d’Accueil touche, en 1946, 7 000 francs par mois), la moitié de ce que versent les municipalités du département, sur un total de recettes de 510 000 francs.

1166.

Mario Gonnet, article cité.

1167.

Qui conserve donc, même en poste à Paris, une main sur le Comité.

1168.

Entretiens avec Barthélémy Bayon (28 février 1991) et André Clavier (15 avril 1991). Les relations un peu « primitives » entre le Comité et ses salariés durent passablement ; ce n’est qu’en 1954 qu’on envisage des contrats en bonne et due forme. Sur l’Abbé Rey-Herme et ses relations avec les mouvements de jeunesse, voir Philippe Laneyrie, op. cit., p. 102-103.

1169.

Sans que les salaires soient mirobolants, ainsi que s’en inquiète Antoine Pinay, président du Comité de patronage, auprès du garde des Sceaux (lettre du 10 février 1947, CAC 19980162/15) : le Comité doit trop souvent renouveler le personnel de la Maison d’accueil. « Nous recherchons dans nos collaborateurs des qualités morales intellectuelles et sociales qui nous rendent difficile le recrutement. (…) Nous leur donnons des salaires trop bas, nous dit le Directeur de la Main-d’Œuvre, qui s’intéresse à notre Œuvre en ami autant qu’en technicien et nous exigeons d’eux un travail pénible, qui use beaucoup. »