c) la pérennisation du Centre d’Observation

Au début des années 1950, le Centre affine donc son fonctionnement, et tente d’individualiser ses différentes sections 1170  :

A la suite de la circulaire de 1949, le Centre d’accueil s’oriente donc vers la formation professionnelle, développant les premiers (et déjà anciens) ateliers et s’ouvrant sur l’extérieur : pour trouver des chantiers, pour trouver des centres de formation. On oublie les petits jouets de bois, davantage destinés à occuper les pensionnaires, au profit d’une véritable formation destinée à trouver un emploi aussi qualifié que possible.

Les chantiers cités se rapprochent cependant des activités de la période antérieure : comme les pensionnaires de la Maison d’accueil venaient en aide aux victimes de bombardements, ceux du Centre 1172 secondent un père de famille expulsé en construisant un baraquement pour le loger, participent à l’érection d’une Maison des mouvements de jeunesse à Chantegrillet, construisent le chalet de montagne des Eclaireurs de France dans les gorges de la Semène ; leur cadre d’intervention n’est pas anodin, ni purement commercial. Dans une sorte de continuation des principes de bénévolat et de service que professe Marinette Heurtier, ces activités montrent à la fois la volonté d’une ouverture aux autres, et le maintien des idées qui font l’originalité des œuvres privées.

A cette époque, la formation purement scolaire (sur les trente pensionnaires de la Section de rééducation en 1951-1952, cinq sont « totalement ignares ») reste un peu artisanale : ce sont les éducateurs qui s’en chargent et le faible encadrement rend difficile la constitution de groupes de niveau. On reste là encore dans une situation proche de l’improvisation des débuts, et il n’est pas exclu que la formation théorique (géométrie, dessin technique) se fasse dans des conditions similaires.

En revanche, l’ouverture se renforce dans le domaine culturel 1173 . Il est ainsi fait mention de conférences organisées par l’association Culture et Jeunesse (sur la montagne notamment : l’Himalaya, l’Annapurna 1174 ), d’un ciné-club avec des films aux noms évocateurs compte tenu de la population accueille et donnant lieu à des discussions difficiles mais enrichissantes (le Diable au corps, Justice est faite, la Faute d’une mère…), de rencontres avec Jean Dasté et les membres de la Comédie de Saint-Etienne et de l’abonnement des garçons aux représentations de la Comédie 1175 . Enfin, plus proches d’une activité de patronage, les jeunes filles du Lycée ont aussi donné des pièces de théâtre (la Farce du cuvier). Une bibliothèque est également citée.

Côté sports, grâce à un moniteur d’éducation physique détaché par la Direction des Sports, des rencontres de basket et de volley-ball sont organisées contre l’équipe de Saint-Jodard, les garçons participent au cross de Montrond-les-Bains en 1951, font du triathlon ou fréquentent la piscine de Longiron. Les plus méritants peuvent, en guise de récompense, participer à des camps de vacances : en 1951, deux mineurs partent dans les Alpes avec le Collège Saint-Michel, quatre avec les élèves de l’Ecole des Mines au lac du Bouchet et douze vont au lac d’Issarlès avec la Maison des loisirs populaires de Valbenoîte. Enfin, à la suite de la rencontre avec l’équipe de plein air des Eclaireurs de France, pour la construction de son chalet de montagne, les garçons peuvent suivre des cours d’escalade, qui se poursuivent grâce à des liens durables avec le Centre de vacances des jeunes apprentis de Saint-Jorioz, près du lac d’Annecy. Les éducateurs se plaisent à souligner ce loisir « sain et accrochant », au point que quelques mineurs ont refusé des permissions en famille pour participer à une escalade : c’est une école de formation du caractère qui a permis à certains d’entre eux, au comportement trop discret, de perdre au contact du rocher leur complexe d’infériorité et de trouver un certain équilibre, au point qu’ils ont eu ensuite « une toute autre tenue dans la vie du Centre. »

Ainsi, par des contacts parfois fortuits, par une volonté d’activité et d’animation où la petite équipe doit faire avec des moyens fort limités, le Centre a une vie, et presque une âme, riche et étonnamment innovante. On doit noter l’utilisation judicieuse des ressources du milieu associatif local en plein essor (la Comédie de Saint-Etienne est toute neuve, et fort peu institutionnalisée), et l’absence de tout a priori idéologique (depuis le collège Saint-Michel des Jésuites jusqu’aux loisirs populaires, en passant par les Eclaireurs : toute aide est bienvenue).

Il y a une véritable ouverture culturelle ; les rencontres avec la Comédie, le choix des films du ciné-club montrent une volonté en ce sens, qui dépasse largement les seuls apprentissages scolaires visés par le Centre. La chose est à noter, à l’attention de garçons issus le plus souvent de familles modestes et déstructurées, alors qu’aucune condescendance n’apparaît : la culture est vécue comme un élément à part entière de l’éducation (et de la rééducation). Apprendre à réfléchir permet sans doute de s’interroger sur soi-même ; cela peut être utile à des délinquants. De même, le sport, ou les conférences sur la montagne, permettent à la fois de trouver des héros positifs et de mesurer ses propres capacités de résistance, physiques et mentales. Là encore, la modernité des activités, au vu de la faiblesse des moyens et de l’encadrement, est remarquable.

La question se pose donc de la continuation de toute cette activité, où les garçons des différentes sections paraissent mêlés, voire de son amplification. Aussi bien, le rapport d’activité de l’année 1952 se clôt par deux points à développer dans l’avenir. D’abord, un « service de suite » est nécessaire pour garder le contact avec les mineurs après leur sortie, pérennisant et officialisant ce qui se fait déjà « par amitié » : trouver ici un travail, apaiser là un différend familial. Ensuite, le fonctionnement du Centre a montré que si la Section de rééducation permet aux garçons de trouver du travail après un an ou deux, certains, quoique mûrs du point de vue professionnel, ne peuvent retrouver un foyer en raison notamment de leur situation familiale trop aléatoire. Pour les loger, continuer de les suivre sans pour autant trop peser sur eux, on parle à nouveau de la création d’un véritable home de semi-liberté.

Pourtant, ce tableau idyllique est traversé de tensions, surtout entre les administrateurs et l’équipe éducative, que facilitent sans doute le retrait progressif de Marinette Heurtier, malade, qui dès lors ne pèse plus en faveur de Barthélémy Bayon et André Clavier. Les éducateurs, avec le soutien des magistrats, poussent à une formation professionnelle plus effective que celle procurée par la fabrication de « cadres en bois » et de « paniers à salade ». L’administrateur délégué au Centre d’accueil, Marcel Gron, ne peut guère avaliser de telles évolutions sans en avoir référé au conseil d’administration. Blocages et lenteurs donc, que renforce la crainte de voir le Centre évoluer de fait vers la semi-liberté ; des travaux trop nombreux à l’extérieur risquent de lui faire perdre sa vocation d’internat. S’ajoutent enfin des problèmes financiers : le travail dans les ateliers du Centre, par la vente de sa production, facilitait le règlement du pécule dû aux enfants ; sa disparition provoque des tentatives d’économie : remplacer le cinéma par des balades, réduire ou supprimer l’école de montagne, contrôler de plus près les dépenses de nourriture 1176 . On mesure bien le climat de suspicion qui peut découler de telles recommandations…

Par ailleurs, le rôle de l’assistante sociale partiellement affectée au Centre, Charlotte Ladon, paraît assez mal défini. Elle dactylographie les rapports médico-psychologiques du Dr Barnola, surveille les enfants pendant les réunions des éducateurs le lundi après-midi, convoque les familles pour les examens à venir, s’occupe des visites médicales des jeunes à examiner, est chargée des diverses démarches nécessitées par l’immatriculation des mineurs à la Sécurité Sociale, voire par leur prise en charge par l’Assistance médicale gratuite. Dans le cas où des renseignements non fournis par l’enquête sont nécessaires, c’est elle encore qui les recueille, auprès des services de santé ou des assistantes scolaires. Chargée également de l’infirmerie du Centre, c’est elle enfin qui accompagne les garçons aux Urgences en cas de blessure. Derrière les tâches administratives les plus diverses, et même s’il est important pour les jeunes qu’une présence féminine existe, le travail social proprement dit paraît avoir une bien faible part 1177 .

Le Centre de la rue Benoît Malon possède vingt-sept « chambrettes ». En 1953, les douze mille cinq cent quatre-vingt-quatre journées réalisées correspondent à une moyenne de trente-deux garçons, en réalité une trentaine dans les six premiers mois, et jusqu’à quarante et un en fin d’année. Situation de surcharge donc : il a fallu annexer le bureau jusqu’ici réservé aux psychologue et psychiatre et faire coucher certains mineurs au Centre d’apprentissage du bâtiment, voire dans leur famille. Situation intenable aussi : les garçons ont fini par refuser de rentrer chez eux « où cela ne marchait pas ». Et puis il est un peu paradoxal qu’un Centre où les jeunes sont placés pour une observation en internat, précisément parfois en raison de problèmes familiaux, en arrive à une telle extrémité. Sans compter évidemment le relâchement de surveillance qui en découle 1178 . Le déménagement, et l’officialisation d’une semi-liberté que les circonstances imposent, sont donc nécessaires.

C’est à Benoît Ranchoux et à ses contacts dans le monde de l’entreprise et du bâtiment, que l’on doit d’avoir trouvé une propriété en vente, au lieu de la Cottencière, sur le territoire de la commune de Saint-Etienne mais « dans un lieu aéré et de conditions climatiques idéales », assez éloigné du centre « pour éviter l’atmosphère de bruits, de poussières dus aux industries locales », mais « bien desservi cependant par le moyen des transports urbains ». Avec deux corps de bâtiments séparés, elle permettra enfin de nettement individualiser le Centre proprement dit, à vocation d’internat, temporaire ou professionnel, et la Section de semi-liberté.

La propriété est achetée à la fin de décembre 1953, pour une somme de 9 990 000 francs, afin de ne pas dépasser le seuil de dix millions au-delà de laquelle une autorisation ministérielle, assortie d’une expertise des Domaines, eût été nécessaire. Au reste, les exigences du propriétaire d’exclure de la vente les appareils sanitaires, les espagnolettes de style des portes et fenêtres, les boiseries de la bibliothèque-véranda et de la salle à manger et deux grilles de fer forgé devant la bibliothèque et l’une des salles de bains, peuvent justifier quelques arrangements de prix. Par le jeu des différents lieux-dits où elle est située, cette propriété prend vite le nom désormais canonique des Petites Roches.

18- Comité de Patronage, les Petites Roches au moment de leur achat par le Comité de patronage (photo illustrant le compte-rendu de l’assemblée générale du 15 mars 1955)
18- Comité de Patronage, les Petites Roches au moment de leur achat par le Comité de patronage (photo illustrant le compte-rendu de l’assemblée générale du 15 mars 1955)

Le financement est couvert par la Caisse d’Allocations Familiales, le conseil général, et la Ville de Saint-Etienne qui achète la propriété de la rue Benoît Malon 1179 . Par la suite, les ministères (Santé Publique surtout) et la CAF apporteront de nouvelles subventions, complétées par un prêt auprès de la Compagnie Française d’Epargne et de Crédit, et un prêt à court terme du CILS (Benoît Ranchoux, encore ?), pour une dépense totale de plus de 20 millions. Malgré diverses modifications en cours de route, pour s’aligner sur les normes imposées par les autorités de tutelle et prendre en compte divers aléas (depuis la constatation que l’eau captée sur place est d’une potabilité discutable, jusqu’à l’exigence de toits en pente et non pas en terrasse), les travaux commencent rapidement, même si l’effectif complet (une soixantaine de places) n’est guère atteint avant 1958.

En effet, et c’est la continuité de la spécialisation en maçonnerie commencée rue Benoît Malon, l’aménagement n’est que progressif, et largement assuré, en dehors du gros œuvre, par les garçons eux-mêmes : ils abattent les galandages, installent la cuisine, agrandissent la salle à manger. A midi, venant de l’autre bout de la ville, quelques garçons montent le repas avec une charrette 1180 .

Et lorsque le déménagement a lieu le 1er août 1954, l’effectif de la rue Benoît Malon s’installe dans un lieu dont il doit poursuivre l’aménagement. Il n’est pas besoin d’insister trop sur l’aspect pédagogique de l’affaire : les garçons ont en somme, aplanissant le terrain en pente, créant, en terrasse, des espaces de jeu et de travail, construit leur propre maison.

Notes
1170.

Deux sources sont utilisées : CAC, 19980162/15, rapport moral pour l’année 1951, et Archives ADSEA, note de fonctionnement du Comité de patronage pour l’année 1952 (1953).

1171.

Faut-il voir dans cette collaboration la main de Benoît Ranchoux, particulièrement actif à cette époque dans le secteur, et un temps d’ailleurs conseiller du ministre Eugène Claudius-Petit ?

1172.

On notera au passage que si la nouvelle dénomination de Centre d’accueil et d’observation est avalisée en 1949-1950, les responsables du Comité de patronage, Marinette Heurtier notamment, continuent d’utiliser celle de Maison d’accueil, comme par habitude ou attachement à leur action d’avant-guerre.

1173.

A Sacuny, à la même époque, Christian Wagner (A Cœur Joie) organise une chorale, les camps et colonies de vacance apparaissent, et Edith Piaf visite l’internat en juillet 1949. Dominique Dessertine, op. cit., p. 168. L’ouverture culturelle, due à une nouvelle génération d’éducateurs, est générale. Elle est également durable : la chanteuse Barbara vient passer une soirée à la fin des années 1960 au centre des Petites Roches (qui a pris la suite du Centre d’accueil). Cette soirée a marqué les esprits, par la façon dont Barbara a « pris » son auditoire, en racontant sa propre histoire de vie.

1174.

Herzog fait son ascension en 1950. Sportif, aventurier, plus tard ministre : c’est un beau modèle pour les jeunes…

1175.

Jean Dasté n’a pas conservé de souvenir particulier de ces soirées, mais est régulièrement intervenu dans les écoles, les usines, les groupes et associations à but culturel et humanitaire. L’association Culture et Jeunesse est fondée après la guerre par René Lecacheur. C’est lui qui, en 1947, fait venir la troupe de Jean Dasté à Saint-Etienne (lettres de Jean Dasté, 20 février et 24 mars 1991). Le rapport d’activité pour l’année 1951 du Comité de patronage signale que c’est à l’intervention du Dr Barnola qu’on doit de telles soirées.

1176.

Lettre de Marcel Gron à Benoît Ranchoux, 27 avril et 12 mai 1953.

1177.

Lettre de Charlotte Ladon à Benoît Ranchoux, 20 mai 1953. Le 8 février 1954, au moment de l’aménagement du Centre des Petites Roches, Benoît Ranchoux suggère même dans une lettre à Barthélémy Bayon d’utiliser les vertus féminines de Charlotte Ladon à des fins d’aménagement intérieur ; son goût (forcément bon) est requis pour aider au choix des rideaux et du petit mobilier…

1178.

Rapport d’activité pour l’année 1953.

1179.

Le bâtiment de l’ancienne Maison d’accueil, sur un terrain appartenant au Département de la Loire, fait l’objet d’une simple mise à disposition, sans bail.

1180.

Entretien avec André Clavier, 15 avril 1991.