2) Le développement du Service social

a) des débuts modestes

Le Service social auprès du tribunal de Saint-Etienne est né officiellement en même temps que le Comité de patronage. Il est habilité le 5 septembre 1935. Il est finalement la suite logique de pratiques un peu plus anciennes commencées avec la consultation médico-pédagogique et le Comité de défense des enfants traduits en justice, et leur est du reste largement associé. Marinette Heurtier, unique titulaire de tous les postes correspondants y est évidemment pour beaucoup.

Il ne paraît prendre son identité propre qu’en 1945, où l’organisation financière de la Maison d’accueil, désormais soumise au système du prix de journée 1181 , oblige à séparer nettement les budgets. Coïncidence ? Marinette Heurtier vient en congé à Saint-Etienne en septembre et octobre 1945 ; le Service social est réorganisé au 1er novembre. Et le 10 novembre est publié un arrêté du Garde des Sceaux, « relatif aux enquêtes sociales prévues par l’Ordonnance du 2 février 1945 relative à l’Enfance délinquante. » Il vient, dans le cas stéphanois, confirmer un monopole de fait (article 4 : « un seul Service social peut fonctionner auprès d’un Tribunal pour Enfants »), mais y ajoute, au moins théoriquement, une surveillance étroite de la part des magistrats (les articles 13 et 14 détaillent les autorités de surveillance et de contrôle).

Cette précision ne doit pas faire illusion : les attributions du Service social sont à peu près illimitées. Pour le tribunal pour enfants, le parquet, le tribunal civil, les enquêtes sont nombreuses et diverses : enfants délinquants, enfants en danger moral, divorces, à quoi peuvent s’ajouter les surveillances éducatives, le retrait éventuellement d’enfants maltraités ou en danger moral de leur famille, voire quelques tutelles aux Allocations familiales.

Le Service social auprès du tribunal est en somme ce que son nom indique : un organe au service du tribunal, et pas seulement du tribunal pour enfants. Il est susceptible d’être saisi de toute enquête ou démarche concernant des enfants. Et le nombre des enquêtes est sans doute avant tout lié à la puissance de travail de chaque assistante, ce qui limite considérablement les impératifs de délais.

A la date du 26 mai 1946, le Service social est composé de deux auxiliaires sociales (faisant fonction d’assistantes sociales, mais sans posséder le diplôme d’Etat) : Marie-Antoinette Orelle et Marinette Luaire. Celle-ci est d’ailleurs rémunérée en partie sur le budget de la Maison d’accueil et, pour le reste, avec le produit des enquêtes de divorce : les moyens du service sont faibles.

Marie-Antoinette Orelle est née en 1892 ; à quelques années près, elle a donc l’âge de Marinette Heurtier. On ignore comment elles ont pu se rencontrer, et comment la seconde a pu embaucher la première, mais leur itinéraire présente quelques points communs. Marie-Antoinette Orelle, personne distinguée et élégante 1182 , possède en effet de nombreux diplômes : brevet d’infirmière de la Croix-Rouge, d’auxiliaire sociale, d’enseignement technique, mais pas celui d’assistante sociale. Et malgré sa coquetterie, elle ne dédaigne pas mettre en avant un côté un peu baroudeur, revendiquant bien haut son service comme infirmière aux armées, et la citation obtenue par son corps pour faits de guerre en 1939-40 1183 .

Particulièrement attachée à son pouvoir de chef de service, répugnant à le partager, mais s’efforçant de conserver avec les magistrats et notamment avec le procureur de bonnes relations (elle s’enorgueillit d’avoir obtenu du procureur Roux la dévolution puis l’aménagement du bureau du Service social : mobilier, fichiers, machines à écrire), elle a sans doute contribué, par son caractère un peu cassant, à la difficulté pour le service de conserver durablement d’autres assistantes sociales qu’elle. Avec Marinette Heurtier, elle a aussi en commun le caractère… Chef de son service au sens le plus plein, et ne reconnaissant en somme pour ses supérieurs légitimes que les magistrats donneurs d’ordres, elle considère ainsi légitime d’utiliser une partie des fonds disponibles pour se rembourser de ses frais de visites. On peut difficilement l’en blâmer, au vu des rémunérations de l’époque, mais il est douteux que cette situation ait beaucoup amélioré ses relations avec les administrateurs du Comité 1184 . Elle paraît également avoir mal supporté de travailler avec des collègues plus jeunes, mais parfois mieux payées parce que diplômées. Rien en revanche ne permet de douter de ses qualités professionnelles ; c’est uniquement dans le domaine, disons relationnel, qu’apparaissent des réserves sur sa personnalité. Et même si son caractère a pu jouer dans sa façon d’aborder les familles, son autorité a également pu lui être fort utile, pour imposer une mesure de surveillance annoncée ou relever des améliorations à apporter dans le ménage.

De novembre 1945 à mars 1946, le Service social réalise cent cinquante enquêtes relatives à des délinquants, trente relatives à des vagabonds, et une dizaine d’enquêtes de divorce. Elles traduisent l’atmosphère de la Libération, d’une société qui tarde un peu à retrouver ses marques. Les délinquants ont pour la plupart seize ou dix-sept ans, et les délits sont assez graves : « Attentats aux mœurs, vols avec agression, trahison, menées antinationales, vols importants et trafic de marché noir. » Pour la même raison, les placements en établissement sont difficiles : les effectifs sont le plus souvent complets. Pourtant, les demandes de correction paternelle affluent, tant pour les garçons que pour les filles souvent prostituées ou « enfants incorrigibles » 1185 .

En 1949, les assistantes sont au nombre de trois : Marinette Heurtier, qui a repris sa place de chef de service, Marie-Antoinette Orelle et Charlotte Ladon, rattachée pour partie au Centre d’Accueil. Elles assurent chaque matin une permanence au palais de justice.

Il y a eu dans l’année une centaine d’enfants délinquants pour lesquels le juge a demandé une enquête ; le parquet a par ailleurs fait suivre « cent enfants malheureux vivant dans des familles défectueuses. » Onze enfants ont été placés à la demande des parents avec une aide de l’Assistance publique pour les pensions. Seize enfants sont en « surveillance éducative », deux tutelles aux Allocations familiales sont en cours, dix-sept enfants ont été placés en établissement et accompagnés sur place par une assistante. On voit donc que par rapport à l’avant-guerre, les tâches ne changent guère ; tout au plus peut-on constater que certaines charges auparavant assumées par des bénévoles (les déléguées) sont désormais de la compétence des assistantes sociales du service.

L’année précédente, les enquêtes de délinquants avaient atteint le nombre de deux cent trente-huit : le tassement est net, mais Marinette Heurtier incrimine également les pratiques de la police, qui « laisse libre la fréquentation de la rue aux mineurs, aux heures scolaires ou celles des cinémas » et, arrangeant à l’amiable les conséquences des petits délits, bloque toute possibilité d’enquête sociale et de signalement. Pourtant, « l’avis de l’instituteur est plus avisé que celui de l’agent de police, et nous ne comprenons pas qu’il ne l’emporte pas dans les affaires d’enfants. » 1186 Comme si un certain relâchement était consécutif aux troubles dus à l’Occupation et à la Libération, et qu’il était nécessaire de clore cette période en quelque sorte de transition.

En revanche, les enfants malheureux ont davantage occupé le service, avec d’ailleurs quelques résultats dans les cas d’assistance éducative :

« Des draps apparaissent dans les lits, on ne couche plus 6 ou 8 ensemble, on répare le logis, même des fleurs poussent sur les fenêtres.

Cela n’empêche pas un manœuvre, père de six enfants, de continuer de boire, et que nous devons demander au Parquet son internement pour le désintoxiquer. »

Un travail donc tout de quotidien, que renforcent les quarante enquêtes (doubles) de divorce effectuées dans l’année. La prévention et le traitement des causes sociales de la pré-délinquance l’emportent désormais sur la délinquance elle-même 1187 .

Notes
1181.

Chaque journée passée dans l’établissement donne doit à une somme forfaitaire, préalablement fixée par les autorités de tutelles (Justice ou Population, selon l’origine ou la nature du placement).

1182.

Entretien avec Emilie Vauthier, 28 janvier 1991, qui ajoute également qu’elle était, l’âge venant, devenue très myope, mais n’aurait jamais porté de lunettes. Ce qui ne l’empêchait pas de conduire la voiture de service, pour les enquêtes dans le Roannais notamment (quatre-vingts kilomètres)…

1183.

Ces renseignements sont pour l’essentiel tirés de son — maigre — dossier personnel conservé par l’ADSEA.

1184.

La chose est relevée au moment du départ d’une assistante sociale, Melle Lespinasse, en octobre 1955. Lorsqu’il apprend son départ à la retraite, Paul Guichard parle d’une « bonne nouvelle » (lettre du 5 avril 1958).

Une lettre d’André Coron à Paul Guichard (20 novembre 1957) suggère pour remplacer Marie-Antoinette Orelle « une ancienne commissaire du scoutisme qui termine (…) ses études d’assistante sociale et s’orienterait volontiers (…) vers l’enfance délinquante ou en danger moral. » Elle hésitera sans doute, « je pense que notre bateau a maintenant la réputation bien établie d’avoir la peste à bord et de naviguer entre les écueils. » Mais c’est une raison supplémentaire de recourir à « la main ferme de quelqu’un ayant un tempérament de chef, associé à un savoir faire et à des qualités morales indiscutables. » La « peste » paraît bien être Marie-Antoinette Orelle, et les « écueils » le soutient qu’elle reçoit des magistrats, au besoin contre le Comité : après son départ en 1958, elle continue à faire des enquêtes de divorce, privant le service de revenus précieux…

Françoise Hyvert est embauchée le 1er octobre 1958.

1185.

Rapport de fonctionnement, 25 mai 1946. Les chiffres cités par Wilfred D. Halls, op. cit., p. 195 (et repris de Levade La délinquance des jeunes en France, 1825-1968) montrent la hausse de la délinquance jusqu’en 1942, et un certain retour à la normale en 1945 avec des chiffres proches de l’avant-guerre.

1186.

Le parallèle est tentant avec les polémiques ressurgissant ici et là, sur la réalité des chiffres de la délinquance, et l’utilisation du nombre des dépôts de plainte pour la mesurer…

1187.

Rapport de Marinette Heurtier pour l’année 1949.