b) des enquêtes1188

Cette diversité est une constante (Tableaux 62 et 63, Graphique 20). Sauf en 1949, mais ce sont peut-être les sources qui sont en cause, on remarque l’importance considérable des enquêtes de divorce, surtout à partir de 1952 (environ un tiers). Il serait réducteur d’y voir une utilisation abusive de la disponibilité des assistantes. Les enquêtes de divorce sont destinées à apporter au juge un avis sur les conditions de vie de l’enfant dans la famille, et sur celui des parents à qui il faut le confier.

Tableau 62 : type d’enquêtes du Service social (nombre), 1945-1955
  Nov. 45 à mai 46 1949 1951 1952 1953 1954 1955 Total
délinquants 150 100 98 106 70 100 86 710
vagabonds 30     5       35
enfants en danger moral   100 200 144 162 196 127 929
divorces et légitimations adoptives     90 174 170 207 176 817
correction paternelle       17 20 26 28 91
tribunaux extérieurs       10 20 22 65 117
divers       7       7
Total 180 200 388 463 442 551 482 2706

On reste proche de l’enquête sociale : le parent conseillé est celui qui lui apportera les meilleures conditions de vie (morales, sanitaires, scolaires…). Mais l’enquête de divorce est en général plus succincte que l’enquête sociale. Moins formelle, elle ne reprend pas le canevas traditionnel.

L’enquête de divorce est courte, une à deux pages, et ne retient guère que quelques éléments propres à étayer la décision. Ainsi en 1957 : le père est un peu léger, il ne paie pas la pension, alléguant qu’il cotise à une assurance pour ses enfants ; il veut faire venir sa belle-sœur, veuve, pour s’occuper d’eux. L’assistante remarque : « En comparant l’âge des deux intéressés, on voit qu’il s’agirait là d’une sorte de concubinage. » Mieux vaut donc laisser les enfants chez la mère, mais l’assistante insiste sur la nécessité de laisser un droit de visite au père. Ou bien en 1958 : la mère est volage, le père est un travailleur sobre et régulier. Il est recommandé de donner au père l’enfant qu’il considère comme le sien, et laisser les autres à la mère : malgré ses défauts, ils l’aiment.

Tableau 63 : service social, nombre de mesures d’Assistance éducative et de Tutelle aux Allocations familiales, 1949-1955
  1949 1951 1953 1953 1954 1955
Assistance éducative 16 48 33 43 67 96
tutelles aux Allocations familiales 2 2 2 3 3 10

Malgré quelques notations au moralisme un peu épais, que renforce fatalement un résumé de quelques lignes, il y a là un souci évident de l’intérêt de l’enfant, selon les normes sociales en vigueur : le père doit être économe, sobre et travailleur ; la mère modeste, de bonnes mœurs et maîtresse de maison accomplie. Il est cependant possible à l’occasion de valoriser, malgré de multiples déficiences, les sentiments des parents : l’assistante sociale n’est pas seulement le bras, séculier et froid, de la justice ; elle peut aussi avoir un cœur.

Mais les enquêtes de divorce ont également l’avantage considérable d’être payées pour ainsi dire à l’acte, et passablement bien. Le bilan de l’exercice 1952 crédite ainsi en recettes les 65 100 francs rapportés par les cent quarante-six enquêtes de divorce (soixante-treize enquêtes doubles), beaucoup plus que les 12 000 francs portés au regard des cent vingt-six enquêtes de délinquants 1191 .

On remarque ensuite la forte proportion dans l’activité totale des enquêtes concernant les enfants en danger moral, diligentées sur requête du parquet. Leur forme à vrai dire varie peu de celle des enquêtes concernant des délinquants. Mais il montre qu’avant même la réunion dans les mains du seul juge des enfants des compétences en matière civile par les soins de l’Ordonnance du 23 décembre 1958 (enfants en danger moral, désormais en danger tout court) et pénale (enfants délinquants) 1192 , la préoccupation est forte d’intervenir en cette matière.

Les enquêtes sociales 1193 proprement dites, concernent en réalité l’ensemble des enfants indiqués, hormis donc les cas de divorce. Elles présentent, avec le recul, le même travers un brin moraliste, mais n’excluent pas un certain pragmatisme. Ainsi en 1954, une famille d’une petite commune rurale est soupçonnée de manque de soins envers ses enfants. L’assistante relève le délabrement de la maison, l’absence d’eau courante, l’installation électrique rudimentaire, le nombre insuffisant de lits (il y a six enfants). Les enfants sont chétifs ; ils ont l’air sournois. La fréquentation scolaire de l’un des enfants est très irrégulière, mais ses absences sont toujours justifiées par ses parents. Les parents sont « des gens un peu lymphatiques, qui n’ont pas beaucoup d’idées ». En mettant à contribution la Mairie pour avoir des renseignements, l’assistante obtient une sorte de prise de responsabilités locale. Tancé par le Maire, le père prend un engagement écrit à envoyer régulièrement ses enfants à l’école, à ne pas les maltraiter et à les soigner de son mieux. La conclusion de l’assistante est donc de maintenir une certaine surveillance, de la part de sa collègue de secteur. Elle souligne cependant que « ces gens ne sont pas foncièrement mauvais. »

Tableau 64 : rubriques habituelles de l’enquête sociale (années 1950)
Famille: composition de la famille,
antécédents familiaux.
Situation matérielle et morale : histoire (itinéraire depuis le mariage),
habitat,
budget,
renseignements obtenus.
Personnalité du mineur : santé,
scolarité,
travail (selon situation),
loisirs,
parfois un espace pour retranscrire une discussion avec l’enfant.
En conclusion : avis de l’assistante

En 1953, un jeune homme de dix-sept ans demeurant à Roanne est poursuivi pour vol et port d’arme prohibée. Il apparaît en fait qu’avec un camarade de classe, il a décidé de partir en Afrique. Tous deux ont donc volé une moto, des provisions, et les revolvers du père, pour prendre la route. La conclusion de l’assistante est très neutre : « Un peu bridé dans sa liberté qu’il semble affecter, F., qui a tout chez lui, confort, aisance, compréhension ne joue pas toujours franc jeu. Il se montre très doux, obéissant, alors qu’il a très envie de s’émanciper… Il faudra certes exercer une surveillance, mais on peut faire confiance aux parents. » Ce qui apparaît cependant entre les lignes, c’est que ses parents ne consacrent pas assez de temps à leur fils. Ils le surveillent étroitement quand ils sont là, le font « pointer » chez sa tante quand il entre ou sort (elle habite la même maison), mais l’assistante sociale ne paraît pas oser formuler le constat qui découle de son enquête : cet enfant manque de tendresse, se sent plus ou moins abandonné par ses parents et fait du coup quelques sottises, dont la présente tentative de fugue.

Là encore, le côté humain du travail de l’assistante sociale est évident, même si elle paraît parfois répugner à l’exprimer clairement, se cachant derrière des considérations sur les conditions matérielles de vie, ou l’hérédité des parents. Dans les dossiers que nous avons pu consulter, et peut-être faute d’y avoir rencontré de vrais auteurs de vrais crimes, l’assistante sociale est réellement soucieuse de l’intérêt de l’enfant.

On notera enfin dans ce panorama une survivance étonnante : les enquêtes en vue de correction paternelle, au reste peu nombreuses. Remarquons simplement que leur présence ici confirme qu’une enquête précède son application, ce qui la fait sortir de l’arbitraire. Absorbé lui aussi par l’ordonnance du 23 décembre 1958 et intégré dans les cas d’assistance éducative 1194 , le droit de correction paternelle survit néanmoins à son acte officiel de décès (on en trouve encore une vingtaine en 1959).

A cette masse s’enquêtes, dont le nombre est assez stable à partir de 1952 (Tableau 62), il faut ajouter les mesures d’assistance éducative (Tableau 63), passées entre 1946 et 1949 1195 de l’organisation bénévole (la Commission de vigilance de la Fédération) au Service social. L’assistance éducative (aussi appelée dans les rapports « surveillance éducative », ce qui n’est pas sans en gauchir la portée) consiste à apporter un soutien à un milieu familial « jugé insuffisant mais non foncièrement défavorable à l’intérêt du mineur. » 1196 Avant l’ordonnance du 23 décembre 1958, elle est prononcée par le président du tribunal civil, sur requête du parquet. Il s’agit d’un travail lourd, long, et au total assez mal défini.

Graphique 20 : type d’enquêtes du Service social
Graphique 20 : type d’enquêtes du Service social

Les familles à l’égard desquelles une telle mesure a été prise sont visitées régulièrement par le Service social, selon un rythme variable en fonction de leurs conditions de vie et de leurs capacités de progrès, mesurables à leur degré d’évolution au gré des rencontres : une fois par mois dans le meilleur des cas, une fois par quinzaine, voire une fois par semaine et plus fréquemment encore. Très proches au début de la mesure, les visites s’espacent en principe peu à peu. La surveillance éducative peut durer parfois plusieurs années. Elle est affaire de pragmatisme et de sensibilité. Certaines familles profiteront efficacement de la liberté d’action qu’on leur laissera, d’autres auront besoin d’une tutelle plus lourde, directe et constante, sans compter que des changements peuvent se produire en cours de route, obligeant à resserrer ou desserrer la surveillance.

Dans tous les cas, les assistantes insistent hautement sur le fait que leur action repose sur la « considération exclusive de l’intérêt matériel et moral de la famille », même si les notations relevées dans les enquêtes sociales peuvent laisser supposer un certain moralisme. C’est ce que relève aussi le rapport d’activités pour l’année 1955, en signalant des cas d’hostilité aux conseils de l’assistante sociale : cette mauvaise volonté se traduit par le refus des familles d’apporter aucune modification à leur mode de vie, d’accepter un placement amiable des enfants, et par une totale passivité face aux avis et aux menaces de mesures plus sévères ; cette apathie serait surtout manifeste dans les cas d’alcoolisme du père et (ou) de la mère, les conduisant à une complète ignorance de leurs devoirs familiaux. Dans des situations semblables, les assistantes font appel au tribunal pour obtenir des mesures plus contraignantes. Par certains côtés, qui ne doivent pas faire oublier les remarques pleines d’humanité relevées plus haut, sous l’assistante sociale pointe encore la dame d’œuvres ; c’est compréhensible dans une époque où la professionnalisation du corps n’est pas achevée, d’autant plus que la mesure d’assistance éducative paraît dépourvue de tout aspect contraignant, reposant surtout sur des rapports de confiance et de persuasion. Plus que des certitudes, il y faut donc un certain doigté, pas forcément compatible avec le caractère de certaine(s) des assistantes évoquées, et une patience que ne permet pas toujours la charge du Service.

C’est dans une optique comparable que sont parfois confiées au Service social quelques tutelles aux Allocations Familiales, qui pour le coup nécessitent de la part des assistantes une disponibilité considérable, d’où sans doute leur faible nombre (Tableau 63) au regard de celui des assistantes (Tableau 65).

La question de l’intervention de l’assistante sociale dans les familles est là encore centrale, et rejoint les remarques faites à propos de l’assistance éducative, puisqu’il s’agit de vérifier l’emploi fait des prestations sociales. Il peut être possible de remettre, par fractions, ces sommes en remboursement des dépenses faites : cette méthode permet, en laissant une certaine liberté aux familles, d’éveiller leur responsabilité et de leur apprendre l’utilisation rationnelle des crédits alloués pour l’entretien et l’éducation des enfants. Au contraire, lorsque la mère manque totalement de « formation ménagère », par « imprévoyance » ou « débilité mentale », c’est l’assistante qui doit elle-même procéder aux achats de vêtements et de denrées alimentaires pour les enfants. Le terme de tutelle prend alors tout son sens, y compris directif, d’autant qu’alors l’opposition rencontrée est forte, au point que « certaines familles se livrent à des achats tout à fait fantaisistes », ou que le père de famille, qui déjà travaillait peu, cesse toute activité professionnelle.

Tableau 65 : nombre d’assistantes dans le Service social du tribunal (1945-1955)
  1945 1946 1947 1948 1949 1950 1951 1952 1953 1954 1955  
Melle Dancer ?                      
Marinette Luaire 1er oct. ? ?                  
M-A Orelle 1er oct. oui oui oui oui oui oui oui oui oui oui retraite 15 mai 1958
Marinette Heurtier       juin oui oui oui retraite       retraite en mai 1952
Charlotte Ladon       1er juin 1/2 tps 1/2 tps 1/2 tps Maison d’acc.        
Denise Lespinasse               1er juin oui oui  oct départ oct. 1955
Emilie Vauthier                     janvier  
Total 2 1 (2) 1 (2) 2,5 2,5 2,5 2,5 2 2 2 2

Les assistantes sociales, malgré leurs récriminations, revendiquent là encore le caractère éducatif de leur action : par leurs conseils, leur présence, leur soutien, elles sont plutôt fières de contribuer à une certaine formation ménagère, et par leur « patience persévérante », d’obtenir « l’adhésion de la famille à cette œuvre de redressement. » 1198 Comme précédemment, les sous-entendus moralistes ne sont pas absents, ni du coup les doutes qu’on peut formuler sur les résultats obtenus. Il reste que là encore, une possibilité existe de faire preuve de qualités de compréhension et de cœur, et que les jugements portés ne sont pas forcément gages d’inefficacité. L’impression de contrôle social est un peu gênante, mais il faut faire la part du vocabulaire de l’époque. La formation et le travail d’infirmière qu’ont connu aussi bien Marinette Heurtier que Marie-Antoinette Orelle, qui dominent le Service social dans cette période, y ont sans doute largement contribué.

Et il faut bien insister sur un autre élément, que ne maîtrise pas complètement le Comité de patronage puisque ses financements sont surtout extérieurs, c’est celui tout simplement du recrutement des assistantes sociales (Tableau 65). Guère plus de deux jusqu’en 1955, elles doivent néanmoins faire face au nombre croissant des enquêtes sociales (Tableau 62 : de deux cents en 1949 à cinq cent cinquante et une en 1954, quatre cent quatre-vingt-deux en 1955), comme aux mesures d’assistance éducative et de tutelle (Tableau 63 : respectivement seize et deux en 1949, quatre-vingt-seize et dix en 1955). Cette hausse est d’ailleurs due essentiellement aux autorités de tutelle (la Justice surtout), qui prescrivent les mesures mais sont supposées également financer les emplois correspondants. On ne saurait donc faire grief aux assistantes de leurs bons sentiments, puisque c’est précisément la conscience de l’importance de leur tâche qui les conduit à ne pas compter leur temps, ni leurs peines. Par rapport aux débuts du Comité de patronage ou de la clinique médico-pédagogique vers 1935, on peut dire qu’en vingt ans les conditions de travail n’ont guère changé…

Notes
1188.

Nous avons dépouillé cinquante dossiers de l’ADSEA de Roanne (Saint-Etienne ne possède plus de dossiers anciens). A partir du fichier alphabétique, nous avons repris toutes les fiches commençant par A ou B datant d’avant 1960. L’échantillon du coup nous fait parfois sortir de notre strict cadre chronologique.

1189.

Source : rapports annuels.

1190.

Source : rapports annuels.

1191.

Ces chiffres contredisent ceux portés dans le rapport de fonctionnement concernant la même année 1952, qui donne cent soixante-quatorze enquêtes de divorce et cent six enquêtes de délinquants. Les dix enquêtes diligentées pour le compte de tribunaux extérieurs, et les sept enquêtes qualifiées de « inst. ou divers » ( ?) n’expliquent pas tout. Mais l’écart reste cependant significatif :

65 100 francs pour 146 enquêtes = 445,9 francs par enquête, pour 174 = 374,1 francs,

12 000 francs pour 126 enquêtes = 95,2 francs par enquête, pour 106 = 113,2 francs.

Que ce soit l’occasion d’exprimer nos réserves sur les chiffres cités tirés parfois de rapports destinés à appuyer des demandes de subventions : le Comité, demandeur, a tout intérêt à paraître sous son meilleur jour…

1192.

Philippe Robert, op. cit., p. 97-98.

1193.

Les deux exemples reproduits en Annexe 60, et issus des archives de la Société de protection de l’enfance de Montbrison, peuvent en donner une image concrète.

1194.

Philippe Robert, op. cit., p. 101-104.

1195.

Nous ne possédons pas les rapports d’activités intermédiaires.

1196.

Philippe Robert, op. cit., p. 101.

1197.

Sources : rapports, correspondantes. Les points d’interrogation s’expliquent par le manque d’information avant 1945 et entre 1946 et 1948.

1198.

Rapport d’activité pour l’année 1955, février 1956. Derrière les termes qui datent, mais qui valent finalement les appréciations technicisantes (et jargonnantes) d’aujourd’hui, on retrouve des problématiques encore actuelles…