c) départementalisation ?

C’est pourtant dans cette période qu’on apprend que le travail va s’accroître encore, puisque le tribunal devient départemental vers 1951, et que les enquêtes s’étendront désormais aux arrondissements de Roanne et Montbrison. C’est l’occasion de signaler que rien ne paraît y avoir existé avant cette date, sinon (mais son travail est beaucoup plus spécialisé) la déléguée à la Liberté surveillée, Viviane Bador, depuis 1946, et dont la charge est départementale, et l’assistante de la Société de protection de l’Enfance de Montbrison. Evidemment, une sorte de maillage local existe, via les services sociaux d’entreprises, les dispensaires, les Caisses d’Allocations Familiales…, mais il n’est pas unifié. Si les assistantes de Saint-Etienne se rendent à Roanne quand il est besoin, la distance (soixante-dix à quatre-vingts kilomètres, davantage si l’on doit se rendre dans les petites communes rurales situées plus au nord encore) ne leur permet que de répondre à des demandes existantes, de relayer par exemple des signalements faits par les organismes précédemment indiqués, et en aucun cas d’avoir la disponibilité permettant, par une présence plus constante, un travail de prévention. Quant à Montbrison, dont il n’est jamais question clairement dans les comptes-rendus d’activité, on supposera que le tribunal s’y est contenté des services de l’assistante de la Société de protection de l’Enfance, jusqu’à sa disparition.

De la même façon, rien ne laisse supposer que des moyens supplémentaires ont découlé de cette extension du champ d’activité. Lorsque l’on examine la succession des assistantes du Service social (Tableau 65), on constate que leur nombre ne dépasse guère deux, ou trois les bonnes années (et encore : Charlotte Ladon est affectée en partie à la Maison d’accueil). Dans le cas précis de Roanne, il faut attendre décembre 1956 pour qu’une assistante y soit affectée à plein temps.

Reste que cette réforme, la départementalisation du tribunal pour enfants contenue dans la loi du 24 mai 1951, est une avancée dans la spécialisation des juges des enfants 1199 . Nous la voyons, elle aussi, appliquée avec un certain retard.

Le rapport d’activités pour l’année 1953 montre bien l’incidence de tout cela : dispersion des lieux d’exercice, charge de travail. Le Service social, c’est d’abord une permanence au palais de justice : à Saint-Etienne chaque matin de 9 heures à midi et, depuis octobre seulement, deux fois par mois à Roanne, le second et le quatrième lundi de 14 à 17 heures, dans le local des Cours ménagers de la Caisse d’Allocations Familiales (24, boulevard Jules Ferry).

Or, ces permanences sont pénibles, elles exigent beaucoup de patience de la part des assistantes qui doivent répondre à des questions très diverses, ou revenir parfois sur des cas traités depuis plusieurs années. Il faut diriger les gens avec prudence, leur montrer les difficultés de certaines procédures, et la convocation peut être source de difficultés car s’il s’agit parfois simplement de recevoir des personnes qui ne peuvent être vues chez elles à des heures pratiques, il peut arriver aussi que la présence de l’assistante dans son bureau soit destinée à lui donner plus d’autorité. Le risque existe, avéré 1200 , d’être prise à partie par un « client » mécontent, d’où la nécessité de certaines qualités : « compréhension, autorité, sont en somme le fond des procédés. Le rôle éducatif est la suite de la première intervention. » Avec toujours la contrainte du temps et du nombre : il peut y avoir jusqu’à quinze personnes reçues dans une permanence de trois heures.

Cette permanence, où l’assistante est supposée être disponible, est aussi un lieu où l’on vient spontanément exposer tel ou tel problème. Le rôle du Service social est alors un rôle de conseil, propre à éviter autant que possible une intervention de la Justice. En ce sens également, en leur évitant d’avoir à connaître de certains dossiers qui peuvent être résolus de façon amiable, le Service social est utile aux magistrats. On remarquera d’ailleurs que cette intervention, contestée par Marinette Heurtier pour la police, est légitime de la part des assistantes sociales… De tels arrangements amiables ont de la peine à trouver place dans les statistiques ; ils n’en nécessitent pas moins des rapports constants avec les autres services sociaux, institutions diverses ou dispensaires, d’où peuvent également provenir ce genre de signalements. Que le ministère de la Santé Publique et de la Population insiste sur cet aspect du travail du Service social à coup de circulaires n’en supprime aucunement l’écueil essentiel : le manque de temps 1201 . Le rebaptiser « prévention » n’y change rien, même si on trouve ici en germe les actuelles mesures de suivi éducatif dites administratives 1202 .

A la longue, une certaine amertume se fait jour chez les assistantes du service, comparant l’étendue de leur tâche aux moyens dont elles disposent. Elles décrivent elles-mêmes quelques journées-type de travail :

Partie de Saint-Etienne à 6 heures 45 avec le car, l’assistante sociale s’arrête à Veauche, parcourt les six kilomètres qui la séparent de Saint-Galmier, rencontre rapidement la personne qui devait être vue pour une enquête, revient à Veauche (encore six kilomètres) pour prendre le second car qui la conduira à Feurs pour onze heures. De Feurs, elle doit prendre un car pour Panissières. Arrivée à Panissières à 13 heures, l’assistante fera encore trois kilomètres à pied pour arriver au lieu de son enquête. Elle revient à pied (trois kilomètres encore) pour prendre le car de 18 heures 30 qui fera correspondance à Feurs avec celui de 19 heures ; arrivée à Saint-Etienne à 20 heures. Soit : treize heures de travail, « effectif ou non, mais en tout cas de tension nerveuse », et dix-huit kilomètres à pied.

Un autre jour, elle part à 6 heures 40 de Saint-Etienne, arrive à Roanne pour 8 heures 30, prend un car pour Ambierle. De là il faut aller à Saint-Germain-Lespinasse, à pied car il n’y a aucun moyen de transport, pas même un taxi, et c’est le cas dans la plupart de ces villages. « Que de fois dans la région Roannaise nous avons dû emprunter une bicyclette et parcourir en côte des kilomètres sous la pluie et avec le vent. Parfois, nous avons la chance de rencontrer une voiture, un char à bestiaux, mais ce n’est pas toujours fréquent sur les petites routes de campagne… » L’enquête terminée, il faut attendre le car de 14 heures pour rentrer à Roanne et faire la permanence jusqu’à 17 heures pour ne revenir à Saint-Etienne qu’à 20 heures 15. Au retour, le travail n’est pas achevé. L’enquête doit être rédigée, dactylographiée, et là encore du temps est nécessaire.

Les regrets exprimés portent non sur la nature du travail (« nous l’aimons, malgré ses embûches multiples »), mais sur le temps perdu et la fatigue de telles journées. Et dans ces conditions, la rapidité avec laquelle les assistantes doivent rendre leurs enquêtes leur fait parfois craindre des négligences fâcheuses : « l’on aimerait pouvoir aller plusieurs fois dans la maison avant de porter une appréciation définitive quant au retrait des enfants. » Et il faut finalement une santé mentale remarquable pour faire face à de telles tensions, et continuer malgré tout à travailler le mieux, ou le moins mal, possible : « nous pensons le cœur serré à ces 19 enfants que nous avons enlevés à leur famille. Nous essayons de tempérer notre sentimentalité et de mettre notre conscience en repos. » 1203

Derrière le détail pittoresque, et une ébauche d’introspection qui fait décidément des assistantes sociales de cette époque autre chose que les sèches demoiselles que l’on imagine trop souvent, on voit bien que la charge de travail et les contraintes de distance et de déplacement gaspillent un temps et une énergie considérables, que les horaires n’existent pas, et qu’en fait une vie familiale (ou tout simplement personnelle, ou intime) est à peu près impossible.

Quelques chiffres complètent le tableau, pour 1953 1204 toujours :

Août : cent quatre kilomètres, dont vingt-sept à bicyclette, soixante-dix-sept à pied ; septembre : trente-huit kilomètres à pied ; octobre : trente-huit kilomètres à pied ; novembre : quarante-sept kilomètres à pied. « Bien entendu ne sont compris dans ces kilomètres que les parcours au-delà de trois kilomètres. Tout ce qui est fait en ville ou même les distances non estimables ne figurent pas. »

On comprend dès lors la joie des assistantes lorsqu’elle peuvent disposer en septembre 1954 d’une 2cv, louée d’abord puis, dès novembre, achetée par le Comité 1205 .

Qu’on ajoute à ces difficultés d’ordre matériel les difficultés relationnelles dues à la personnalité un peu envahissante de Marie-Antoinette Orelle, et les tensions entre donneurs d’ordres (magistrats) et employeur (le Comité) pouvant aboutir dans certains cas à une remise en cause de l’efficacité de telle assistante, à une critique de son rythme de travail et de retour d’enquêtes, sans compter des remarques sur la nécessité de disposer de davantage de personnel avec plus de moyens, et l’on comprendra la difficulté pour le Service social de posséder un personnel stable.

En tout cas, il faudra attendre décembre 1956 pour qu’une assistante soit affectée à Roanne, à temps plein 1206 . Pour que le Service soit, en somme, véritablement départemental.

Notes
1199.

Philippe Robert, op. cit., p. 96-97.

1200.

Emilie Vauthier se souvient d’un père, sans doute mécontent de son intervention, poursuivant Marie-Antoinette Orelle avec un couteau, autour de la grande table du bureau du Service social au palais de justice de Saint-Etienne. (entretien du 28 janvier 1991)

1201.

Par exemple, circulaire n°78 du 4 mai 1954, sur l’attribution des subventions aux services sociaux : « J’ai insisté sur l’importance que j’attachais à voir les services sociaux spécialisés développer une activité de prévention en pratiquant une politique d’intervention sans mandat des juges, qu’il s’agisse de répondre aux demandes des familles intéressées — de résoudre des cas dépistés par le service lui-même ou signalés soit par un autre service, soit par des tierces personnes — de collaborer avec les Assistantes du Secteur lorsqu’elles ont recours à leurs collègues spécialisées après un échec dans certaines familles particulièrement difficiles. »

1202.

Ou AEMO administratives, prescrites par les services départementaux de prévention, sans intervention judiciaire donc même si elles peuvent aboutir, faute de solution dans ce cadre, à une mesure de Justice.

1203.

Rapport d’activité, 1953.

1204.

Rapport d’activité, toujours.

1205.

Malgré une incidence financière considérable : les dépenses du service pour 1955 portent, sur un total de 1,9 million de francs, près de 100 000 francs de frais de voiture (entretien, essence, assurance) et plus de 10 000 francs de frais de déplacement, soit l’équivalent d’un mois de salaire des trois assistantes en poste (120 000 francs).

Marie-Antoinette Orelle écrit fièrement (10 juin 1954) à André Coron : « Je suis heureuse de vous annoncer que j’ai obtenu comme Melle Lespinasse mon permis de conduire » : à presque soixante-deux ans…. Elle souhaite que la voiture soit rapidement disponible « car nous serons obligées de poursuivre notre entraînement par des leçons de perfectionnement qui coûtent assez cher. D’autre part il vaudrait mieux se mettre en route aux beaux jours car lorsque les routes sont glissantes il n’est pas commode de s’habituer à une voiture qu’on connaît mal. » Cette excitation de gamine est assez rafraîchissante ; elle n’exclut pas une certaine prudence, d’ailleurs fondée : il en faut pour affronter la traversée de la plaine du Forez les matins d’hiver, dans l’obscurité, le brouillard, le verglas…

1206.

Mathilde Vercasson, qui quitte le poste le 15 juin 1959. Sa remplaçante Francine Rimbaud n’arrive que le 15 septembre : l’intérim est assuré, de façon parfaitement irrégulière (il n’apparaît d’ailleurs pas dans les comptes-rendus), par Cécile Buhot, directrice du Foyer de jeunes filles de la rue Mulsant. Encore une sorte de bricolage, mais Cécile Buhot a déjà un rôle dans le domaine d’intervention de l’association : dans son foyer, les assistantes trouvent à l’occasion un hébergement pour leurs filles, et chaque semaine elle réunit les assistantes (Comité et CAF) pour un repas commun, et aussi une certaine coordination de leur travail. Cécile Buhot sera un des principaux artisans de l’installation d’une véritable antenne de la Sauvegarde à Roanne dans les années 1960. Sa présence à la mairie, dans le conseil municipal de Paul Pillet, a pu y aider aussi…