3) Vers la fin des incertitudes

a) un financement moins précaire

Cette instabilité, qu’il serait donc réducteur de faire reposer sur les seules épaules de Marie-Antoinette Orelle, n’est aucunement compensée par une quelconque stabilité du financement du Service social.

Il est bien possible que ce soit le résultat d’une querelle de compétences entre ministères ; les subventions sont en tout cas rarement reconductibles d’un exercice sur l’autre, et bien souvent accompagnées d’un appel à la recherche de financements locaux. Ainsi le 24 février 1953, lorsque le procureur annonce au Comité de patronage que le Garde des Sceaux a accordé une subvention de 450 000 francs au Service social pour 1952, il prend soin d’insister qu’elle porte à 1,3 million la participation de la Chancellerie aux dépenses du Comité, mais qu’il ne faut en tirer aucune indication sur les subventions ultérieures et que le Garde des Sceaux attend en contrepartie que des démarches soient faites pour que le Département et le ministère de la Santé et de la Population augmentent leur propre participation. On établira avec profit le parallèle entre cette lettre, et une autre adressée le 2 février 1955 par le ministère de la Santé Publique et de la Population à ses services départementaux, à propos de sa subvention pour 1955 au Service social. Annonçant qu’il envisage de financer, sur cette subvention, une voiture et une troisième assistante sociale, il insiste pour qu’elle soit affectée à l’activité de prévention et que l’activité de placement soit transférée à un organisme ayant une personnalité juridique distincte de celle du Comité.

Vœu pieux sans doute, quoique comminatoire en la forme, et qui en tout cas ne recevra aucune autre application que la distinction déjà ancienne, par leurs budgets respectifs notamment, entre Maison d’accueil et Service social, et la spécialisation de chacune des salariées de ce Service social (à l’une par exemple les enquêtes sociales proprement dites, à l’autre les tutelles et les activités de prévention), dès lors que leur nombre le permettra.

Les quelques exemples de budgets (Tableau 66) montrent bien l’instabilité financière chronique du service. Seul le conseil général à vrai dire observe une certaine régularité : il verse pour le Service social une somme de 50 000 francs de 1950 au moins (rien n’est dit en 1946 et 1949) à 1952, puis l’augmente à 75 000 Francs. On ne peut cependant que constater la modicité de ces sommes au regard des dépenses totales.

Il y a pourtant des traces de la course à la subvention annuellement menée par les responsables du Comité. Le 18 novembre 1953, Benoît Ranchoux écrit ainsi au maire de Rive-de-Gier en lui demandant, comme aux autres municipalités comprises dans le rayon d’action du Comité, une subvention (de 150 000 francs en l’occurrence). Il n’y a aucune trace de réponse à cette vague de sollicitation. Diverses correspondances font également état de versements occasionnels, non pas seulement au Service social, mais à l’ensemble du Comité. Ainsi Antoine Guichard, d’ailleurs éphémère trésorier adjoint du Comité, écrit le 1er septembre 1955 au président dudit, son père Paul Guichard, pour lui annoncer un virement de 50 000 francs représentantla« cotisation exceptionnelle » du Casino, versée sur la demande de son président… Paul Guichard encore 1207 .

Tableau 66 : exemples de budget du Service social, 1950, 1951, 1955 (francs constants 1950)
    Exercice 1950 Exercice 1951 Exercice 1955
Recettes : Subvention Justice 950 000
(82,3 %)
935 600
(93,2 %)
1 303 100
(53,3 %)
  conseil général 50 000
(4,3 %)
58 475
(5,8 %)
97 732,5
(4 %)
  ministère de la Santé     390 930
(16 %)
  CAF de Saint-Etienne 150 000
(13 %)
  488 662,5
(20 %)
  Remboursement d’enquêtes 4 700
(0,4 %)
9 239
(0,9 %)
164 188
(6,7 %)
Total 1 154 700 1 003 314 2 444 613
Dépenses : 1 066 822 1 010 261 2 473 642
différence :   + 87 878 - 6 947 - 29 029

On peut également essayer de majorer les recettes directes. André Coron demande ainsi en janvier 1953 au président de la Chambre des Avoués 1209 une augmentation du tarif des enquêtes de divorce et de légitimation adoptive, afin de les aligner sur ceux qui sont pratiqués à Lyon et compenser l’insuffisance permanente des subventions allouées par le ministère de la Justice.

Il y a effectivement quelque chose de désespérant dans cette accumulation de démarches, mais il peut leur arriver d’être couronnées de succès. Le plus bel exemple en est la signature, le 5 octobre 1954, entre le Comité et la CAF de Saint-Etienne, subordonnant la subvention annuelle de 500 000 francs au Service social à l’ « embauchage » d’une assistante affectée à plein temps aux surveillances éducatives et aux tutelles, et avec un droit de regard de la CAF sur les services rendus à ses allocataires. C’est sur ces fonds qu’est embauchée en novembre 1954 Emilie Vauthier. Malgré bien des vicissitudes, quelques conflits de pouvoir (c’est le juge des enfants qui ordonne la tutelle suggérée par la CAF 1210 ), et des remises en cause plus simplement liées à l’instabilité du nombre des assistantes (il en faut trois pour que la convention joue), c’est une avancée importante dans la régularité du financement, et donc de l’existence même, du Service social 1211 .

Notes
1207.

Que ce soit d’un point de vue strictement financier, ce qui paraît assez exceptionnel, ou plus largement sous forme d’aide matérielle (une partie du secrétariat de Paul Guichard ou de Benoît Ranchoux pour le Comité est assurée par leur secrétaire du Casino), le rôle du Casino par l’intermédiaire de Paul Guichard doit être souligné, d’autant qu’il se poursuit bien au-delà de la période où Paul Guichard a des responsabilités directes dans l’association.

D’autres exemples, plus tardifs, existent de semblables interventions auprès de sociétés auxquelles sont liés des administrateurs de l’association : en août 1959, André Coron obtient 10 000 francs de la Société HLM La Fraternelle, le 15 mai 1959 le même André Coron écrit à Eugène Claudius-Petit pour lui faire remarquer le caractère insuffisant de la subvention du conseil général (150 000 francs, répartis pour moitié entre le Service social et la Maison d’accueil, sans changement de montant donc depuis 1955) et lui demander de soutenir la demande faite d’une subvention dix fois plus importante.

1208.

Sources : bilans annuels ; les sommes indiquées ont été ramenées en francs constants (base 100 en 1950) et arrondis à l’unité la plus proche.

1209.

Lettre du 7 janvier 1953.

1210.

14 novembre 1955, note d’André Coron à Benoît Ranchoux : il est question de « l’indépendance souhaitable de cette troisième assistante par rapport aux magistrats. » En effet, « le Comité prend en charge plus de 40 % de la rémunération des Assistantes (subventions CAF, Ministère de la Santé et conseil général) et il n’y a donc pas de raisons pour que les trois assistantes soient “entièrement coiffées“ et aux ordres du Ministère de la Justice, d’où la proposition encore embryonnaire du Docteur Annino tendant à faire partager à l’une de ses Assistantes (par exemple celle qui ferait la prévention) le local de l’œuvre Grancher rue de la Paix. » Retour de la querelle Santé-Justice ou volonté, en attisant les rivalités entre administrations et les mettant en concurrence, de conserver l’indépendance du Comité ?

1211.

Il faut attendre 1959 pour que le système des prix de journée soit étendu au Service social. Tout est lié : la réorganisation, sémantique et pratique, du travail social par l’ordonnance du 23 décembre 1958 côté Justice et le décret du 7 janvier 1959 côté Santé Publique et Population, et son financement par l’une de ces deux administrations. Mais entre les principes et leur application, il y a une marge considérable. Le système du financement par subventions, du coup qualifiées d’ « exceptionnelles », se maintient dans les faits, dangereusement. Les divers services habilités dans ce nouveau cadre en 1961 ont la certitude théorique d’être financés (et donc de pouvoir embaucher) selon leurs besoins, mais les lenteurs de l’intendance aidant, le flou financier perdure et l’association est en juin 1962 au bord de la cessation de paiements.