b) la fin d’un bénévolat persistant

Il est bien évident que Marinette Heurtier n’a pas choisi son métier pour les revenus qu’il procure ; presque pas payée entre 1932 et 1936 1212 et semble-t-il sans grand patrimoine familial , ce qui la différencie du modèle de la « dame d’œuvre », elle paraît avoir maintenu cette attitude jusqu’au bout. En mars 1952, le Comité s’avise que les deux assistantes n’ont pas été augmentées depuis septembre 1949. Cela donne d’ailleurs lieu à un commentaire un peu acide de Benoît Ranchoux 1213  :

‘« Par suite de l’état d’esprit très particulier qu’y marquait Mademoiselle Heurtier, (…) cette dernière a retardé jusqu’au début de 1952 le rajustement des salaires des assistantes, parmi lesquelles elle comptait elle-même. »’

Comment le qualifier, cet esprit : disponibilité, abnégation, désir d’aider les autres ? Il est bien certain en tout cas qu’il relève d’autre chose que du plan de carrière. Et il est sous-entendu que Marinette Heurtier appartient à une génération qui s’efface. Cela n’empêche pas cependant Paul Guichard de rendre un discret hommage à ce fameux état d’esprit 1214  :

‘« Il serait injuste de faire supporter à nos deux assistantes sociales, en totalité, une erreur qui découle de leur discrétion, de leur dévouement sans limite à notre œuvre, et aussi un peu de notre négligence. »’

Le vocabulaire renvoie cependant impitoyablement les assistantes à leur vocation quasi-religieuse. Cela dit, le Comité trouve son compte à ces relents de bénévolat. Les assistantes tapent leurs rapports, gèrent les frais de bureau et de déplacement. Elles disposent pour cela d’une caisse alimentée par les remboursements d’enquêtes (de celles en tout cas qui sont payées « à l’acte ») : divorces, adoptions surtout. Les déplacements en ville ne sont pas remboursés, pas plus que les cours ou conférences qu’elles suivent à l’occasion, à Lyon par exemple. Avant 1952, aucun déplacement n’est d’ailleurs remboursé.

Les assistantes sociales sont donc aussi un peu secrétaires, un peu comptables. Et c’est un peu interloqué que, recevant Emilie Vauthier avant son embauche, André Coron remarque 1215 « ses réactions ont été assez vives lorsque nous avons parlé du caractère de vocation du Service social et des Assistantes qui doivent se consumer à la tâche. Pour Melle Vauthier, cela reste tout de même un “métier“ avec des échelles de traitement, d’avances, etc. »

Il faut y faire la part de l’humour et du relâchement, dans un courrier échangé par deux amis et qui n’est pas destiné à la publicité, d’autant que le signataire se déclare très favorable à cette embauche. Mais là encore, l’image de l’assistante sociale vivant une vocation presque religieuse est présente. Et puis ces remarques ne sont finalement pas sans fondement : cet argent, les assistantes n’ont de toute façon pas le temps de le dépenser !

Le bénévolat du reste existe réellement, et pas seulement chez les administrateurs. Dans un cas au moins, qui est un peu en-dehors de notre cadre chronologique, il a été utilisé par le Service social. Pendant quelques semaines, Violette Maurice a été chargée de visiter des familles en 1957 1216 .

Déportée à Ravensbrück, Violette Maurice a vu mourir les enfants nés au camp, et a eu connaissance du génocide des enfants juifs. Rentrée à Saint-Etienne, elle reprend une vie normale, se marie, a des enfants, sans pour autant perdre son esprit de Résistance et de survie. Au moment où sa dernière fille entre à l’école, elle s’ouvre à un ami médecin de son désir d’agir dans le domaine de l’enfance. Elle entre ainsi en contact avec le Comité et se retrouve au Service social, avec l’accord du juge des enfants 1217 , sans du reste dissimuler son manque de formation dans ce domaine. Elle commence ainsi à visiter des familles avec les assistantes, mais connaît vite des désillusions.

Révoltée devant la situation de détresse (alcoolisme, enfants délaissés ou battus) de certaines familles, leurs conditions de vie sordides (« j’ai vu un enfant sous la table manger dans la gamelle du chien »), elle tente une fois au moins de faire déplacer un enfant pour le confier à sa grand-mère. Elle se heurte alors à l’assistante sociale, qui parle d’autorité familiale et lui oppose les droits sacrés de la famille.

Face à plusieurs cas du même genre, Violette Maurice quitte rapidement le service, effarée de son impuissance. Bénévole, mettant son temps et son automobile à la disposition du Service social, elle n’a de comptes à rendre à personne. Elle rejoint alors le Comité de vigilance 1218 et commence une période plus active de suivi de familles, après signalement au juge mais pouvant aller jusqu’à soustraire des enfants à leurs tourmenteurs, quitte à se retrouver aux marges de la légalité 1219 .

On peut voir dans ce conflit un exemple de tension entre une œuvre marquée par le MRP et un esprit familialiste fort, et l’œuvre d’Alexis Danan favorable aux droits de l’enfant, mais aussi et plus simplement entre l’ardeur militante et le pragmatisme dû à l’expérience. Mais quel que soit le jugement personnellement porté sur cette affaire, il reste un point à peu près certain : de cette période, autour de 1955, entre l’embauche en somme d’Emilie Vauthier qui se préoccupe de ses conditions de travail, et le conflit qui oppose Marie-Antoinette Orelle et Violette Maurice, on peut dater la véritable professionnalisation du Service social. Un peu de la même façon d’ailleurs, le transfert aux Petites Roches, à cette même époque, permet de véritablement développer les activités d’enseignement général et professionnel.

Au total, le Comité paraît bien changer de visage dans cette période, et entrer dans une pratique de rééducation qui est encore celle qui existe aujourd’hui : ses objectifs s’affinent, ses salariés, plus nombreux, sont de mieux en mieux formés, son financement se stabilise.

Notes
1212.

19 janvier 1953, lettre de Jeanne Heurtier à Benoît Ranchoux : « C’est depuis 1932 que ma sœur s’est occupée des délinquants (et anormaux), mais la Caisse de Sécurité Sociale n’a voulu considérer ses versements que depuis 1936, car elle était très peu payée, soit par la Fédération des Œuvres de l’Enfance, soit par de petites indemnités de la Préfecture, concernant les enfants de l’Assistance publique ou autres. »

1213.

Lettre du 3 octobre 1952 à Paul Lutz.

1214.

24 mars 1952, lettre à Antoine Pinay, très lié il est vrai à Marinette Heurtier

1215.

30 octobre 1954, note d’André Coron à Benoît Ranchoux.

1216.

Nous n’avons pas les dates exactes, mais il est écrit dans le compte-rendu de la réunion de la Commission technique des Petites Roches du 5 novembre 1957 : « Au sujet du Service social, le Dr Barnola suggère au Comité de faire effectuer certaines enquêtes par Mme Boquin-Maurice , château du Diable, la Cottencière [elle est voisine du Centre], Saint-Etienne. M. le Président est chargé de prendre contact avec Mme Boquin à ce sujet. »

1217.

André Sijobert. C’est également par lui que sera employée quelque temps, essentiellement pour le secrétariat du Service social, Mme Bennegent, veuve du médecin légiste du tribunal, en 1959.

1218.

Dont la Fédération a été créée en 1936 par Alexis Danan.

1219.

Entretien avec Violette Maurice, 30 janvier 1991.