a) un partage des zones d’influence entre le Comité de patronage et l’Education surveillée

Il est difficile de fournir pour ce second point des preuves d’une volonté explicite. Mais, constatant la situation à la Libération, il est tentant de réunir quelques éléments. D’abord, le projet de l’établissement de Saint-Jodard, près de Roanne, est ancien : nous l’avons vu évoqué dès 1938, dans une époque où se réforment les colonies pénitentiaires publiques. Les circonstances empêchent son fonctionnement effectif avant la Libération. L’impulsion donnée par Antoine Pinay peut être invoquée, puisque le bâtiment est concédé par le conseil général et qu’Antoine Pinay, proche de Marinette Heurtier, est déjà engagé dans les questions de l’enfance 1250 . La situation des locaux, grands et éloignés des grands centres urbains, a dû également jouer.

De telle sorte que la situation à la Libération est la suivante : dans la région de Roanne, l’Education surveillée dispose d’un établissement vaste, propice à certaines innovations pour peu que la volonté en existe 1251 . A Saint-Etienne, c’est le Comité de patronage qui domine, fort de sa Maison d’accueil, de son Service social qui ont le gros avantage d’exister et d’avoir assez de recul pour offrir un service efficace.

On est donc tenté de décrire un partage entre le nord et le sud du département : au nord l’Education surveillée, au sud le Comité de patronage. Le tout figé par Marinette Heurtier, défenseuse farouche du secteur privé et disposant, par son aura de résistante, par son passage à l’Education surveillée et les relations parisiennes qu’elle en a gardé, par le relais peut-être même d’Antoine Pinay dans les ministères, des moyens effectifs de protéger sa création. Car il ne faudrait pas, en plus d’éléments, disons idéologiques (le parti pris en faveur du privé), négliger non plus un très probable aspect sentimental. La volonté en quelque sorte de laisser une trace de son action.

On peut sans crainte ajouter à Marinette Heurtier et Antoine Pinay, Paul Guichard et Benoît Ranchoux. Le soutien du patron du Casino, celui du conseiller d’Eugène Claudius-Petit, ont renforcé le poids du Comité de patronage, tant durant l’intérim 1943-1945 (on leur doit en somme la survie du Comité et de la Maison d’accueil pendant l’Occupation), qu’après 1952. Leurs liens avec l’ARSEA, la marche forcée qu’ils ont menée pour y adhérer, ont rendu la Sauvegarde départementale incontournable dans les années 1955-1960, et au centre de l’ensemble des œuvres pour l’enfance du département. Et puis leur simple ambition pour l’association qu’ils dirigent (on imagine mal Paul Guichard revendiquer la présidence d’une association-croupion sous tutelle de l’Etat) les a sans doute conduits à entretenir ce rôle prépondérant. Sans compter que la période de l’Occupation, où le Comité est présidé par le magistrat Pommerol, a vu naître l’intérêt de l’Education surveillée pour la Maison d’accueil, disponible pour mettre en application la législation nouvelle. L’intervention de Paul Lutz notamment permet sa rénovation. On peut même dire que dès cette époque y sont en germe les développements des années 1950.

Les services demandeurs de prises en charge et de placements (Justice, Population) sont bien obligés d’utiliser ce qui existe dans le département pour mener leur tâche à bien. C’est le gros avantage de cette antériorité du Comité de patronage : il est là, ses services sont disponibles, leur ancienneté les légitime ; il est plus expédient, et judicieux d’un strict point de vue financier, de les utiliser que de se lancer dans d’éventuelles créations sous l’égide de l’Etat.

A l’inverse, il est tentant d’évoquer les difficultés pour la Sauvegarde de s’installer à Roanne comme le résultat, négatif, de ce partage. Quand Marinette quitte l’Education surveillée en 1948 et campe sur ses terres stéphanoises, elle concède à l’Education surveillée, forte déjà de sa présence à Saint-Jodard, l’implantation roannaise, qu’il faudra vingt ans pour compenser 1252 .

C’est donc bien une affaire de personnes qu’il faut mettre en avant ; Marinette Heurtier y occupe la première place.

Notes
1250.

En 1938, nous avons vu en tout cas la faveur dont jouit ce projet d’ouverture auprès de la Fédération, dont Marinette Heurtier est partie prenante.

1251.

Voir à ce propos le témoignage militant, et stimulant, de Georges Ernst qui y a été éducateur, puis directeur, et a mené ce genre d’expériences d’ouverture : Georges Ernst, Saint Jodard, feu mon Education surveillée, Paris, 1995, 85 p. Et aussi les articles dans la presse locale, relatant ses initiatives d’éducateur : L’Espoir, série d’articles du 16 au 22 juillet 1947. Il est à l’origine, avec les juges des enfants Bernard Fayolle et Jean-Marie Fayol-Noireterre, d’une expérience d’ « incarcération zéro » dans le département : si un juge d’instruction ou un juge des enfants propose soit l’incarcération, soit le placement à Saint-Jodard, Saint-Jodard s’engage à l’accepter, avec cette contrepartie qu’il peut le renvoyer après deux semaines en constatant l’inutilité de ce placement. Il semble qu’en 1973 au moins, il n’ait pas eu d’incarcération de mineurs dans la Loire (entretiens avec Bernard Fayolle, 23 avril 1991, avec Jean-Marie Fayol-Noireterre, 24 mai 1991, et intervention de Georges Ernst à l’IPTS — école d’éducateurs — de Saint-Etienne, 13 décembre 1990).

1252.

Et uniquement dans le domaine de l’intervention en milieu ouvert. La Sauvegarde n’a semble-t-il jamais sérieusement songé à implanter à Roanne un établissement.