b) des relations de confiance avec les juges

De la même façon, les relations du Comité de patronage puis de la Sauvegarde avec les magistrats relèvent en grande partie des relations individuelles. Après André Mailhol et Pierre Adrien Pommerol, c’est le cas du procureur Roux, à qui le Service social doit l’aménagement de ses locaux au palais de justice, et qui n’hésite pas à l’occasion à venir discuter un peu avec les assistantes entre deux audiences 1253 .

Il en est de même pour le juge des enfants André Sijobert, qui par exemple accepte, avec même un certain empressement au nom de la plus grande rapidité du service, le recours à Violette Maurice pour participer aux enquêtes 1254 . Membre de droit, comme juge des enfants, du conseil d’administration de l’association, il participe assez à son fonctionnement pour devenir en 1958 coresponsable, avec le Dr Barnola, du Service éducatif. Il ne quitte le conseil d’administration qu’en 1977, poursuivant cette collaboration au-delà de la durée de ses fonctions de juge des enfants 1255 .

C’est dans la même période d’ailleurs que, d’une façon presque symbolique, les juges des enfants et la Sauvegarde sont géographiquement associés. Dans les nouveaux locaux de la place Jean Jaurès, une place est réservée à l’entresol pour les juges des enfants et les services de la Liberté surveillée. Cette cohabitation dure quatre ans (1963-1967), ce qui renforce encore la disponibilité réciproque de chaque institution 1256 .

Peut-être faut-il voir la suite de cette proximité dans la remarque faite en 1963 par André Sijobert à propos de la recherche d’un local à Roanne :

‘« Le budget de l’Education surveillée pourrait permettre à la Sauvegarde d’obtenir des fonds pour cette entreprise. Il rappelle que l’Education surveillée ne veut pas, dans la Loire, concurrencer l’Association de Sauvegarde, mais aiderait certainement dans cette réalisation. »’

C’est donc le représentant du ministère de la Justice, détenteur en quelque sorte de la tutelle sur le service public d’Education surveillée, qui propose l’utilisation des fonds de cette administration pour favoriser l’installation d’une association, relevant du droit privé et potentiellement concurrente, au nom précisément d’une volonté — pour cette seule fois clairement exprimée — de conforter sa position.

De la même façon encore, c’est André Sijobert qui appuie et favorise, parce qu’il est à la recherche de nouvelles solutions de placement ou de suivi des adolescents, l’installation en 1963 d’un éducateur de milieu ouvert dans un Foyer de jeunes travailleurs stéphanois, qui aboutit à une véritable intégration de l’éducateur comme des garçons concernés à la vie du Foyer 1257 .

En somme, la Justice utilise l’association, parce qu’elle y trouve à la fois de la souplesse et des capacités d’innovation.

Nous sortons là du cadre chronologique, tout en restant, pour les raisons invoquées plus haut, dans le sujet : l’utilisation par les magistrats des services existants, dont ils ont besoin, avec lesquels ils collaborent volontiers, dont ils favorisent le développement et qu’au besoin ils défendent. Dans les années 1970 et 1980, le phénomène perdure.

C’est là le fait de deux juges des enfants, Bernard Fayolle et Jean-Marie Fayol-Noireterre. Ils n’hésitent pas à intervenir dans la vie de l’association, violemment parfois 1258 , en vertu du fait que, prescripteurs, ils ont besoin d’un service efficace, mais aussi de façon très favorable à l’association.

Au nom là encore de l’efficacité, c’est en priorité qu’ils confient à la Sauvegarde les mesures d’Action Educative en Milieu Ouvert (AEMO) et la soutiennent contre la DDASS, dans le but d’en assouplir la tutelle financière, mais aussi en reconnaissant l’efficacité du service rendu. C’est le cas lorsqu’ils imposent des mesures de surveillance éducative à des enfants confiés aux services départementaux, afin d’avoir un suivi que la DDASS ne leur fournit pas 1259 .

Mais c’est surtout ainsi que se crée à Saint-Etienne une permanence éducative au palais de justice associant public (l’Education surveillée) et privé (la Sauvegarde).

L’idée est de Bernard Fayolle, se rendant compte que les mineurs délinquants que reçoivent les juges des Enfants peuvent être également connus des juges d’instruction, et que les uns et les autres ne savent pas forcément qu’ils ont des dossiers communs. Dans un premier temps, il y a une tentative de faire circuler un papier, peu opérante. Puis il est remarqué qu’il serait bon qu’une personne informée soit disponible pour renseigner l’un ou l’autre, sans compter que les juges veulent également mettre à profit ce moment fort qu’est la mobilisation de la famille lorsqu’elle se déplace au palais de justice.

De bric et de broc est donc créée une permanence dans les murs du palais de justice, avec deux éducateurs de l’Education surveillée et deux autres de la Sauvegarde. Le but est clairement d’utiliser ce qui existe localement : une Sauvegarde bien implantée, pour compléter une Education surveillée peu présente à Saint-Etienne. On est là dans la continuité de l’action des juges vis-à-vis du Comité puis de la Sauvegarde : l’association est un bon outil, il faut utiliser et développer ce qui existe 1260 .

Bernard Fayolle quitte Saint-Etienne à la fin de 1978. La permanence éducative du tribunal existe alors depuis un an. Depuis le 1er janvier 1977, un poste d’éducateur en milieu ouvert est détaché au palais de justice, décomposé en deux mi-temps pour maintenir les éducateurs en contact direct avec leur service d’origine et donc permettre une continuité de la prise en charge 1261 .

Ce système expérimental, et en somme peu conforme à la réglementation, ne doit pas être regardé seulement comme une curiosité locale. A partir de cette expérience stéphanoise, Jean-Marie Fayol-Noireterre est chargé de présider un groupe de travail sur l’ « échelon éducatif », c’est-à-dire l’utilité et les modalités pratiques d’une extension d’une telle permanence à chaque tribunal pour enfants. Et à la suite de ses conclusions,

‘« lors du Colloque qui s’est tenu à Vaucresson les 28 et 29 janvier 1982, la mise en place d’une permanence éducative auprès de chaque juridiction des mineurs a été retenue par Monsieur le Garde des Sceaux, comme l’un des objectifs prioritaires de l’Education surveillée. » 1262

D’une forme originale de collaboration entre secteur public et privé due aux conditions locales, on en arrive donc à la règle nationale, même si cette forme originale de cogestion reste une originalité stéphanoise, où l’on serait tenté de voir une sorte de permanence de l’ancien Service social auprès du tribunal …

De ce qui précède, on retiendra l’essentiel : de la situation héritée de la Libération dépendent les actuelles conditions faites à l’association départementale de Sauvegarde. Le soutien des magistrats lui a permis en quelque sorte de faire fructifier l’héritage laissé par Marinette Heurtier : la place prépondérante faite à une œuvre privée. Si le vocabulaire est un peu dépassé, le terme d’œuvre passablement connoté et la réalité du travail social bien différente, la trace de Marinette Heurtier, cinquante ans après sa disparition, demeure.

Du demi-siècle qui s’écoule entre la fin de la Première Guerre Mondiale et la fin des années 1950, le point essentiel qui ressort est celui de la professionnalisation. Elle est d’abord timide, se traduisant par une nouvelle généralisation d’animatrices davantage ancrées dans la vie professionnelle que les épouses de notables de la période précédente. Elle est incarnée par le rôle que prennent, à côté de médecins surtout, les belles figures de Simone Levaillant et de Marinette Heurtier. Celle-ci est d’autant plus importante que son rôle devient véritablement central dans les années 1930, dans l’ensemble des œuvres consacrées à l’enfance, mais aussi que l’on peut voir en elle la première personne réellement appointée dans le département pour de telles fonctions. Par la suite, son aura de pionnière renforcée par celle de la résistante confortera en quelque sorte sa position dominante.

Chez les salariés du Comité ou de la Fédération en revanche, cette professionnalisation reste partielle : comme pour Marinette Heurtier du reste, on doit davantage parler de spécialisation. Après la Deuxième Guerre Mondiale, les salariés se font plus nombreux, avec des tâches un peu moins imprécises. Ils remplacent peu à peu les bénévoles, même s’ils continuent à recourir à des soutiens extérieurs, particulièrement dans le domaine culturel. A la fin de la période enfin se précise la séparation entre les administrateurs d’association  —du Comité puis de la Sauvegarde — et les salariés, alors que Marinette Heurtier était un peu les deux. Action et direction se séparent, une hiérarchie s’impose, en même temps que l’on distingue les bénévoles et les salariés. En ce domaine, c’est le décès de Marinette Heurtier qui marque le point de rupture.

A cette idée de professionnalisation enfin peut sans doute s’ajouter le renforcement du rôle des acteurs de la vie économique, passant du simple rôle de bailleurs de fonds à celui d’acteurs : Paul Guichard en est l’exemple le plus net, à qui peuvent être ajoutés les « ingénieurs sociaux » Benoît Ranchoux et André Coron.

Toutefois, la dimension idéologique relevée — baptisée démocrate-chrétienne faute de mieux — conduit à atténuer ce dernier point. Car si les générations les plus récentes d’administrateurs sont soucieuses d’efficacité, et d’une forme de rentabilité, elles restent attachées aux notions d’œuvre privée et de service. Leur sens du social atténue leur passion gestionnaire, et n’empêche donc pas la parenté avec la génération qu’incarne Marinette Heurtier. La personnalité enfin d’Antoine Pinay est en permanence présente dans ce demi-siècle, acteur d’abord puis puissance tutélaire, ajoutant le soutien de la collectivité, locale puis nationale, aux efforts locaux. Dans ce domaine aussi, il incarne la continuité.

Notes
1253.

Entretien avec Emilie Vauthier, 28 janvier 1991.

1254.

Entretien avec André Sijobert, 16 octobre 1990.

1255.

Il quitte ses fonctions de juge des enfants en 1969.

1256.

Et peut rendre jaloux d’autres magistrats. Au moment du départ des juges des enfants en juillet 1967, une demande est faite tendant à permettre l’hébergement dans ces mêmes locaux des juges d’instance, pendant les six mois que dureront les travaux d’aménagement des locaux qui leurs sont dévolus rue Michel Rondet. La Sauvegarde refuse car, dit le Dr Annino, « autant il était normal d’abriter dans les locaux de la Sauvegarde les Juges des Enfants en raison de leur liaison constante avec nous, autant il paraît anormal d’abriter d’autres services. »

1257.

En 1971, sur les cent trente à cent cinquante pensionnaires du Foyer, quinze à vingt sont en AEMO. Bureau du 17 février 1971, exposé de l’éducateur, Henri Debard.

1258.

En 1974, critiquant le fonctionnement de la Consultation d’orientation éducative, ils menacent de ne plus y envoyer d’enfants aussi longtemps que le service n’aura pas été rénové de façon significative. L’affaire remonte jusqu’au ministère.

1259.

Juste après la décentralisation, le président du conseil général, détenteur des compétences en matière d’action sociale, a pour la première fois en France fait appel d’une décision de juge des enfants, à propos d’une mesure d’OAE. La cour d’appel a confirmé la décision stéphanoise.

1260.

C’est également le cas pour leur soutien à l’appartement dit OAE (Orientation et action éducative), version judiciaire des mesures d’AEMO, sur financement donc du ministère de la Justice, qui permet une prise en charge souple (fermeture la journée : accès à l’autonomie, ouverture la nuit : sécurisation, réflexion avec un travailleur social sur les événements et les démarches de la journée écoulée). Voir l’éphémère revue de l’Education surveillée Ancres, n°3, 1985, p. 74-77.

1261.

Ce sont des éducateurs d’OAE, mesures ordonnées et financées par la Justice ; dans la mesure où le fonctionnement du service est directement assuré par la Justice, le détachement des deux éducateurs à mi-temps s’apparente donc à un simple transfert de crédits. Sur la mise en place du Service d’orientation et d’action éducative (SOAE, c’est le nom officiel de cette permanence), voir : Conseils d’administration, 6 octobre et 1er décembre 1976.

1262.

Circulaire du 9 mars 1983 du directeur de l’Education surveillée, Myriam Ezratty, sur l’organisation des permanences éducatives, premier paragraphe. Elle est reproduite dans M. Henry et D. Pical, Protection Judiciaire de la Jeunesse, textes et commentaires, Vaucresson, CFRES, 1984, 155 p., p. 139-143. Elle reconnaît explicitement l’intérêt de prendre en compte les situations locales, notamment la « nature des équipements publics et associatifs » et les « facteurs historiques ». On la trouvera en Annexe 2.