Conclusion

Des cent années étudiées, où l’on attendait des évolutions, ressortent surtout des permanences, et d’abord celle de l’importance des hommes, de leurs idées et de leurs réseaux. Il existe en effet une cohérence presque religieuse, en tout cas idéologique : de Delajoux à Cœur, à Comte puis à Marinette Heurtier, le christianisme est là, que l’on pourrait qualifier de social pour agréer à Comte, ou de démocrate pour Marinette. Elle est logique, puisque le chrétien se veut au service des autres, et que parmi eux les enfants sont les plus faibles en même temps que les plus éducables. Mais elle peut aussi à l’occasion être suspecte : chez Delajoux, son état de prêtre tient lieu à la fois de caution morale et de carte de visite, mais n’est en aucun cas garant de l’honnêteté de son projet – sinon de l’homme – qui relève à la fois de l’opportunisme politique (sortir le jeune dangereux de la ville, juste après 1848) et d’une sorte de tripotage financier.

Chez Cœur, la religion, sous un jour assez ascétique, donne une partie de son identité conventuelle à la colonie qu’il dirige ; mais l’exemple de son contemporain Don Bosco lui donne également une dimension éducative remarquablement moderne, et d’ailleurs étonnante chez ce prêtre que l’on aurait plus volontiers rangé parmi les réactionnaires, tropisme royaliste et ordre militaire aidant.

Chez Comte, la religion – réformée cette fois – conduit à l’action politique ; le souci de l’enfance peut y paraître d’abord marginal, derrière l’agitation autour de l’affaire Dreyfus par exemple. Il reste que l’Œuvre des enfants à la montagne fait l’essentiel de son souvenir et que le reste, ses activités de publiciste, son militantisme (contre la pornographie, pour le féminisme…) tendent à s’estomper 1263 . Dans ce vaste ensemble, le Sauvetage est peu de chose, mais cohérent avec le reste.

Chez Marinette Heurtier enfin, on pourrait trouver une image intermédiaire entre les deux précédentes, et en l’occurrence entre le catholicisme de la mère et le socialisme du père, même si son tempérament, sinon ses idées, la rapprochent plutôt de Louis Comte : fonceuse, capable à elle seule, ou presque, d’assurer le fonctionnement quotidien du Comité de patronage et de la clinique médico-pédagogique, s’embarquant (à cinquante-cinq ans) pour la résistance et l’Afrique du Nord, et mourant pour ainsi dire à la tâche. Quoi que finalement salariée de l’Etat, elle est – peut-être précisément en raison de cette origine et de cette éducation chrétiennes – attachée à la notion d’œuvre, de secteur privé, mais aussi d’investissement personnel et de service aux autres, le tout formant un ensemble que l’on pourrait qualifier de vocation, avec tous les sous-entendus qui s’y rattachent puisqu’ils sont presque revendiqués.

La mort de Marinette Heurtier, le changement de président du Comité de patronage-Sauvegarde correspondent aussi à une époque où la généralisation des prix de journée fait perdre aux associations leur autonomie. Leur financement sans doute est désormais assuré, leur fonctionnement est de ce fait moins précaire, mais au prix d’une perte d’indépendance. Les services qui à la fois prescrivent et financent, fournissant à la fois la clientèle et les fonds, contrôlent de fait les associations. Sauf à pouvoir jouer des rivalités entre ministères (Justice et Affaires sociales en l’occurrence), ce qui peut être le cas à l’occasion. Dans ces circonstances, l’identité de l’œuvre privée risque de perdre de son originalité ; elle n’est plus guère dès lors qu’un prestataire de service.

L’idée de réseau renforce l’importance des hommes ; on peut même considérer qu’elle est proportionnelle à la pérennité de l’œuvre. Delajoux est seul sur le devant de la scène ; ses écrits obtiennent des soutiens à l’extérieur du département, mais ils sont rares et suspects sur place. Il suffit d’un changement de sous-préfet pour que les autorités locales le lâchent : son œuvre ne dure guère.

Cœur en revanche s’appuie sur une congrégation, qui peut fournir des finances, des pensionnaires et du personnel. S’éloignant d’elle, ou la congrégation disparaissant, il n’a de cesse de compenser cette perte par son agrégation à d’autres groupes ou d’autres réseaux : la fédération des orphelinats agricoles du marquis de Gouvello ou la dissidence de Mgr de Forges, les bénédictins de Saint-Martin de Ligugé, la parution dans divers guides, les relations suivies avec l’Office des œuvres charitables de Paris ou de Lille. Et tout ceci ne l’empêche pas de se comporter lui-même en chef d’ordre, envisageant de créer lui-même son propre réseau d’établissements avec le Meix-Tiercelin ou le projet en Tunisie. Dans ce dernier cas du reste s’esquisse un rapprochement sans lendemain avec le Prado de Lyon, que l’on retrouvera au moment où il s’agira de recaser les prêtres de Saint-Genest à la fermeture de la maison.

Louis Comte pour sa part appartient à un réseau politique et religieux : la Ligue des droits de l’homme, l’Eglise réformée… Si le Sauvetage disparaît, ou plutôt ne parvient pas à s’installer, c’est que les adhérents ne suffisent pas ; il faut aussi des bénévoles disposant de temps. Or, les noms cités se limitent à quelques individus, trop peu sans doute pour permettre à l’œuvre de se pérenniser.

A l’inverse, l’exemple de la Société de protection de l’enfance de Montbrison montre qu’avec de la disponibilité, un peu de bons sentiments et des objectifs raisonnables, une ou deux personnes peuvent porter une association à bout de bras, s’occuper du sort de quelques dizaines d’enfants et assurer une partie du fonctionnement matériel du tribunal.

Marinette Heurtier enfin est au contact d’une assez grande variété de groupes : un peu de médical avec la Croix-Rouge UFF, un peu de judiciaire puisque l’UFF est présidée par l’avocat Paul Poncetton, un peu de politique avec le féminisme de Simone Levaillant, avocate elle aussi, et Antoine Pinay l’indépendant, sans compter sa propre proximité avec le PDP d’avant-guerre puis, par l’intermédiaire de sa sœur, avec le MRP après la Libération. L’ensemble est sans doute hétéroclite, mais sa variété est à l’image même de la personnalité de Marinette Heurtier. En sachant se rendre indispensable à la Fédération, elle s’associe à un ensemble nettement plus médical, et surtout qui possède la tutelle de l’ensemble du secteur de l’enfance dans le département.

Le petit groupe qui assurera sa succession, celui des « ingénieurs sociaux » que sont Benoît Ranchoux ou André Coron, peut être rattaché par certains aspects aux technocrates qui prennent le pouvoir dans la même période, dans la continuité là aussi de l’Occupation. Mais il permettra aussi une ouverture vers le milieu du scoutisme : autre réseau, autre milieu chrétien.

En somme, de la convergence des deux éléments précédents est issu le secteur ligérien de la protection de l’enfance. Lorsque les besoins apparaissent, le plus souvent relayés par des lois ou des circulaires, les autorités s’appuient d’autant plus volontiers sur le secteur privé qu’il apparaît comme solide, organisé et nombreux. Le réseau est gage de sérieux et de solidité.

Le cas le plus impressionnant est celui de la Fédération des œuvres de l’enfance : en quelques semaines, deux hommes particulièrement motivés (François Leboulanger et Charles Beutter) mettent sur pieds un organisme qui chapeaute l’ensemble de ce qui concerne l’enfance dans le département. L’un, Beutter, apporte le sérieux médical ; c’est un spécialiste, mais aussi un éminent représentant des professions libérales, et quelque chose comme le père d’une bonne partie des pédiatres stéphanois. L’autre, Leboulanger, incarne la fonction publique, et comme directeur d’un service départemental a l’oreille du préfet. Mais c’est essentiellement en faveur du privé que travaille la Fédération : collecte de fonds à fins de subvention, usage de la presse pour créer un climat favorable aux œuvres, organisation de la semaine de l’enfance qui regroupe les deux objectifs précédents, création d’une filière de formation afin de fournir aux associations un personnel à la fois qualifié et point trop exigeant financièrement.

Dans les années 1945-50, une forme de nouveau colbertisme entend renforcer la place de l’Etat ; le règne des technocrates commence. Et il n’est pas innocent de noter qu’en même temps que les « ingénieurs sociaux » investissent le Comité de Patronage, la Société de protection de l’enfance de Montbrison succombe à l’acharnement des services départementaux de la Population. Derrière les justifications diverses se cache une raison simple : un reproche d’improvisation, de manque de professionnalisme, d’excès de bénévolat en somme. Les services de l’Etat peuvent donc, lorsqu’une faille existe, prendre la place des œuvres considérées comme trop peu efficaces.

Pourtant, seul le Nord du département est réellement susceptible de participer à ce mouvement : le Comité de Patronage devenu Sauvegarde n’y est guère implanté ; le Comité de patronage local malgré ses projets mirobolants (ou en raison de ce caractère un peu présomptueux, en même temps que mal enraciné, et dans un contexte de changement de régime peu favorable) ne survit pas à la Libération. Seul l’IPES de Saint-Jodard existe, jeune du reste puisque envisagé à la fin des années 1930, il n’ouvre réellement qu’à la Libération. Là, le champ est libre, mais l’établissement de l’Education surveillée a une autre logique que les œuvres locales : son recrutement est essentiellement national. Il n’y a donc pas de réelle concurrence, ce qui facilite encore le partage des zones d’influence qui s’instaure alors.

A Saint-Etienne en revanche, le Comité de patronage occupe le terrain et Marinette Heurtier, forte par surcroît de son itinéraire d’assistante sociale et de résistante, possédant à la Chancellerie quelques appuis, règne à peu près sans partage. Ses successeurs seront sans doute contraints à des ménagements, pour cause de financement public, mais il est finalement plus économique s’utiliser ce qui existe, fonctionne et a fait dans la durée la preuve de son efficacité, possède équipes, locaux et volonté de servir, plutôt que d’entreprendre une complète refonte du dispositif sous l’égide publique.

On retrouve là ce qui fait l’essentiel des raisons du choix par la puissance publique d’un recours au privé : des hommes (ou des femmes) disponibles, des possibilités de financement locales, le tout sans doute lié par un sentiment d’être à la fois utile et indépendant de l’Etat, que renforce l’existence d’une tradition locale philanthropique ou paternaliste, comme on voudra (œuvre d’entreprises, Office central de la charité, Fédération des œuvres de l’enfance…). L’Etat dispose ainsi de relais efficaces, aux multiples ramifications, sans doute plus réactifs qu’une administration qui du reste serait d’abord à créer, et moins onéreux pour les finances publiques.

C’est souvent le cas lorsque sortent de nouveaux textes, d’où l’impression d’une sorte de concordance entre les lois et les créations d’associations ou d’œuvres, qui n’est nullement fortuite. On le voit vers 1850 : la loi qui suscite ou encadre les colonies agricoles privées, dont le mouvement est déjà largement entamé, est contemporaine du projet de l’abbé Delajoux. On peut presque voir là un phénomène de mode, qui peut expliquer le soutien apporté d’abord par les autorités du département, associé à la faconde de l’abbé qui sait vendre sa personne et son projet. Il faut du temps pour qu’on en découvre les faiblesses. Quant au Refuge, qui ouvre en 1838, il ne relève pas d’une coïncidence comparable, même s’il est contemporain des premières colonies agricoles ; son établissement relève davantage de l’extension du modèle des Bons Pasteurs, et ne paraît pas même répondre à une explicite demande locale. Etranger en somme à la région, il correspond cependant à ses besoins puisque c’est le soutien des autorités locales qui en assurera le maintien, voire la défense, malgré bien des vicissitudes – plutôt venues, elles, de l’extérieur. on retombe donc ici plutôt dans le schéma précédemment évoqué, cette sorte de principe d’économie qui consiste à utiliser ce qui existe déjà sur place, plutôt que d’aller chercher plus loin, ou de créer plus cher…

Un second mouvement apparaît vers 1880-1890. La Loire n’est pas directement touchée par la loi de 1889, puisqu’elle ne possède pas d’établissement habilité à recevoir les mineurs de justice. Mais cette période correspond à un renforcement de Saint-Genest, qui bénéficie d’appuis ministériels (subvention du ministère de l’Agriculture, placement de pupilles de l’Assistance publique), départementaux (bourses du Conseil général, cérémonies avec la présence bienveillante du préfet) et municipaux (bourses de la Ville de Saint-Etienne). Le Sauvetage de son côté répond à cette idée nouvelle et désormais présente dans la loi d’une surveillance des familles et de l’éducation qui y est donnée aux enfants. Dans certains cas même, il peut apparaître comme un auxiliaire des services de l’Assistance publique, tout en bénéficiant d’une plus grande liberté (et rapidité) d’action.

Dans les années 1930 enfin, la chose est encore plus nette. La clinique médico-pédagogique, recommandée par la Chancellerie depuis 1929, doit pour exister à Saint-Etienne attendre que naisse la Fédération des œuvres de l’enfance, qui regroupe à la fois les énergies, les hommes et les subsides. La Maison d’accueil, suggérée par une circulaire ministérielle du 8 avril 1935 qui en appelle explicitement au privé, est la raison d’être du Comité de patronage, mais aussi le résultat de la volonté du substitut Mailhol, du soutien de l’Assistance publique (François Leboulanger fournit les locaux) et du Conseil général (avec notamment, déjà, Antoine Pinay, pour le financement). De même, les décrets-loi du 30 octobre 1935 sur les délégués à la surveillance éducative peuvent trouver une application grâce aux bonnes volontés drainées par la Fédération des œuvres de l’enfance, et à la propagande active de François Leboulanger et de Marinette Heurtier.

Quant à l’ordonnance du 2 février 1945, elle est appliquée avec d’autant moins de difficultés que ses principes (souci de l’enfant, enquêtes, recherche de solutions autres que l’incarcération…) sont déjà ceux qui ont cours dans la Loire, et que par surcroît l’Occupation n’a pas mis fin aux activités du Comité de patronage, qui a plus à réaménager qu’à véritablement reconstruire, et qui profite d’un contexte favorable pour relancer des projets de création et de diversification.

A contrario, l’exemple de la liberté surveillée montre qu’une loi, sans relais local, reste à peu près sans effet. La loi de 1912 coïncide bien avec un Comité de défense des enfants traduits en justice (1909), peuplé de magistrats et surtout d’avocats, mais qui disparaît après la Première Guerre mondiale. La mesure du coup reste marginale jusqu’aux années 1930, et paraît être le fait surtout d’individus motivés par leurs convictions personnelles (des avocats surtout, celui souvent qui a défendu le jeune prévenu, et quelques particuliers comme Louis Comte ou Mme Hutter). On peut donc voir dans l’absence de relais associatif la raison de la faible portée locale de la loi, et de la relative sévérité du tribunal à qui il manque un choix intermédiaire entre la relaxe et la maison de correction ou l’incarcération. La faveur de la liberté surveillée, visible surtout à partir de 1931-1932, correspond nettement à la montée en puissance de ce qui, au sein de la Fédération des œuvres de l’enfance, va devenir le Comité de patronage, et plus particulièrement à la volonté et à l’action de deux de ses principales animatrices : Marinette Heurtier et Simone Levaillant.

D’où cette remarque générale : dans la Loire, la loi nouvelle ne vaut que si elle est appuyée et relayée par le milieu associatif, préexistant ou suscité, lui-même relevant souvent de quelques individus et de leurs réseaux ; elle reste sans véritable effet dans le cas contraire.

Voilà pour le côté institutionnel. A l’autre bout de la chaîne, reprenant l’évolution des modes de prise en charge, on pourrait être tenté de la résumer par le passage de l’enfermement (la mise de côté de l’enfant délinquant, inadapté, potentiellement dangereux parce que lui-même instable ou en danger), au maintien de l’enfant dans la société et de préférence dans son milieu familial : de l’internat au milieu ouvert, de la protection de la société à la protection de l’enfant.

Les choses sont cependant un peu plus subtiles, liées là aussi souvent aux circonstances et aux individus. Il est difficile de tirer quelque enseignement de la colonie des Trouillères. Sans doute, dans ses annonces, l’abbé Delajoux parle-t-il d’un internat rural, mais faute de réelle réalisation, on ne peut guère aller plus loin, sans compter que les quelques enfants effectivement reçus, faute de surveillance et de bâtiments appropriés, n’ont guère été enfermés. Il reste que, si on veut bien admettre que la colonie des Trouillères se rattache au mouvement qui dans les années 1830-1840 précède la loi de 1850 et crée les premières colonies agricoles privées (Cîteaux, Mettray…), elle représente pour la Loire une volonté à la fois d’enfermement et d’éloignement des enfants, ailleurs indésirables et considérés comme dangereux. Quant à la volonté affirmée d’une sorte de conquête, par la modernisation agricole, d’une région particulièrement arriérée et pauvre, à l’aide de ces mêmes enfants ailleurs rejetés, elle est sans doute en partie due à l’atmosphère un peu utopique des années qui suivent 1848, mais surtout peut être rapprochée d’autres idées de conquête, coloniales cette fois, dont le père Cœur donnera plus tard un exemple ; dans tous les cas, on est proche de la croisade : pour le progrès, pour les enfants, pour la France, mais avant tout pour Dieu.

La colonie de Saint-Genest-Lerpt est la seconde étape de ce mouvement, en tout cas dans la Loire puisque, émanation de Cîteaux, elle se rattache en fait au premier, précédemment évoqué. Le temps cette fois lui a permis de se développer, malgré des turbulences nombreuses, grâce à la personnalité du père Cœur. On y enferme, mais pas trop loin de la ville qui offre un débouché aux productions de l’établissement, et des protecteurs qui à l’occasion le financent. On travaille la terre, moyen éminent de régénération morale 1264 , mais il existe aussi des ateliers d’artisanat et d’industrie : la vie quotidienne de la colonie le nécessite, comme l’intégration dans le tissu économique local – encore une forme de réseau. Et si la frugalité, le travail et l’oraison rapprochent Saint-Genest de l’image du couvent, si l’organisation militaire et la fanfare y ajoutent celle de l’armée, les nombreux rapprochements que l’on peut faire avec l’action et la pédagogie de Don Bosco, comme les aménagements quotidiens ou les petites faveurs individuelles constatés ici ou là, humanisent la colonie. Sans compter que sa superficie même est un gage de relative liberté – le nombre des évasions le montre. Les murs ne sont pas si hauts qu’on ne puisse les franchir, ni la surveillance si serrée qu’on ne puisse la déjouer ; c’est moins par la contrainte que par la recherche de l’adhésion de l’enfant aux règles de la colonie qu’on entend se l’attacher – le reconquérir, en somme.

Se demander si l’image de l’enfermement n’est pas surtout là pour rassurer le public, et les potentiels clients, serait à coup sûr excessif, mais permettrait néanmoins de rendre justice à l’étonnante richesse de l’éducation qui est donnée à Saint-Genest. Cette éducation sans doute est fort peu formalisée par la direction de l’établissement, trop occupée peut-être à la faire vivre pour se lancer dans la rédaction d’un traité théorique, et du coup seule l’étude de la vie à la colonie permet d’en donner un aperçu – certainement incomplet. Mais de ce fait aussi, il est impossible d’établir dans quelle mesure cette pédagogie est originale, ou reprise d’autres modèles. Saint-Genest est une maison de la congrégation de Saint-Joseph ; elle est à ce titre héritière de ce qui a été mis en place à Cîteaux par le père Rey, dont Cœur se proclame l’exclusif continuateur en même temps qu’il se présente comme celui qui en a organisé les méthodes éducatives. Le père Rey (1798-1874), le père Cœur (1843-1926) et Don Bosco (1815-1888) sont contemporains ; les relations entre Turin et la région lyonnaise ne sont pas inexistantes et du reste Don Bosco visite à Lyon l’abbé Boisard en 1883. Mais les faits s’arrêtent là : sur des possibilités et des proximités. Rien ne permet d’affirmer une quelconque filiation explicite entre la congrégation de Saint-Joseph, Saint-Genest-Lerpt et Don Bosco. Sans compter que d’autres modèles existent, et qu’on sait que l’établissement de Mettray, porteur à sa création d’une sorte d’idéal de prison sans barreaux, a pris exemple sur Cîteaux, et que des contacts ont existé entre Demetz et Rey. On se contentera donc – faute de mieux – de relever une vision propre à l’époque, de l’enfant comme personne à respecter avant que de l’éduquer, par des méthodes qui aujourd’hui encore peuvent être considérées comme utiles, et que certains individus ont su, avec plus ou moins de succès et de reconnaissance publique, ériger en modèle. Si Don Bosco a écrit, ni Rey, ni Cœur, ne l’ont fait. En ce sens, leur œuvre est inachevée.

L’enfermement à Saint-Genest n’est donc pas une fin en soi ; la timide ébauche d’un système de placement familial rural en témoigne. Il en est finalement de même au couvent du Refuge. Sans doute le modèle conventuel constitue l’identité même de l’établissement, que renforce son image d’enclave de pureté et d’ascèse au cœur de la ville. Mais sa survie l’amène à évoluer en fonction de son environnement à la fois social et légal. Les lois scolaires font changer l’âge d’admission, l’abandon du modèle de l’enfermement par les prescripteurs amène le Refuge à évoluer vers une sorte de foyer de jeunes travailleuses. Les fins avouées restent les mêmes, mais on passe – par la force des choses – d’une volonté curative à un but préventif. C’est un peu comme à Saint-Genest où les familles envoient leur enfant à problème avant que son comportement n’ait des conséquences véritablement fâcheuses – pour l’enfant comme pour la réputation de la famille.

Même la maison d’accueil, qui certes enferme, même pour un temps court, entend se substituer à l’incarcération, évitant ainsi aux prévenus une promiscuité désastreuse, et développe son secteur de semi-liberté après la Seconde Guerre mondiale. Sa création au milieu des années 1930 est du reste associée à une tentative de création d’un service de placement familial, et à la recherche de débouchés professionnels et industriels pour les enfants en liberté surveillée.

Jamais en somme l’enfermement n’est présenté comme une solution unique. Soit il est associé à d’autres possibilités de placement, soit c’est son contenu même qui en détourne quelque peu le sens.

A l’inverse, le modèle du placement familial à la campagne, ou à la montagne, à l’écart en tout cas des grands centres, apparaît comme possédant une belle permanence. Pratiqué par l’Assistance publique, par ses extensions comme le montre le « village-école » d’Usson-en-Forez dans les années 1930 encore, mais aussi par Louis Comte avec les Enfants à la montagne comme au Sauvetage, il est perpétué jusque dans les années 1970 par l’Œuvre Grancher, dans tous les cas pour des raisons à la fois morales (le travail de la terre améliore l’homme), sociales (il faut éloigner l’enfant ou l’adolescent des tentations urbaines) et sanitaires (l’air est plus pur et plus vivifiant loin de la ville), et peut-être même avec le sentiment plus ou moins avoué que les vraies valeurs sont rurales, que la société industrielle est cause de criminalité, que la ville, à l’image de son air, est un milieu vicié par nature car la modernité y est trop rapide, car tous ne peuvent pas s’y adapter ; que la terre, en somme, ne ment pas. La nostalgie est de toujours, et l’âge d’or toujours relève du passé.

Pourtant, ces parangons du modèle familial ont recours à l’enfermement, lorsque le pupille est trop difficile ou qu’il a montré son incapacité à tirer profit du placement d’abord proposé. C’est le cas à l’Assistance publique, et de façon ancienne, soit d’abord dans des ateliers sélectionnés pour la rigueur de leur règlement, soit ensuite dans des maisons de correction. De même, la participation des responsables de la Fédération des œuvres de l’enfance et du Comité de patronage aux campagnes de presse des années 1930 est loin d’être neutre, puisqu’elle revient à justifier voire à défendre des établissements comme Mettray, sans doute passible d’améliorations dans le recrutement ou le fonctionnement, au nom de la nécessité pour les professionnels de disposer du plus grand choix possible de mesures en faveur des enfants. De tels placements bien sûr doivent être particulièrement suivis, afin que l’enfant puisse en être sorti dès que les améliorations attendues se sont produites. Ils doivent être utilisés avec précaution et parcimonie, et sans doute laissent chez leurs prescripteurs quelque chose qui pourrait ressembler à de la mauvaise conscience ou à un sentiment d’échec, mais sont néanmoins présentés comme nécessaires.

En somme, aucun type de placement n’est véritablement exclusif de l’autre ; dans la plupart des cas étudiés ils sont au contraire associés et donc considérés comme complémentaires, même si l’un ou l’autre toujours domine. S’il y a évolution, c’est d’un modèle dominant à l’autre : d’abord, le placement familial est vu comme une façon de sortir en douceur et par étapes de l’établissement de placement. Ensuite, c’est le placement en établissement qui permet d’apporter le traitement approprié à ceux qui ne peuvent s’adapter au placement familial.

On peut donc se demander si ce n’est pas du côté de la considération portée à l’enfant qu’il faut aller chercher une réponse. La loi, la littérature donnent une idée de son évolution ; on n’y reviendra pas. Localement, quelques jalons peuvent être en revanche posés. L’inspecteur Tourneur donne, un peu avant 1900, le premier exemple repéré d’une relation de type moins administratif que paternel avec les pupilles de l’Assistance publique. Mais Tourneur est un personnage atypique, fort peu administratif au total, et son séjour est court. Il faut attendre François Leboulanger dans les années 1930 pour retrouver un comportement comparable. Et dans les deux cas, on peut dire que l’individu a déteint sur la fonction.

Il faut cependant s’arrêter sur les années 1930. A partir de 1932, les animatrices du Comité de patronage permettent au tribunal d’enfin recourir systématiquement à l’enquête sociale. En 1935, la Maison d’accueil permet une alternative à l’incarcération des jeunes prévenus. A chaque fois, un souci de l’enfant, de son éducation et de sa protection est énoncé, que l’on peut associer à la création de la clinique médico-pédagogique dont la fonction est d’indiquer la meilleure voie possible de placement, d’accueil ou d’orientation scolaire ou professionnelle aux enfants qui la fréquentent. Il s’agit donc bien là d’une période centrale pour le secteur de la protection de l’enfance : dans les années 1930 s’organisent concrètement les moyens de protéger les intérêts de l’enfant ; la diversification des moyens de placement est une façon d’affiner et d’adapter l’offre à des demandes étayées de façon un peu moins empirique.

Mais finalement, on trouve déjà à Saint-Genest cette idée qu’un placement aménagé, individuellement presque, vaut mieux que la prison ou la maison de correction. Pour des raisons différentes (les familles qui paient pension – modulable elle aussi – demandent avant tout des résultats), qui ont pu être associées au comportement plus paternel que directorial de l’abbé Rebos par exemple, on arrive à un résultat comparable. Et on retrouve là l’époque de Tourneur et de Don Bosco, encore.

Dans ce milieu religieux où il s’agit finalement de redresser de jeunes âmes, les moyens employés sont divers, au nom de l’importance de la fin poursuivie. Le souci d’une prise en charge de type préventif, où l’enfant est objet de soins et d’éducation plus qu’un danger dont il faut préserver la société, est donc ancien. Et il est assez répandu pour que les attaques de la presse républicaine au moment de l’affaire de Saint-Genest pointent précisément le danger de promiscuité entre des adolescents déjà pervertis et en somme perdus, et des enfants encore éducables et accessibles à la pureté. On reste dans le domaine des méthodes éducatives appliquées et revendiquées.

Ce souci de prévention donc commence à s’exprimer, voire à se formaliser, dans les années 1880-1890. Il est contemporain des patronages qui aident les jeunes fraîchement débarqués en ville à s’adapter à leurs nouvelles conditions de vie et de travail. Il correspond aussi à cette période considérée comme un palier dans l’évolution de la criminalité urbaine par Howard Zehr, à partir de laquelle, les troubles liés au processus d’urbanisation et d’industrialisation étant achevés, on en finit avec une criminalité pré-moderne et violente pour passer à une criminalité moderne davantage fondée sur le vol 1265 . En somme, dès la fin du XIXe siècle on recherche des modes moins violents de socialisation pour ces enfants en marge, même si c’est dans l’entre-deux-guerres qu’ils atteignent leur plein épanouissement. Parce que la criminalité, désormais revêtue d’une certaine normalité, est elle aussi moins violente, et donc plus acceptable socialement ?

Si l’on exclut les arrière-plans idéologiques, la continuité de cette idée de prévention, de dépistage presque (que Louis Comte pratique très concrètement grâce à ses visites dans les quartiers ouvriers) peut être expliquée par la mise en place successive, et selon une sorte de sédimentation, d’œuvres de protection de l’enfance par des philanthropes, des chefs d’entreprise paternalistes, des hommes engagés dans l’action sociale et résolus à « aller au peuple », puis par des avocats et juristes. Le rôle des médecins est plus tardif de sorte que, malgré leur goût du classement, de la mise à l’écart des enfants à des fins d’observation avec en arrière-plan l’idée d’éviter une possible contagion (on retrouve la « prophylaxie sociale »), ils doivent s’adapter, et se fondre dans ce qui existe déjà.

D’une façon générale, il faut donc insister sur le travail social proprement dit. C’est un travail presque artisanal, qui sans doute a beaucoup changé dans sa théorie (création de cursus spécifiques, conceptualisation et énonciation plus fines des pratiques), mais moins sûrement dans ses réalités concrètes. L’enquête sociale et le dépistage, l’assistance éducative, mais aussi tout simplement l’écoute de l’enfant demeurent, désormais confiés à des professionnels plutôt qu’à des « dames » ; le bénévolat ne perdure plus que dans le Conseil d’administration des associations concernées.

Il n’est pas évident cependant que des mots plus précis rendent plus précis le contenu même de ce travail. Là aussi, on peut parler d’héritage : l’individualisation des mesures, la recherche de l’intérêt de l’enfant sont loin d’être des idées neuves même s’il est bon qu’elles soient périodiquement renouvelées. Tout au plus peut-on supposer que la professionnalisation qui s’ébauche dans les années 1950 a une incidence, non sur la nature, mais sur la qualité du travail effectué. Désormais formé, le travailleur social entre dans une logique d’emploi, voire de carrière, mais aussi de qualification régulièrement remise à jour. On peut peut-être regretter l’abandon de la notion de vocation, s’interroger sur la multiplication des professionnels de l’enfance (éducateurs, assistantes sociales, psychologues, médecins divers, magistrats spécialisés…), mais leur revendication de recherches l’intérêt de l’enfant se joint désormais à des compétences techniques ; ce changement est en soi considérable.

Pour résumer, on peut retenir ces quelques éléments centraux : l’attachement à la famille – qu’on l’utilise ou qu’on cherche à la recréer –, la recherche de l’intérêt de l’enfant, l’individualisation des mesures, à quoi s’ajoute le rôle des individus, hommes et femmes, le tout dans une structure de type associatif plus rapide à s’adapter aux cadres légaux nouveaux. C’est un joli hommage rendu aux associations, alors que nous sortons à peine de la célébration du centenaire de la loi de 1901.

C’est tout cela qui finalement fait l’essentiel du siècle de prise en charge de l’enfance étudié dans la Loire, et donne son unité aux trois aspects étudiés du même sujet. Cette histoire évidemment est incomplète, du seul fait de sa nature monographique. Une étude comparative permettrait sans doute de la compléter ou de l’amender. Mais ce serait un autre travail.

Notes
1263.

Croisant récemment à Saint-Etienne, devant le monument à Louis Comte, une classe primaire en « visite patrimoine », nous avons vu les enfants noter soigneusement, sous la direction de leur accompagnatrice, la biographie du personnage : fondateur des Enfants à la montagne, créateur des colonies de vacances… mais rien sur ses fonctions de pasteur.

1264.

Cruce et aratro : par la croix et la charrue, par la religion et le travail agricole ; c’est la devise donnée par le père Rey à la congrégation de Saint-Joseph.

1265.

Howard Zehr, Crime and the development of modern society ; patterns of criminality in nineteenth century Germany and France, Londres, Croom Helm, 1976, 188p., passim, et plus particulièrement la conclusion générale p. 138-144.