Dancé 8 mars 1852
Confidentielle
Monsieur le Sous-Préfet,
J’ai déposé la lettre que vous m’avez confié à l’adresse de M. l’abbé Delajoux, dans son domicile aux Trouillères, et j’ai profité de cette occasion pour prendre quelques notes qui m’étaient nécessaires pour compléter les renseignements que vous me demandez. Voici ce qui est à ma connaissance :
Par suite de ses mauvaises entreprises, M. Vernay est obligé de vendre toutes ses propriétés qui dès le principe se composaient de sept domaines, un vigneronage, deux moulins et de la réserve dite des Trouillères. M. Vernay soit par suite du prix exagéré qu’il espéroit obtenir, soit pour toutes autres causes que j’ignore, n’a pu effectuer aucune vente. Alors il s’est adressé à un Sr Lugnier de Lyon, homme instruit et très intrigant ; mais jouissant dans cette ville d’une bien mauvaise réputation.
Luginer s’est dit acquéreur sérieux de la totalité des propriétés de M. Vernay et dans l’état il a vanté l’excellente affaire qu’il venoit de traiter et par ce moyen il a pu s’adjoindre pour la moitié, un M. Duquaire, ancien notaire de Lyon qui agissoit de bonne foi.
Ce traité fait : MM. Lugnier et Duquaire sont venus sur les lieux, ils ont essayé la vente au détail ; mais ils n’ont pu vendre qu’un domaine et un moulin. Lugnier comprenant que la vente au détail ne pouvoit réussir proposa le partage à M. Duquaire qui l’accepta et eut dans son lot trois domaines et le vigneronage.
Alors Lugnier a levé le masque. Il a déclaré qu’il n’étoit que l’homme de M. Vernay et après avoir fait procéder sous son influence, par les maires d’Amions et de Souternon, à une estimation extrèmement exagérée, il a voulu exploiter la mise en action de ce reste de propriété sous le titre de Société agricole des Trouillères-St Sulpice. C’est alors qu’il s’est adjoint l’abbé Delajoux qui a formé le 4 7bre 1850 devant Me Desplace notaire, la Société ; en attendant les sociétaires…
Dans l’état ils ont pu fasciner un M. Carrier de Lyon, auquel ils ont cédé un domaine voisin des Trouillères et garanti d’une valeur de 40000 francs et d’une contenance de 47 hectares, contre celui que possédait ce dernier à Irigny, près de Lyon.
Il résulte de tout ce qui précède que la Colonie des Trouillères se compose aujourd’hui d’un seul domaine ayant une contenance d’environ 60 hectares et des fonds de roseraies dont l’étendue peut être de trente hectares, ci : 30 en plus du 90
domaine de St Sulpice qui est situé dans d’arrondissement de Montbrison à 15 à 20 km des Trouillères et dans l’endroit le plus malsain de la plaine de Forest.
Ce domaine avoit coûté à M. Vernay père ci : 32000
et les Trouillères avec ses dépendances peuvent valoir ci : 70000
102000 francs.
administration de M. Delajoux
Cet abbé a pris possession des Trouillères au mois de 7bre 1850. Depuis cette époque il n’a habité la localité que pendant un tiers du temps à peu près.
Il n’a fait aucune espèce de culture ni réparation si ce n’est une dépense de 300 francs environ en plantation de vignes.
Il a vendu et fait couper tous les arbres qui pouvoient avoir de la valeur, même sept à huit noyers qui étaient sur le domaine précédemment donné en échange à M. Carrier. Il en a retiré, dit-on, environ cinq mille francs.
Tout le cheptel de la réserve a été vendu. Il n’y reste plus que deux mauvais chevaux, dont le prix n’est pas payé, et une vache qui appartient à la domestique parcequ’elle l’a achetée, avec ses deniers, afin d’avoir un peu de lait.
Le nombre des enfants est de 32. 10 viennent de Lyon et sont patronnés et 22 appartiennent à l’hospice de St Etienne. Tous ces enfants avoient été bien tenus et soigneusement gouvernés pendant l’été dernier, parce qu’ils étaient alors sous la surveillance de M. Carrier acquéreur du domaine des Patureaux, de sa femme et de sa demoiselle ; mais depuis quelques temps ils ont été confiés à un nommé Etienne Georges, natif de Sr Romain d’Urphé, venant de Lyon où il était occupé dans un magasin de quincaillerie. Cet homme ne convient pas, ainsi les enfants ne sont plus tenus proprement, leurs vêtements commencent à tomber en lambeaux et déjà plusieurs d’entr’eux paroissent être dévorés par les poux.
La propriété de St Sulpice est cultivée par un granger ; mais celle des Trouillères est entièrement abandonnée dans ce moment. Le moulin est à peu près dans un état de chaumage continuel, n’ayant que 50 ou 60 d. décalitres de grains à moudre par mois.
Sur une somme de 660 francs allouée par M. le Préfet, 300 seulement ont été employés à l’œuvre et 360 emportés à Lyon par l’abbé.
Il n’existe plus de provisions dans le ménage parcequ’à chaque voyage que fait l’abbé il emporte avec lui ce qu’il y a de meilleur. Déjà depuis plusieurs jours la soupe des enfans est faite avec de l’huile.
Les domestiques de l’année dernière ne sont pas soldés, des fournisseurs de denrées réclament aussi le payement de ce qui peut leur être du et il n’y a point d’argent.
Par suite de tout ce qui précède M. Carrier qui avec ses dames soignoient et conduisoient admirablement les enfans, ne pouvant supporter un semblable gaspillage, se sont retirés.
Il y a, en conséquence, à mon avis, urgence de faire cesser cet état de chose qui deviendroit, par trop, préjudiciable aux enfans.
Agréez, Monsieur le Sous-Préfet, l’assurance de ma considération très distinguée,
Le Juge de Paix
Etaix fils.