PREMIEREPARTIE :
NATURE DE LA FRAGILITEFINANCIERE DANS LES ORDRES PRODUCTIFS CORPORATIFS ET MARCHANDS :

INTRODUCTION 

Analyser la fragilité financière préludant aux crises financières anciennes, c'est se confronter à de nombreux écueils. Des écueils historiques et donc documentaires bien sûr, car les sources sont parfois obscures, souvent partielles et toujours subjectives.

Mais surtout des écueils théoriques, car l'économie est une science jeune utilisant des concepts issus d'une expérience largement contemporaine et marquée de manière indélébile par la prééminence implicitement affirmée, des catégories intellectuelles propres à la rationalité des marchés concurrentiels.

Or, et c'est là le principal problème, les économies dont nous voulons étudier la fragilité financière, ne constituent pas à proprement parler des économies de marché, en ce sens que le marché sous sa forme conceptuelle ne joue pas un rôle central jusqu'au milieu du XVIIIe siècle.

Il en va de même aujourd'hui également, puisque l'idéal de marché ne s'incarne que rarement dans l'économie pratique, mais la force normative qu'il impose est néanmoins devenue dominante. Rien de tel n’est observé, ni pendant la plus grande partie de l'époque du capitalisme marchand, ni -a fortiori- pendant l'ère médiévale.

Les règles de l'économie corporative, comme celle du capitalisme marchand, organisent l'ensemble des transactions constituant une économie de rente, toujours différente d'une économie de marché, souvent opposée à son émergence.

Aussi nous abstiendrons nous, pour cette raison, d'analyser les fragilités anciennes dans l'optique des marchés parfaitement concurrentiels, admettant le schéma des comportements individuels rationnels comme une généralité historique. Il semble, en effet, périlleux d'étudier, au XXIe siècle, des processus économiques du XIVe siècle, avec des outils issus du XIXe siècle, sans prendre en compte le caractère éminemment relatif des catégories utilisées.

Les notions de marché, d'intervention de l'Etat, d'entreprise, de titre ou de rationalité recouvrent des réalités foncièrement différentes pour les époques concernant notre propos. Il faut en tenir compte en inscrivant les catégories économiques dans leur contexte historico-social. Il existe, dans les ordres productifs que nous allons étudier, des règles d'organisation particulières qui ne sauraient se conformer aux modalités de fonctionnement du marché au sens moderne du terme et dans lesquelles s'inscrit, de manière historiquement spécifique, l'ensemble des transactions.

Le parti est donc pris ici d'inscrire la fragilité financière dans son espace culturel et dans sa dimension historique

Trois données essentielles vont émerger pour donner sa forme historique à la fragilité financière du Moyen Age à l'époque du capitalisme classique.

En premier lieu, une organisation sociale va progressivement disparaître. Les vieilles communautés vont se décomposer pour faire place lentement aux sociétés, c'est à dire avant tout à un individu autonome et doué d'une rationalité en finalité.

Puis, c'est ensuite l'espace politique qui sera bouleversé. L'Etat était la chose du Prince; il deviendra de manière plus ou moins complète, service public.

Enfin, la vieille économie corporative d'abord hégémonique, puis en déclin, établira des rapports complexes avec un marché émergent sans cesse remis en cause et sans cesse renaissant.

Sur le plan financier, les foires de change médiévales d'abord, les bourses du capitalisme marchand ensuite, tenteront d'interdire -de plus en plus difficilement- l'expansion voire l'existence des marchés de titres.

Quelque soit l’ordre productif, la fragilité financière porte toujours en germe le moment où la promesse de liquidité n’est plus tenue. Elle est toujours un doute qui se concrétise dans un acte devenant collectif. En cela, il y a bien dans les décisions des acteurs, une continuité historique. Mais les formes spécifiques de cette fragilité trouvent leurs sources dans le contexte particulier à travers lesquelles elles se réalisent.

L'ère médiévale, avec son économie marchande organisée autour des foires dominées par les cités d'Italie du Nord, notamment Florence, et son espace politique toujours mouvant, s'accompagnera d’une fragilité financière pouvant s'interpréter comme un état dans lequel l'équilibre de l'espace économique doit se confronter à l'instabilité provoquée par les multiples ruptures de l'espace politique.

De manière différente, le capitalisme marchand, tourné vers le commerce au loin, développe principalement dans le Nord-Ouest de l'Europe, une économie complexe où les traits médiévaux coexistent difficilement avec des marchés embryonnaires, balbutiants et souvent remis en cause.

Des rapports conflictuels entre ces deux espaces économiques, dans lesquels l'espace politique viendra parfois s'immiscer, va naître une fragilité financière spécifique. Les formes particulières de fragilité qui résulteront de ces rapports, parce que structurées comme double-contrainte, fonderont la possibilité endogène de ruptures majeures dont les crises florentines restent emblématiques pour l’ordre productif corporatif, comme celles d’Amsterdam le sont pour l’ordre marchand.

Dans ce cadre nous adopterons la démarche suivante pour clarifier les formes et la nature de la fragilité financière de l’ordres productif corporatif et et de l’ordre productif marchand :

* Tout d’abord, en ce qui concerne l’ordre productif corporatif et afin de valider l’hypothèse selon laquelle la fragilité financière est construite comme une double contrainte issue d’une structure de réciprocité entre le prince et le marchand-banquier, nous adopterons une démarche en trois étapes :

  • Nous commencerons par expliciter les causes de la remarquable stabilité de l’espace économique corporatif.
  • Puis, nous réfléchirons sur la relation nécessairement ambiguë que cet espace entretien avec le politique en montrant que les conditions d’enrichissement du marchand-banquier procède d’une interaction avec l’espace du pouvoir dont la consèquence inévitable est la constitution d’une structure de double-contrainte financière.
  • Dès lors, afin de valider cette hypothèse, nous analyserons la crise médiévale florentine en éclairant le jeu de la fragilité financière spécifique dans l’émergence de cette rupture.

* Ensuite, pour ce qui est de l’ordre productif du capitalisme marchand, nous emettrons l’hypothèse que sa fragilité financière spécifique provient de l’espace économique lui-même et plus précisément de l’opposition/complémentarité entre l’ancien mode de financement qui ne peut plus fonctionner comme avant et un nouvel espace, celui du marché qui ne parvient pas encore à s’autonomiser.

Nous organiserons notre réflexion de la manière suivante :

  • Il s’agira d’abord de comprendre le changement dans les modes de financement qui accompagnent le passage d’un ordre productif corporatif à un ordre marchand pour définir clairement la place des bourses de commerce.
  • Il faudra montrer ensuite en quoi ces bourses sont prisonnières d’une double-contrainte qui leur enjoint à la fois de s’ouvrir au marché et dans le même temps d’empêcher l’émergence de cette institution.
  • Il en résultera la proposition de deux modèles de financement selon que la bourse parvient -ou non- à contrôler les forces naissantes du marché.
  • Enfin, il sera nécessaire de valider cette démarche en analysant à travers différents exemples historiques représentatifs, le fonctionnement de cette fragilité financière sous les formes et avec la nature autour desquelles nous l’avons construite comme objet de recherche.