1 - L’ESPACE ECONOMIQUE COMME LIEU DE STABILITE FINANCIERE

1-1- La Foire Centrale de Change, cœur de l’espace économique

Lieu d’échange de marchandises, la Foire va se révéler progressivement lieu de développement du crédit et des instruments financiers. L’extension des premières foires européennes, les "Foires de Champagne", répond bien à ce processus.

Dés la fin du XIIe siècle, l’accroissement de l’activité commerciale rend nécessaire la mise en place de lieux d’échange adaptés.

Pour des raisons d’ordre géopolitique, les villes de Lagny, Bar-sur-Aube, Provins, Troyes situées sur la route des flux commerciaux Pays-Bas - Italie sont choisies 17 . En effet, le lien de ces deux régions maritimes ne peut s’effectuer par des voies navigables, le détroit de Gibraltar étant fermé. La solution reste les voies terrestres devenues plus directes et plus sûres.

Durant la première moitié du XIIIe siècle, l’essentiel du commerce intra-européen se concentre donc dans cette zone où se croisent, dés lors, les produits de l’industrie du Nord, draps de laine, toiles et ceux du commerce italien vers le Levant, épices et étoffes précieuses.

L’organisation commerciale, financière et juridique de la foire résulte de l’initiative des marchands qui, pour cela, vont obtenir des franchises de l’autorité publique municipale. C’est ce qui permettra à la Foire de rester largement indépendante du territoire sur laquelle elle se tient.

Au nombre de quatre à six par an, ces foires poursuivent un “mouvement circulaire”, fait de transferts de marchandises et de confrontations de dettes, instaurant ainsi entre elles une succession de “dépendances réciproques” qu’il nous faut éclairer.

L’ouverture régulière (tous les deux à trois mois) d’une foire permet, bien sûr, l’achat de marchandises mais également le règlement de celui-ci à terme selon des procédures qui nécessitent la mise en œuvre d’instruments particuliers, à des échéances fixes.

Si la foire débute par la vente du drap et de l’épice, elle se clôt toujours par les pagamenti (Foire des Payements) qui mobilisent les changeurs et surtout les marchands-banquiers en vue d’exécuter leurs opérations monétaires et financières 18 .

L’originalité des “Payements” c’est de centraliser non seulement les échéances de la foire en question et celles des Foires précédentes, mais aussi d’opérer des transactions financières initiées sur d’autres places européennes.

Comme nous le verrons plus tard, cette fonction financière de la Foire va s’accroître et même s’autonomiser d’une manière si radicale qu’elle subsistera lors même que le déclin des Foires européennes est déjà largement amorcé.

A l’époque des Foires de Champagne, la relation entre la marchandise et le change est encore très étroite. Elle le sera encore avec les Foires de Lyon jusqu’au milieu du XIVe siècle, pour s’affaiblir avec celles de “Bisenzone” à la fin du XVIe siècle.

Quoiqu’il en soit, l’autonomie du change s’institutionnalisera à chacune de ces périodes à travers le délai séparant la fin de la foire du début des “Payements”. En effet, l’organisation de la foire centrale des changes répond à un formalisme très rigide 19 dont on pourra mesurer l’importance lorsqu’il s’agira d’évaluer la dimension propre de la foire en terme de stabilité.

La détermination de la série des cours de change (“il conto”) en est la procédure centrale. Pour y parvenir, la foire s’organise autour d’une temporalité et d’une structure décisionnelle immuable. Ainsi à Lyon, le premier jour est consacré aux Acceptations, le troisième aux Changes et le sixième aux Payements 20 :

Le jour des Acceptations, les marchands créanciers et débiteurs se réunissent autour du Consul de la nation florentine qui ouvre la réunion en acceptant les lettres de change dont il est le tiré. Chaque marchand l’imite. Dés la fin de la journée, chacun est donc à même de définir sa position.

Le jour des Changes, l’assemblée, plus restreinte (seuls les Consuls des différentes nations y participent ) décide la date ("usance") de la prochaine foire des payements ainsi que des délais pour la présentation des lettres dans les villes sans “usance” fixe.

Ensuite seuls les marchands-banquiers florentins, lucquois et génois se réunissent pour coter le change, c’est à dire procéder entre eux à l’opération décisive.

Celle-ci donne lieu à un vote et non, ce qui est un élément essentiel, à une “criée”. C’est cette procédure particulière qui décide de trois prix :

  • le cours du Marc en monnaie de changes des places étrangères (“le conto”) donnant ainsi la tendance directrice des nouvelles opérations de change par lettres.
  • le prix du change intérieur (taux des transferts à l’intérieur du Royaume ).
  • Le “deposito”(taux de report d’une dette jusqu’à la prochaine Foire de “Payements”).

Le jour des Payements, les décisions stratégiques étant prises, l’ensemble des marchands se réunit à nouveau, comme au jour des Acceptations, pour solder effectivement toutes les opérations sur lettres de change (“souder compte avec leurs créanciers”).

Deux situations peuvent se présenter :

  • Soit la compensation peut avoir lieu et l’on “vire partie” ; il s’agit alors d’une annulation de créances réciproques ou de la substitution à un débit d’un crédit sur un tiers (uniquement sur la foire présente).
  • Soit la compensation ne peut avoir lieu ; Le débiteur doit alors tenter d’obtenir de son créancier le report sur la prochaine foire de change. Il acquittera alors le “deposito 21 .

L’ensemble des opérations de compensation est évalué en Ecus de Marc puis converti en sous-tournois et enfin en espèces.

Lieu d’espace économique homogène, la Foire est aussi le lieu de coordination des acteurs financiers essentiels de l’époque médiévale : Les marchands-banquiers.

Notes
17.

Laurent.H : « Un grand commerce d’exportation au Moyen-Age. La draperie des Pays-Bas en France et dans les pays méditerranéens (12°-15° siècles) ». Brionne, Gérard Monfort éditeur,1978. P 37-41.

18.

Cox.O: « The Foundation of Capitalism ». New York. Philosophical Library. Murray.N.Rothbard Collection. 1959. P 37.

19.

Bourquelot.F :   « Etudes sur les foires de Champagne, sur la nature, l'étendue et les règles du commerce qui s'y faisait aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles». Paris, 1865. P 301-320.

20.

Boyer-Xambeu M.T, Deleplace.G, Gillard.L : "Monnaie privée et pouvoir des princes". Ed du CNRS. Paris. 1986. P 191.

21.

Braudel.F  : "Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme, XVe- XVIIIe siècle". "Les Jeux de l’Echange " T2. A. Colin. Paris. 1979. P 72.