1-3- La stabilité de l’opération de change par lettre:

A la nature spécifique du groupe social des marchands-banquiers correspond une technique particulière : l’opération de change par lettre à propos de laquelle Péri 38 remarque que “les habiles changeurs avaient réussi ce qu’aucun prince n’avait jamais fait” à savoir réaliser la stabilité monétaire.

Jusqu’au XIIe siècle, l’opération de change est essentiellement manuelle, ce qui signifie que l’on respecte une unité de lieu et de temps. Il en résulte alors une proximité d’acteurs et une absence de terme qui donne évidemment une forte stabilité à l’opération.

Ce type de change devient manifestement inadapté à partir de l’extraordinaire croissance commerciale européenne du XIIIe siècle. Les affaires des changeurs manuels ne débordant pas le cadre local, elles sont bientôt dépassées par celles des marchands-banquiers italiens (Placentins, Siennois et Florentins) qui vont monopoliser le change de place en place.

Au départ, l’instrument privilégié sera la “lettre obligatoire” 39 . Ici encore, le souci de proximité des acteurs et d’authenticité de l’acte restent essentiels puisque celui-ci est rédigé par un échevin ou un notaire en présence du créancier et du débiteur. La lettre mentionne les gages matériels sous la forme de cautions ou de garants.

Si la lettre obligatoire s’accompagne d’une opération de change, elle devient instrumentum ex causa cambii ". Dans ce cas, l’intermédiaire financier emprunte sur une première place contre une vente de devises sur une autre place, il lui revient alors la charge de mobiliser ses ressources sur cette seconde place.

Cette fusion du change et du crédit permet un placement sans risque. On peut excepter, pour l’instant, l’insolvabilité du débiteur que l’information de proximité sur tous les acteurs, rend fort improbable et le risque de change car, ici, uneclause écrite protégeait contre les mutations monétaires.

L instrumentum ex causa cambii peut parfois concerner d’autres acteurs. En effet, le débiteur en accepte, dans les faits, la présentation à l’échéance par des parents, des associés ou des facteurs du créancier.

On le voit, en tous cas, la souplesse de ce titre ne va pourtant pas jusqu’à en faire un moyen de circulation échappant à un ensemble très réduit de contractants.

Mais la croissance économique bouscule les structures commerciales et financières donnant la dernière touche au portrait du marchand-banquier. Celui-ci se sédentarise 40 et gère de son siège social l’ensemble de ses affaires.

Cela impose la tenue d’une correspondance car il devient nécessaire de transmettre des ordres écrits: Il en résultera alors la naissance de la “lettre de paiement".

C’est probablement de la fusion de l’instrumentum ex causa cambii et de cette lettre de paiement que naît la “lettre de change” sous la forme classique qu’elle prendra dés la fin du XIVe siècle 41 . Nous pouvons définir cette lettre de change comme 42 :

“ Une convention par laquelle le donneur ou datore , fournit une somme d’argent au preneur ou penditore et reçoit en échange un engagement payable à terme (opération de crédit ) mais en un autre lieu et en une autre monnaie (opération de change) ; Tout contrat de change comporte deux paiements, une avance de fonds sur une place et un remboursement sur une autre et requiert l’intervention de quatre parties dont deux participent à la conclusion et deux à l’exécution du contrat”.

La grande nouveauté de cet instrument par rapport aux précédents, c’est qu’il ne nécessite plus le recours à la forme notariée ni, évidemment, la présence de tous les contractants.

Ce fait est capital. Il indique clairement que la communauté des marchands-banquiers a su instaurer une discipline sociale rigoureuse, une codification du comportement des acteurs suffisante et une indépendance reconnue pour que la forme notariée s’estompe peu à peu au profit d’une simple missive adressée à son correspondant par le marchand-banquier.

Celui-ci peut alors prendre sa qualité financière définitive: Il se procure des lettres de change sur une place, pourvoyant ainsi un marchand en espèces contre une promesse de paiement sur une autre place, charge à celui-ci de réaliser là-bas, sa marchandise pour effectuer le remboursement.

Dans ces transactions, les marchands-banquiers sont fonctionnellement “donneurs” puisque c’est la seule position permettant un gain systématique.

En sens inverse, le négociant ordinaire est fonctionnellement “preneur” puisqu’il cherche à transformer ses créances sur l’étranger en unités de compte territoriales.

On doit, enfin, insister sur le fait que, lors de la Foire de change, l’opération de change ne s’effectue ni en espèces ni en unités de compte territoriales, mais en “monnaie de change”, c’est à dire dans une monnaie spécifique aux marchands-banquiers.

Ici, deux cas vont se présenter qui illustrent bien la volonté d’indépendance du groupe des marchands-banquiers à l’égard des souverainetés en formation :

  • Sur les places secondaires, la monnaie de change se confond simplement avec l’unité de compte (c'est à dire la monnaie territoriale).
  • Au contraire, en ce qui concerne les foires centrales (Foires de Champagne, puis Lyon et Bisenzone ) et certaines places (Florence et Gênes), la monnaie de change est définie à partir soit d’une unité de compte territoriale soit d’une espèce d’or.

Ainsi à Lyon entre 1500 et 1575, la monnaie de change utilisée est l’écu de marc. L’innovation provient des marchands-banquiers florentins qui lui donnent une définition métallique : le 65ième d’un marc d’or fin ce qui correspond, à cette époque, à la définition de l’écu d’or au soleil français.

Le rattachement à l’or de cette monnaie de change permet ici d’échapper aux mutations fréquentes qui frappaient les unités de compte. En effet, le choix de cette définition, ci-dessus rappelée et se référant à la monnaie française, ne saurait être interprété comme un acte d’allégeance absolue à la monarchie française car 43 :

‘"Les pièces d’or qui changeaient de mains étaient plutôt pesées que comptées” ’

Par contre, la référence au métal est bien l’affirmation d’une autonomie de la monnaie de change vis à vis de l’unité de compte territoriale c’est à dire une preuve, sur laquelle nous aurons à revenir, de la relative indépendance de l’espace économique par rapport à l’espace politique. Comme bien souvent au cours de cette époque, au nominalisme des Princes répond le métallisme des marchands-banquiers.

Notes
38.

Peri in Boyer-Xambeu M.T, Deleplace.G, Gillard.L : "Monnaie privée et pouvoir des princes". Ed du CNRS. Paris. 1986. P 40.

39.

Bichot.J : "Huit siècles de monétarisation". Economica. Paris. 1984. P 57.

40.

De.Roover.R : "L’évolution de la lettre de change (XIVe- XVIIIe siècles)". A.Colin.Paris .1952.

41.

Bichot.J :Op .Cité P 62.

42.

De.Roover.R :Op.cité.

43.

Bichot.J : Op.Cité. P 116.