1-5- Une stabilité qui n’est pas un équilibre de marché :

L’existence d’une offre et d’une demande de monnaie, la fixation d’un cours de la monnaie de change, l’alternance entre périodes de largesse (“larghezza”) et d’étroitesse (“strettezza”) marquant un état de concurrence, semblerait indiquer ici la mise en œuvre d’un véritable marché des changes et qui plus est, un marché des changes caractérisé par une tendance durable à l'équilibre.

Tout semble en effet, se passer comme si le modèle du commissaire-priseur walrasien se développait autour du consul de la nation florentine (ou plus tard, du chancelier nommé par la seigneurie de Gênes).

En fait, cette appréciation semble tout à fait contestable en ce sens qu’elle se fonde sur l’utilisation de catégories de l’économie contemporaine qui ne sont pas nécessairement adaptées à l’analyse du système financier médiéval.

En premier lieu, on peut contester la place généralement octroyée aux situations de “larghezza et de “strettezza” et l’analyse de marché qui en découle (par exemple chez R de Roover ) 48 . Ces deux concepts traduisent effectivement un état de concurrence pour la liquidité. La largesse exprime la concurrence du côté des offreurs (les donneurs du change par lettre), alors que l’étroitesse indique la concurrence du côté des demandeurs (les preneurs ).

Cet état de concurrence est le fruit de plusieurs éléments : il résulte en particulier du volume des transactions commerciales qui influence la création des traites, mais également de la rareté relative des espèces et de la politique d’emprunt des souverains. Dans le cadre du change par lettre 49 :

‘“La largesse et l’étroitesse désignent donc l’état en un lieu des offres réciproques de remises de la part des donneurs et de traites de la part des preneurs pour les autres lieux de change“ ’

Cela ne signifie pas pour autant que l’on se trouve en présence d’un mécanisme de marché car les notions de “larghezza” et “strettezza” ne rendent pas compte du niveau des cours mais seulement de leurs variations.

C'est ce que nous allons tenter de montrer à travers l'exemple des relations entre Medinadel Campo et Lyon. Si l'on raisonne en terme de “larghezza” et “strettezza”, il semble évident que le moyen de dégager un profit consiste à tirer des lettres de change où il y a "larghezza" et donner là où l'étroitesse domine.

Dans le cas de Médina del Campo, l'étroitesse est fréquente car les exportateurs de laine vers Florence tirent des traites pour anticiper la réalisation de leurs ventes. Par contre, la largesse n'apparaît que de manière intermittente, lors du débarquement de métaux venus d'Amérique Latine. Au contraire à Lyon, c'est la largesse qui domine.

On sait que le gain par art provient du fait que le marchand-banquier gagne de manière sûre en donnant successivement en deux lieux différents. Dans notre exemple, l'étroitesse à Médina del Campo et la largesse à Lyon ne peuvent expliquer le gain systématique.

En effet, si cette situation est favorable au marchand-banquier qui donne à Médina puisque le nombre de prêteurs de fonds est limité, elle ne l'est plus à Lyon car le métal y est abondant. Par conséquent, si l'on ne se réfère qu'aux phénomènes de largesse et d'étroitesse pour expliquer le gain systématique, on se trompe puisque, alors, le fait de donner sur les deux places va annuler ce gain.

La possibilité d'un gain existe cependant, mais il devient aléatoire puisqu'il procède des anticipations de changements sur au moins l'une des places (par exemple une brusque largesse sur Médina). Mais alors, il s'agit d'un gain aléatoire et non plus systématique.

En conséquence, on peut interpréter l'existence d'une largesse et d'une étroitesse comme un élément permettant une variation des cours sans que l'écart systématique entre le certain et l'incertain, base de l'enrichissement par art soit structurellement modifié.

Le gain (ou la perte) liés à la spéculation sont possibles. Ils sont liés aux anticipations concernant la largesse et l'étroitesse sur chaque place. Les marchands-banquiers ne l'ignorent pas: il n'est que de voir les tentatives des marchands-banquiers lyonnais pour susciter l'étroitesse sur leur propre place.

Cependant, il ne s'agit que de gains exceptionnels. L'origine du gain systématique est ailleurs, dans un écart structurel entre certain et incertain qui ne laisse pas de place aux mécanismes de la concurrence. Le gain obtenu par le change par lettre ne résulte donc pas d’une activité spéculative mais d’une donnée structurelle aux transactions.

Expliquer que l’écart entre le certain et l’incertain génère presque toujours un gain suppose un autre mécanisme 50 qui va rendre compte de la disparité permanente des niveaux.

A partir de là, largesse et étroitesse gardent leur place mais seulement pour expliquer les mouvements spéculatifs qui aboutissent aux variations de cours sur une même place. Ils ne diront rien quant à l’écart structurel des cours entre deux places.

Il est intéressant de constater d'ailleurs, qu'un phénomène similaire jouera dans les bourses du capitalisme marchand 51 où l'on pourra opposer un "profit 1" largement garanti à un "profit 2"essentiellement aléatoire.

On peut donc considérer le système de change par lettre comme largement autonome au regard de ces différents “états de marché”. Cela est d'autant plus vrai qu'en second lieu, le cours du change n’est pas le résultat d’un mouvement symétrique entre les fonctions d’offre et de demande 52 .

C’est ce que montrent Boyer, Deleplace et Gillard 53 en prenant l’exemple de la cotation de l’écu de marc en maravédis. L’écu de marc étant monnaie de change, peut-on dire que son cours particulier est le résultat d’un état spécifique de l’offre et de la demande de maravédis ?

Une réponse positive signifierait que l’on peut définir des fonctions d’offre et de demande de maravédis contre écu de marc qui indiquerait le lien entre les quantités et le cours. Or, selon ces auteurs, trois obstacles se dressent devant cette possibilité :

Le niveau du cours pour lequel il va voter prend donc en compte sa décision. Mais cela fait simplement correspondre une quantité et un prix. Ce n’est donc pas une fonction de demande mais tout au plus un point-prix valable pour une période donnée.

A la suite de cela, le vote détermine l’opinion commune des marchands-banquiers sur le cours. Le mécanisme de cette fixation du cours est très éloigné d'un mécanisme de marché.

Seule une minorité des marchands-banquiers, choisie parmi les plus considérés de la place, participe à ce vote. Mais celui-ci est exécutoire pour tous. Au sein des membres de l'assemblée, une majorité va se dégager, à laquelle chacun devra se rallier.

De telles règles d'organisation n'opposent donc pas offreurs et demandeurs autour d'un prix flexible, mais expriment, tout au contraire, la manière spécifique qu'a une caste de réaliser des choix collectifs.

Dés lors que le vote est effectué, la quantité de maravédis demandée par le marchand va dépendre du conto et rien ne justifie qu’elle soit identique à la quantité demandée préalablement au choix de ce conto mais surtout, l’élément important, c’est que cette demande ne peut plus agir sur le nouveau cours.

La situation du marchand-banquier correspond donc à une séquence irréversible et ponctuelle entre un cours ex-post et un cours ex-ante et non une courbe de demande continue dépendant d'un cours et agissant sur lui.

Autrement dit, connaître le cours de l’écu de marc en écus florentins et en maravédis ne permet pas de savoir à quel taux se fera une transaction entre Médina del Campo et Florence.

L’espace économique construit à partir du XIIIe siècle autour de la Foire de change garantit donc à la caste qui en est maître d’œuvre, l’assurance d’un gain permanent du fait de la supériorité du certain sur l’incertain mais aussi une stabilité financière remarquable par le fait de la faible transmissibilité des instrument de change et de crédit.

Ce n’est pas, en définitive, à des caractéristiques propres au marché, pris au sens moderne, qu’il faut attribuer sa stabilité financière à la Foire de change mais bien plutôt à ses procédures centralisées et réglementaires fruit des pratiques financières de la caste des marchands-banquiers plus proche en cela de la “guilde médiévale” et de l’économie corporative que du capitalisme individualiste et rationnel.

La spéculation n'est pas impossible, elle est même pratiquée par les marchands-banquiers, mais elle ne modifie en aucune manière le fonctionnement de la foire de change et a fortiori, elle ne favorise, à aucun moment, des ferments de déséquilibre.

L’instabilité financière, qui apparaît de manière pourtant récurrente à l’époque médiévale, ne procède pas de la forme particulière de cet espace économique 54 .

En réalité, c’est sa rencontre, en tant qu’espace économique "autogéré", avec un espace politique en formation qui va précipiter la possibilité de crises financières dévastatrices.

Mais auparavant, il aura fallu montrer que cette mise en relation est aussi une condition structurelle de la supériorité du certain sur l’incertain et donc de l’enrichissement par art.

Notes
48.

Boyer-Xambeu M.T, Deleplace.G, Gillard.L : "Monnaie privée et pouvoir des princes". Ed du CNRS. Paris. 1986. P 193.

49.

Idem : P 194.

50.

Cf infra. 1-2.

51.

Cf. infra. Chapitre II. I° Partie.

52.

Ibid: P 195

53.

Ibid: P 195

54.

Dans l’ordre productif médiéval, l’économie rentière est suffisamment forte en elle-même. L’avènement du capitalisme marchand modifiera cet état de fait. Cf. infra chapitre II.