2- L’ARTICULATION ENTRE LES SPHERES ECONOMIQUE ET POLITIQUE, CONDITION D’ENRICHISSEMENT MAIS FACTEUR DE FRAGILITE FINANCIERE :

2-1- La précarité des instances étatiques et la première réciprocité entre Princes et Marchands-Banquiers :

Alors que se développe une sphère marchande puissante, homogène et centralisée, on ne peut nulle part encore parler d'instances étatiques au sens que cette expression aura à partir du XVIIIe siècle 55 .

Au XIIIe siècle, pour prendre le cas du “ Royaume de France ", celui-ci ne déborde guère l’Ile de France et se heurte, outre les ambitions bourguignonnes, à la volonté d’extension d’un espace national propre, au Nord, par l’Angleterre et au Sud, par l’Aragon et la Castille.

L’espace européen est donc avant tout marqué par les tentatives conflictuelles de chaque souverain pour étendre son territoire. Le champ politique de l’Europe médiévale est prioritairement caractérisé par le morcellement, l’instabilité et la guerre 56 .

Ce processus de construction séculaire des nations n’est évidemment pas sans conséquences financières et monétaires sur le plan intérieur comme au niveau européen. C’est lui qui va façonner de manière spécifique les relations entre l’espace politique et l’espace économique, autrement dit les rapports entre le prince et le financier.

La première pierre permettant d’assurer la construction d’un espace national souverain, c’est la possibilité d’asseoir les dépenses royales afin de garantir les fidélités, de maintenir le train de Cour, de pourvoir aux dépenses d’administration de police intérieure et surtout de faire ou de préparer la guerre.

Il s’agit donc d’assurer les dépenses courantes du royaume, lesquelles sont ici, par nature, largement imprévisibles. Les dépenses d’investissement sont, en revanche, inexistantes ce qui montre, s'il en était besoin, l’absence d’un Etat au sens moderne: le territoire, c’est avant tout le domaine privé du prince.

La faiblesse de la centralisation politique s’illustre dans les formes du financement de ces dépenses royales que nous allons, dans un premier temps recenser pour ensuite, montrer la place obligée que vont y occuper les marchands-banquiers.

La recette élémentaire est, bien entendu, constituée par les “ressources ordinaires” c’est à dire le droit d’imposition directement issu des pratiques féodales à travers les ressources du domaine, auquel il faut ajouter les droits de seigneuriage sur les monnaies dont l’importance sera déterminante pour expliciter les rapports entre princes et marchands 57 .

Les ressources du domaine vont, à partir du XIIIe siècle se tarir progressivement car l’état permanent de guerre oblige les souverains à procéder, au profit des marchands-banquiers à des opérations d’aliénation 58 si considérables, qu’au XVIe siècle, on peut considérer, pour prendre l’exemple de la France, que le domaine royal n’existe plus.

Les “ressources extraordinaires” correspondent aux taxes sur la circulation des marchandises évaluées au prorata de la transaction. Ces taxes qui forment, dans la plupart des pays, l’essentiel des ressources fiscales, vont souvent être affermées au profit des créanciers du souverain 59 .

Les ressources fiscales sont insuffisantes eu égard aux dépenses royales. Le recours à l’emprunt s’avère par conséquent inévitable.

Au début du XIIIe siècle, les monarques utilisent fréquemment les “emprunts forcés” mais ceux-ci, outre qu’ils ne portent jamais intérêt, n’ont qu’une très faible garantie de remboursement. Fort peu populaires 60 , on le devine, parmi les villes et les marchands, ils rencontrent de multiples résistances.

Aussi vont-ils progressivement s’estomper au profit de “l’emprunt anonyme". Celui-ci est l’occasion de l’émission de titres cessibles d’un cours et d’un taux de rendement variables.

Outre la volonté des monarques de mobiliser des petits capitaux sans emploi, ces titres sont évidemment abondamment souscrits par les marchands-banquiers 61 .

Enfin, compte tenu du faible crédit dont jouissent les dettes royales, la question de la garantie, sur laquelle nous reviendrons, se trouve posée de manière cruciale.

Le remboursement de la dette dépend trop souvent du bon vouloir de monarque. Pire, la succession royale est même rarement redevable des engagements du prédécesseur.

L’émission de “titres de rente” pallie ces difficultés puisqu’elle organise l’abandon de certains revenus royaux à des municipalités ou des particuliers. C’est la Couronne d’Espagne qui, au XIVe siècle innove dans ce domaine. La ‘«’ ‘ Casa de la Contratacion”’émet des titres accordés d’abord aux nobles en échange de services (“mercades”) puis aux marchands sous la forme des juros" 62 .

Dans le même ordre d’idée, on peut assimiler à cette technique, l’ensemble des opérations de “consolidation” qui consistent à transformer les créances en aliénation de capital avec faculté de rachat par le monarque et à son gré.

Outre qu’elles servent un intérêt inférieur à celui de la créance, elles donnent lieu le plus souvent à une forte dévalorisation du capital.

Aussi, cette ‘“banqueroute partielle”’ ‘ 63 ’ ‘’n’est la plupart du temps acceptée qu’en dernier ressort et sous la menace, comme nous le verrons dans le cas de la crise florentine de 1339-1346.

Cependant, la principale ressource en matière d’emprunt se réalise à travers la procédure de la “dette flottante” c’est à dire en sollicitant des crédits de court terme auprès des marchands-banquiers toscans avec un remboursement du débit en foire de change.

De tels emprunts sont souscrits à des taux très élevés et ne sont prorogeables que dans des conditions plus draconiennes encore. Ils impliquent d’autre part, la plupart du temps, l’assignation sur ressources à venir et même parfois l’engagement des biens de la Couronne.

En définitive, la situation des finances publiques de la monarchie médiévale indique bien où sont parvenues les relations du prince débiteur et du marchand-banquier créancier. C’est le premier terme d’une réciprocité qui va conduire à la fragilité financière.

En effet, le remboursement de la dette du souverain offre les garanties les plus ténues et donc les risques les plus périlleux et l’on peut alors se demander à bon droit, quelles raisons poussent les financiers italiens, si avisés par ailleurs, à contracter avec une probabilité si élevée de prêter à “fonds perdus” alors même que le monopole du change par lettre leur assure un gain substantiel et garanti ?

Les opérations monétaires des souverains en liaison avec celles des marchands- banquiers peuvent nous en donner la clef car il apparaîtra que la condition d’enrichissement par art pour l’un, procède indirectement de la pratique médiévale du seigneuriage, par l’autre.

Notes
55.

Van Klaveren.J :“Die Historische Erscheinung der Korruption” Vierteljahrschrift für Sozial und Schaftsgechichte. 1957. P 304.

56.

L’appareil du pouvoir, lui-même, est morcelé. Cf. Fourquet.F : « L’idéal historique » . Recherches 14 - N° 1074. 1973. P 36-37.

57.

Cf. supra. 2-2.

58.

Mollat.M: “Les affaires de Jacques Cœur. Journal du Procureur Dauvet ». Librairie Armand Colin. 1952. 2 volumes. P 696.

59.

Ardant.G : « Histoire de l’impôt ». Fayard. Collection « Les grandes études historiques ». 1971. P 634.

60.

Braudel.F: Op cité Tome II. P 479.

61.

Dickson.P.G.M: “The Financial Revolution of Public Credit. Mac Millan. 1967. P 247 et suivantes.

62.

Ruiz.P.M: “El siglo de los Genoveses en Castilla (1528-1627)” Madrid .1971.

63.

Ibid : P 90.