2-2- Les conséquences du pouvoir régalien sur la monnaie :

La construction progressive des espaces nationaux signifie la tendance vers une gestion centralisée du territoire : elle implique l’affirmation de ce pouvoir à travers la gestion interne et externe de la monnaie.

Dans ce cadre également, la monnaie publique ne pourra pas ignorer la présence des monnaies privées fruits de l’activité des marchands-banquiers. De cette inévitable coopération va résulter, à la fois un gain pour les deux acteurs mais aussi la possibilité d’une fragilité financière.

Sur le plan intérieur, la première prérogative du souverain concerne la frappe des monnaies 64 car il est entendu que ‘“si la nature fait les métaux, le Roi seul fait la monnaie”.’

Elle est la chose du prince comme l’est son domaine et c’est à travers ce principe que l’organisation et le monopole de la frappe monétaire se mettent en place dans tous les royaumes d’Europe du XIIIe siècle au XVe siècle.

Les opérations de frappe sont effectuées par des institutions spécifiques comme les Hôtels des Monnaies en France. Ces opérations de frappe font l’objet d’une “traite” laquelle doit être comprise comme la différence entre la valeur du poids de métal non frappé et la valeur des espèces frappées.

Cette traite qui correspond au coût de la frappe se compose des frais de “brassage” liés à la fabrication et des droits de “seigneuriage”, recette ordinaire du monarque dont nous allons bientôt voir l’importance décisive pour notre analyse. Il suffit de dire, pour l’instant, que ces droits forment la matière essentielle des Edits Royaux, mais aussi la principale ressource du souverain.

A partir de là, peut se mettre en place la définition des espèces nationales comme unité de compte, c’est à dire annoncer 65 :

‘“L’emprise normalisatrice de l’institution, définissant un langage commun pour tous les propriétaires de marchandises”. ’

Le comptage peut s’effectuer d’une triple manière :

  • D’abord le comptage à poids. Le recours à une caractéristique pondérale exprime toujours l’absence de confiance dans l’autorité monétaire.
  • Puis, le comptage par pièces où l’opération du souverain consiste à établir “l’intrinsèque” de la monnaie (en poids et qualité) en l’authentifiant de son sceau, ce qui est la solution la plus satisfaisante pour les marchands parce que c’est la plus sûre … mais c’est aussi la plus rare.
  • Enfin, le comptage numéraire qui impose la quantité d’espèces nécessaire à la réalisation des transactions. C’est là l’institution d’une convention dont les marchands vont sans cesse s’émanciper en établissant des cours privés différents de ceux du monarque, recours toujours possibles face aux tentatives fréquentes de changer la valeur des espèces en procédant à des “mutations” dont la plus utilisée consiste en “l’affaiblissement" de l’unité de compte, c’est à dire en une diminution du poids de métal équivalent à cette unité de compte 66 .

On comprend facilement, à partir de là, l'opposition irrémédiable entre la monnaie publique et les monnaies de change privées en terme de stabilité. Sur le plan extérieur, il s’agit pour le monarque de définir le cours légal des espèces étrangères.

La règle générale dans chaque pays, jusqu'au milieu du XVIe siècle, consiste à déterminer la valeur de chaque espèce étrangère en fonction de son poids de métal et indépendamment de sa valeur légale dans le pays d'émission.

Ce choix réduit cependant le montant du seigneuriage perçu par le monarque et provoque, de surcroît, une surcote implicite des espèces étrangères.

Aussi, les maîtres de monnaie chercheront-ils à éviter cette situation en préconisant d'imposer à toutes espèces étrangères une valeur intégrant la "traite" supportée dans leur pays d'origine.

Une telle solution sera accompagnée de considérations de politique extérieure qui rendront éminemment instable ce cours légal.

Ce type de choix réversible aboutit donc à la fixation de rapports monétaires multiples, dépendants de règles variables selon les pays. Il y a donc un désordre permanent en matière de système de change.

Pour les marchands-banquiers, la seule solution pour rendre cohérente cette multiplicité des niveaux de change sera la mise en relation des unités de compte à travers le change par lettre, seule solution pour réaliser, dans de bonnes conditions, les opérations de change internationales tout en s’émancipant de l’arbitraire monétaire des souverains.

L’absence d’homogénéisation politique de l’espace européen au niveau des systèmes monétaires et les besoins intérieurs des monarques vont laisser une place pour l’existence d’espaces privés autonomes capables de tirer parti de cette différenciation politique afin de mettre œuvre un processus d’enrichissement.

Notes
64.

Favier.J : “Finance et fiscalité au bas Moyen-Age”. Sedes. Paris. 1971. P 365.

65.

Aglietta.M, Orléan.A : "La violence de la monnaie". PUF. Paris. 1982. P 44.

66.

Sur la dévaluation des monnaies de compte. CF. Einaudi.G  : Préface à l’édition des  « Paradoxes du Seigneur de Malestroit ». Turin. 1937. P 23.