2-3- Enrichissement, Change et Seigneuriage : Le second terme de la réciprocité.

Avant de définir le système que forme l’enrichissement, le change et le seigneuriage, il est nécessaire de situer le cadre de la réflexion:

La spécificité du change par lettre tient au fait qu’il permet le développement du commerce européen sans que celui-ci ne subisse de contraintes de liquidité. Pour cela , le marchand-banquier monopolise le transfert international de fonds sans transfert concomitant d’espèces .

En tant que “donneur”, il s’engage pour le gain de change que l’opération lui procure: C’est un change “per arte” , un ‘“cambio per arte senza oggetto di mercatura”’ dit T. Buoninsegni 67 .

Techniquement, il s’agira d’une opération de conversion en un lieu d’une monnaie de compte privée en la monnaie de compte générale de ce lieu.

L’opération correspond donc à un transfert d’unités de compte territoriales, à partir d’une gestion privée de ces unités de compte et dans un but d’enrichissement “per arte”. Au contraire, pour le négociant, c’est à dire le “preneur”, c’est un change forcé “solo per commodo delle mercanzie 68 . Son seul but est, dans cette opération, d’obtenir des unités de compte territoriales reconnues dans son pays afin de socialiser un accroissement de richesse qui ne l’était pas encore.

En fixant le cours légal des espèces nationales et celui des espèces étrangères qui circulent et en usant de ses droits de seigneuriage, le prince, sur le domaine qu’il contrôle, impose à la collectivité l’unité de compte territoriale sur laquelle va s’établir l’ensemble des cours légaux.

Nous allons nous efforcer, à partir de là, de montrer que c’est cette gestion publique du monnayage qui fonde la possibilité de gain permanent des marchands-banquiers.

Nous partirons de l’exemple tiré, par Boyer-Xambeu, Deleplace et Gillard, de l’ouvrage d’un contemporain des foires de Lyon, Jean Trenchant :

L’objet de la réflexion est de déterminer le gain ou la perte d’un négociant lyonnais “preneur” d’argent, qui tire une lettre de change sur Gênes, selon laquelle le tiré paiera 64 sous génois par écu de marc.

Pour cela, on compare ce cours "au pair” de l’écu de marc à partir du cours légal de l’écu au soleil français à Gênes. A Lyon, le cours légal de l’écu au soleil est de 46 sous-tournois. Si à Gênes, il vaut 69 sous-gênois alors un écu de marc de 45 sous-tournois va valoir à Gênes

Si l’on tient compte des frais de conversion en espèces qui se montent à 1 1/2%, cela porte le pair de l’écu de marc entre Lyon et Gênes à 68 sous, 6 deniers 3/10.

La comparaison entre l’écu de marc et le sous-gênois a été effectuée en prenant pour base l’écu au soleil français.

Que se passe-t-il si l’on choisit maintenant l’écu génois, monnaie qui circule en France au cours de 1 écu de 68 sous-gênois vaut 44 sous, 6 deniers tournois ? A Lyon, il faut pour obtenir un écu de marc de 45 sous-tournois :

Soit, compte tenu de frais de conversion similaires : 69 sous, 9 deniers 6/10 génois.

Pourquoi, suite à cette modification, obtient-on une telle différence ? Pour apporter une réponse à cette question, il est nécessaire d’introduire maintenant le seigneuriage.

En effet, le cours légal d’une espèce est toujours supérieur à la valeur intrinsèque de cette espèce, dans le pays de frappe puisque le souverain est à même d’user de son droit de seigneuriage.

Par contre, le cours légal d’une espèce étrangère est similaire à celui de sa valeur intrinsèque car le souverain n’étant pas à l’origine de la frappe de cette espèce, il n’en perçoit donc pas le seigneuriage.

En définitive, le seigneuriage surévalue l’espèce en son lieu de frappe (le cours légal est supérieur à la valeur faciale) alors que celle ci est justement évaluée à l’étranger (à sa valeur intrinsèque).

Pour reprendre les exemples précédents, le taux de change de l’écu au soleil français en écu génois est plus élevé à Lyon qu’à Gênes :

  • 46 sous tournois / 44,6 sous tournois = 1,0337 à Lyon.
  • 69 sous génois / 68 sous génois = 1,0147 à Gênes.

L’existence du seigneuriage implique l’absence d’unité de taux de change c’est à dire l’absence d’unité du pair. Entre les deux pays concernés existent donc deux cours de référence. Pour une monnaie de change donnée (l’écu de marc), le pair le plus faible est avec l’espèce du même pays (l’écu au soleil), le plus élevé avec l’espèce du pays vers lequel s’opère la remise (l’écu génois).

De ce dispositif, résulte une conséquence essentielle: l’enrichissement “par art” peut donc s’effectuer au pair et la supériorité du certain sur l’incertain ne dépend plus, dans l’aller et retour de l’opération de change par lettre, que du choix de cours de référence différents.

On mesure ici combien est importante la différence de nature entre l’espace économique et l’espace politique. C’est parce que le premier est global et le second morcelé que l’enrichissement permanent et garanti des agents financiers devient possible.

L’inachèvement, la faiblesse de l’un est la condition de la robustesse de l’autre. Le droit de seigneuriage du monarque est la condition de l’enrichissement par art du marchand-banquier. Dans ce second terme de réciprocité qui conditionne jusqu’à l’existence du marchand-banquier, l’élément de stabilité financière l’emporte.

C’est en combinant maintenant l’ensemble des termes de cette réciprocité que nous allons tenter de faire apparaître la fragilité du fondement financier de ce système, sa structuration comme double-contrainte et la possibilité de dysfonctionnements financiers majeurs qui peut en résulter.

Notes
67.

Buoninsegni.T in Boyer-Xambeu M.T, Deleplace.G, Gillard.L : "Monnaie privée et pouvoir des princes". Ed du CNRS. Paris. 1986. P 240.

68.

Idem. P 240.