2-4- Confrontations des espaces économique et politique: Système de réciprocité et fragilité financière.

Dans son premier terme, la réciprocité entre l’espace économique et l’espace politique va s’ordonner autour d’un fonctionnement cohérent et stable de la foire centrale. La caste de marchands-banquiers disposant du monopole du change par lettre va permettre aux négociants forains de réaliser socialement leur richesse acquise ailleurs en la transformant en unités de compte nationales.

Cette opération de change “par art” va permettre l’enrichissement de la caste des marchands-banquiers d’une manière spécifique, puisque ce gain possède la caractéristique d’être à la fois stable et permanent 69 .

Il est d’abord rendu possible par la structure même de la foire centrale de change qui tout en étant un lieu de transactions, n’en est pas pour autant, comme nous l'avons déjà vu, un marché au sens contemporain du terme.

Mais cet enrichissement résulte également d’une dispositif particulier quoique involontaire qui engage les souverainetés politiques en formation et l’intérêt du groupe des marchands-banquiers dans sa qualité d’opérateur international.

En effet, l’attribut monétaire essentiel du pouvoir politique encore à l’état d’ébauche, c’est la possibilité, à travers son activité de monnayage des espèces et de définition des unités de compte territoriales, de tirer profit de ses droits de seigneuriage.

Introduisant des cours de référence différents, la pratique du seigneuriage va fonder la permanence de la supériorité du certain sur l’incertain, facteur primordial de la garantie de l’enrichissement “par art” dans le cadre du monopole de validation des monnaies étrangères dont disposent les marchands-banquiers.

Ce premier terme de la relation entre l’espace économique et l’espace politique peut être compris comme un élément fondamental de la stabilité financière des foires de change. Ici, les besoins propres de l’espace politique doivent être perçus comme une condition de la stabilité de ce premier terme.

Il n’en va pas de même pour ce qui est du second terme de cette réciprocité. L’attribut de l’espace politique sur un territoire européen morcelé, c’est la guerre intérieure et surtout extérieure, c’est l’inachèvement 70 . Dés lors, la constitution politique du territoire, c’est avant tout la prise du pouvoir par les monarchies nationales.

Les ressources fiscales sont insuffisantes et au surplus mal maîtrisées. Le recours aux mutations monétaires et à toute la panoplie des différents types d’emprunts s’avère une nécessité vitale pour le souverain.

Aussi va-t-il solliciter les principaux propriétaires du capital financier : les marchands- banquiers. Ceux-ci ne peuvent que se soumettre et accepter des risques prohibitifs qu’occasionnent pour eux ces crédits douteux et les promesses souvent si peu crédibles qui y sont associées.

Dès lors, les deux termes de la réciprocité se fondent comme double-contrainte. C’est d’ailleurs ce que décrit, au fond, Yves Renouart dans son étude sur les hommes d’affaire du Moyen Age 71 :

“ Quand les compagnies ont acquis une certaine puissance, les princes font appel à elles pour les aider dans la gestion de leurs finances et pour leur emprunter des fonds. Une compagnie ne peut refuser de prêter à des princes qui sont susceptibles, par représailles, de l’expulser de leurs Etats où elle a accumulé des créances, où le commerce est profitable et le devient davantage avec les privilèges qu’ils lui promettent et lui concèdent. Or, si, comme il arrive souvent, les princes ne se font pas scrupule d’être malhonnêtes, les sommes prêtées sont pratiquement perdues. Le drame des sociétés commerciales consistait, déjà, aux XII e et XIV e siècles, dans la nécessité d’aventurer sciemment des capitaux en les prêtant à des clients peu solvables pour pouvoir continuer à travailler. »

Son enrichissement par art se trouvant être une “conséquence non voulue” du mécanisme de seigneuriage, le marchand-banquier ne peut refuser un prêt, même aventureux, à celui auquel il doit indirectement son gain.

Prendre le risque de prêter au souverain, c’est obtenir un "ticket d'accès" et garantir le droit d’exercice du change par art. Refuser , c’est en perdre irrémédiablement le bénéfice.

Aussi , le marchand-banquier doit-il sortir de son lieu de stabilité , la foire de change pour s’aventurer sur le terrain incertain de la finance publique .

Nous pouvons alors présenter la double relation qui unit l’espace politique et l’espace économique comme un système général de réciprocité 72 . La crise financière doit dés lors se comprendre comme le résultat de ce “double-bind” qu’assume en toute conscience le marchand-banquier :

La double contrainte, ainsi énoncée, ouvre la possibilité endogène de la crise en fondant la fragilité financière propre à l’ordre productif médiéval. Il reste que des facteurs contingents doivent entrer en scène pour que ce possible se réalise.

C’est ce nœud gordien, se resserrant épisodiquement autour des marchands-banquiers, que nous allons pouvoir mesurer concrètement à travers l’étude de la ‘«’ ‘ crise florentine ’» de 1339 à 1346.

Document III : Schéma général de la double-contrainte structurant la fragilité financière de l’ordre productif médiéval
Document III : Schéma général de la double-contrainte structurant la fragilité financière de l’ordre productif médiéval
Notes
69.

Ce qui correspondra à la notion de rente ou de « profit I » utilisées ultérieurement. Cf infra chapitre II.

70.

Braudel.F  : Op.cité P 489.

71.

Renouard.Y : "Les hommes d’affaires italiens du Moyen Age". A.Colin .1968. Paris. P 182.

72.

Cf. infra. Document III.