3-2- La fragilité anglaise des compagnies florentines :

Au regard de l’Europe continentale et notamment de l’Europe du Sud, l’Angleterre reste une région économiquement archaïque. Pratiquant peu le commerce international, dépourvue de manufactures, l’économie est dominée par des guildes artisanales disposant d’une situation de monopole 79 . Les propriétaires fonciers anglais vont préférer traiter avec les marchands-forains italiens grâce auxquels ils disposent des biens de luxe continentaux, tout en leur permettant d’écouler leur production lainière.

D’autre part, le royaume, espace politique en formation connaît un état de guerre permanent. Ces besoins financiers le poussent donc à convertir les traditionnelles obligations d’allégeance personnelle en contributions monétaires, comme l’exprime G.Sapori 80 :

«  On introduisit de bonne heure la taxation de la propriété mobilière et immobilière ; la capitation et la dîme ; la perception des droits de justice ; les droits d'exportation. Cependant, lorsque les Bardi et les Peruzzi entrèrent en Angleterre, la majeure partie de ces ressources étaient asséchées."

C’est donc pour les nécessités impérieuses de financement de son déficit public croissant et pour assurer la protection puis l’extension de son espace politique que la souveraineté anglaise va accueillir les Compagnies florentines en leur offrant, à la fois, son soutien contre le protectionnisme hostile de la municipalité de Londres et des guildes d’artisans mais aussi de fortes garanties hypothécaires en matières mobilières et immobilières comme contrepartie aux prêts consentis.

Cette situation nouvelle introduit une forte instabilité politique et sociale interne dont chaque partenaire (ou adversaire) va chercher à profiter. Ainsi, lorsqu’en 1303, Edouard I° promulgue la "Charta Mercatoria " qui offre le monopole du commerce extérieur aux Florentins, c’est une révolte des barons qu’il doit combattre.

Au contraire, quand cette Charte est momentanément abolie, en 1326, ce sont les magasins des Bardi qui sont détruits par les guildes londoniennes.

On doit ajouter que le recours au crédit sur le plan intérieur est difficile compte tenu du contexte religieux. Aussi, parait-il plus aisé au monarque de se tourner vers les marchands-banquiers italiens dont on a vu précédemment l’habileté à masquer l’intérêt derrière les opérations internationales de change et à maintenir les fondements solides d’une économie de rente.

Dans ce cas d’ailleurs, l’opération financière va se combiner avec une opération commerciale spécifique destinée à l’industrie florentine, puisque 81 :

«  Les capitaux et les intérêts ne quittaient pas l'île sous forme monétaire mais étaient convertis en toison des moutons locaux très renommés pour l'industrie du draps »

Ici encore, à l’origine de la domination du marchand-banquier, nous retrouvons à la fois le différentiel productif 82 entre régions d’Europe et le morcellement de son espace politique.

Mais c’est en acceptant les risques contenus dans les rapports avec cet espace qu’il peut mettre en œuvre sa fonction centrale: celle du change par art. G.Sapori 83 en date très précisément le début et les caractéristiques :

‘"A l'origine, les prêts au secteur privé commencèrent avec le crédit de £.10 en date du 8 juin 1313 à Roger de Morteyn, évêque de Bath et de Wells. Sporadiques au début, les documents de même nature devinrent de plus en plus nombreux » ’

Il faut ajouter, ici, que la situation des marchands-banquiers florentins est singulièrement avantageuse de ce point de vue, grâce aux privilèges royaux qui leur sont accordés.

En effet, outre la reconduction, en 1329, du monopole du commerce extérieur à leur profit y compris les revenus issus des droits de douane, les Bardi obtiennent, en 1332, les revenus de la frappe des monnaies de Cornouailles (le sequin) contrôlant même les clefs de l’Estampille Royale. Ils disposent donc, fait étonnant, d’un droit de seigneuriage privé sur une monnaie publique.

On mesure l’importance de ce fait lorsqu’on se souvient que la condition de gain du change par art résulte précisément de la pratique du seigneuriage.

Avec le couronnement du roi Edouard III en 1327, les questions de souveraineté se poursuivent et même s’amplifient. La frontière écossaise est peu sûre, en outre l’Ecosse bénéficie du soutien du roi de France Philippe de Valois dont le droit au trône est contesté par le même Edouard III.

Il s’ensuivra le projet d’invasion de la France à partir des Flandres dont on sait qu’il sera le prodrome de la “Guerre de Cent Ans”

Les premiers préparatifs du débarquement de 1338 nécessitent le soutien de la finance florentine pour se procurer les armes, payer les mercenaires, contracter des alliances et renforcer les fidélités. Le coût est, à tous niveaux, élevé pour le royaume 84 :

‘"On avait à peine terminé d'évaluer le crédit total des Bardi pour la guerre avec l'Ecosse qui se montait à £.12235 et à £.11732 pour les Peruzzi, que rapidement, le débit du souverain monta respectivement à 62000 et 35000, pendant que les versements continuaient et que se multipliaient les contrats pour des subventions futures. On ne savait pas même comment payer le capital et les intérêts : c'est que tous les revenus étaient désormais engagés et les tergiversations des fonctionnaires menaçaient d'arrêter la grande machine de l'armée en formation »’

Le remboursement du capital et des intérêts est, en fait, précisé puisque celui-ci est d’abord gagé sur les impôts à valoir et effectué en laine, charge aux marchands- banquiers florentins de les vendre en terre flamande.

Malheureusement pour le roi et pour ses financiers, la laine (extorquée au parlement de Londres et aux monastères anglais) ne parvient que pour une faible partie en Flandres. L’armée anglaise se trouve donc bloquée sur la plage d’Anvers pendant près d’un an, occasionnant de nouveaux emprunts, gagés, cette fois, sur les biens propres de la Couronne, ce qui constituent évidemment la garantie ultime.

Face à l’échec militaire et financier, le roi, par son décret du 6 mai 1339, suspend provisoirement le paiement des créances qui lui sont présentées tout en assurant les Florentins d’un remboursement ultérieur en arguant de la victoire d’une prochaine campagne effectivement lancée le 9 mars 1340.

Ne pouvant plus éviter de prêter, compte tenu des risques encourus, les Florentins viennent à nouveau au secours du roi, ce que va refuser de faire pour sa part le Parlement de Londres précipitant ainsi, le second échec. Face à l'hostilité populaire à l'égard des Toscans, Edouard III, usant de son pouvoir royal, devra s'engager par diverses mesures dilatoires, sur la voie de la suspension effective sinon “de jure” du remboursement des emprunts contractés.

En premier lieu, en 1342, le souverain anglais va emprisonner les dirigeants des filiales anglaises des Bardi et des Peruzzi sous l’accusation de malversations (ils auraient vendu de la laine de second ordre au prix de la laine de première qualité aux représentants anglais de la Sainte-Croix). Cet excellent prétexte est ensuite le préambule à la mise en place d’une commission royale chargée d’établir le montant du débit royal à l’égard des compagnies florentines.

Le montant de l’estimation, ridiculement faible, ne fait évidemment aucun doute et le roi s’engage à émettre au profit des Bardi une "spezie di cambiale de lst 23.082,s3,d10 1/2". Si l’on admet les données proposées par l’historiographe Villani, contemporain de l’événement, il semble que la dette anglaise puisse être évaluée, auprès des seuls Bardi à 900000 fiorini d’oro 85 .

Si l’on sait qu’à cette époque, la livre sterling oscille entre 5,6 à 6,5 fiorini d’oro, on peut donc évaluer la dette royale à l’égard des Bardi entre 138.461 et 160.714 Livres sterling. Par conséquent, on peut dire que le souverain s’engage dans la seule promesse d’un remboursement avoisinant les 15% de la somme 86 .

Les difficultés des Florentins ne sont pourtant pas terminées puisque créanciers du roi, ils en sont aussi partiellement débiteurs. En effet, à partir de 1343 et jusqu’en 1345, ils se sont engagés à lever l’impôt à la fois comme contrepartie des prêts au roi, mais également afin d’assurer le revenu ordinaire du souverain.

C’est cette opération non effectuée, compte tenu de l’importance des débits du souverain, que va saisir le roi pour emprisonner à nouveau les Florentins qui seront rachetés par les compagnies pour la somme de 18000 livres sterling, somme assez proche des engagements royaux pour solde de tout compte. Les promesses échangées ensuite, de part et d’autre, resteront lettre morte comme l’indique G.Sapori 87 :

‘" Promesses et pactes du Roi et des Bardi furent vains. Ni le Roi n'honorant plus son débit à partir de 1348, ni les marchands qui exigeaient leur solde, ne déboursèrent plus un seul denier".’

C’est donc bien contraints par un système de réciprocité aussi incontournable que fragile sur le plan financier, obligeant les marchands-banquiers florentins à sortir de leur espace économique afin de garantir l’enrichissement par art, que ceux-ci vont devoir passer sous les fourches caudines de la monarchie anglaise. Mais c’est la confrontation avec leur propre espace politique national qui va de manière définitive précipiter les compagnies florentines d’une fragilité financière inhérente à leur position vers une crise financière destructrice.

Notes
79.

Goldsmith.R.N: « Pre modern Financial Systems. A Historical Comparative Study”. Cambridge University Press. 1987. P 171.

80.

“Si introdussero di buon’ora la tassazione della proprieta immobiliare e della mobiliare; la capitazione e decimazione ; la riscossione dei diritti di giustizzia ; i dazi di esportazione. Al tempo, pero, in cui i Bardi e i Peruzzi entrarono in Inghilterra, la maggior parte di tali cespiti si erano dissecati”.In Sapori.G : "La crisi delle compagnie mercantili dei Bardi e dei Peruzzi" .Bibliotheca storica toscana. Firenze .1926. P 14.

81.

“...capitali di ritorno e interessi non uscivano dall’isola in moneta , ma eran convertiti nei bei velli dei rinomati montoni locali per l’industria dei drappi...”. Idem : P 21.

82.

Carlo Cipolla insiste sur cet aspect. in Cipolla C.M : « Il governo della moneta a Firenze e Milano nei secoli XIV-XVI » Bologne. Il Mulino. 1990.

83.

“Il ricordo dei prestiti a privati si inizia col credito di lst.10 date l’8 giugno 1313 a Roger de Morteyn il vescovo di Bath e Wells (...) Sporadici da principio , i documenti di igual natura divengono via via più numerosi ...” Ibid : P 39.

84.

“ Erano appena finiti i conti per riconoscere il credito totale dei Bardi per la guerra di Scozia ammontava a lst 12235 e quello dei Peruzzi a lst 11732, che subito il debito del sovrano sali rispettivamente a 62000 e a 35000, mentre i versamenti continuavano e si moltiplicavano i contratti per sovvenzioni future. Neppure si sapeva piu con quali mezzi pagare capitali e interessi: che tutti i proventi erano ormai impegnati e le tergiversazioni dei funzionari minacciavano di arrestare la grande macchina dell’esercito in formazione.” Ibid : P 53.

85.

Idem . P 35.

86.

Laquelle ne sera pas honorée effectivement avant 1357.

87.

“Promesse e patti del Re e dei Bardi furono vani. Ne il Re scalo più il suo debito, a partire dal 1348, ne i mercanti che rimandarono il saldo del loro, sborsarano più un solo denaro”. In Sapori.G : "La crisi delle compagnie mercantili dei Bardi e dei Peruzzi" .Bibliotheca storica toscana. Firenze .1926. P 84.