3-3- De la fragilité financière florentine à la “Crisi Communale” :

Les pertes exceptionnelles occasionnées par l’aventure anglaise n’auraient probablement pas suffit à provoquer la crise financière dans la cité florentine car la structure des compagnies bénéficiait d’une confiance tout à fait robuste de la part des déposants florentins et étrangers. En effet, les profits réalisés sur le plan international étaient réinvestis hors de la Compagnie mais sur le territoire de la République de Florence.

Tout d’abord, l’essentiel des emprunts publics de la Cité, considérés comme particulièrement sûrs, était souscrit par les hommes d’affaires des Compagnies. Mais surtout, ils achetaient ou faisaient construire de somptueux palais dans la Cité et se procuraient des biens-fonds dans la région, ce qui faisait d’eux les principaux propriétaires fonciers et immobiliers du lieu.

Cette stratégie d’acquisition possédait un double avantage :

‘“ Le public florentin, en considérant les nombreux immeubles des associés d’une Compagnie dont il savait qu’ils étaient responsables sur toute leur fortune des sommes reçues en dépôt, prenait ou gardait confiance dans cette compagnie. Les biens-fonds et les maisons achetés par les hommes d’affaires grâce à leurs bénéfices leur servaient à préparer de nouveaux bénéfices en assurant à leurs Compagnies la confiance du public sur laquelle la vie des plus grandes Compagnies reposait presque exclusivement”. ’

La confiance était, en effet, nécessaire puisque les Compagnies proposaient à leurs clients l’ouverture de dépôts à vue tout en sachant bien que les engagements contractés en excédaient le montant.

On le voit, l’enchevêtrement de l’espace économique des Compagnies dans l’espace territorial et politique de leur cité impliquait que la stabilité de leur gain soit conditionnée par la garantie de l’intégrité de l’espace politique local. C’est justement cet élément qui va bientôt faire défaut 90 .

En effet, à partir de 1332, la nécessité de garantir son existence commerciale et d’assurer l’hégémonie sur les transactions, oblige Florence à adhérer à la “Lega di Lombardia” contre Louis de Bavière et ses alliés italiens qui menacent d’étendre l’autorité de l’empire dans leur zone d’influence traditionnelle.

La prise de Lucca par Mastinodella Scala en 1336, plonge, une nouvelle fois, Florence dans la guerre. La direction des opérations militaires est immédiatement prise en charge par les financiers eux-mêmes, Ridolfo de Bardi et Simone Peruzzi, car comme l’exprime G.Sapori :

«  Les sociétés avaient pris le contrôle de la campagne militaire parce qu'elles avaient compris que, dans l'aventure qui commençait, leur destin était lié au sort des armes ; la possibilité de victoire étant à son tour la condition pour dépenser un immense capital dans l'équipement des troupes". 91

La République, outre l’augmentation de l’imposition, s’endette auprès des Compagnies: Celles-ci offrent un prêt de 100000 fiorino d’oro que leur consortium s’engage à prélever sur leur propre capital pour un tiers ; les deux autres tiers étant recueillis auprès des citoyens florentins, ceux-ci ayant le choix d’une garantie sur les gabelles ou simplement sur la Compagnie elle-même.

Les emprunts suivants seront effectués sous forme d’adjudications (en général remportées par un consortium) avec remboursement à valoir sur les recettes fiscales futures de la République. L’importance du niveau de l’emprunt oblige alors les Compagnies à utiliser l’essentiel des dépôts de la clientèle "sui campi di battagli" comme le dira Villani.

En 1338, la guerre a déjà coûté à Florence 600000 fiorini d’oro. C’est ce moment, la République étant exsangue, que son alliée Venise, choisit pour faire défection. Le 24 juin 1339, la signature d’une paix “ sforzata e non volontaria” devient alors inévitable. Si l’on considère, au même moment, la situation des armées anglaises en Flandres on peut, à bon droit, considérer que les Compagnies florentines viennent de perdre deux guerres.

Cela se traduit, sur le plan commercial, par une rupture quasi-totale du transit terrestre vers l’Europe du Nord, d’autant plus préjudiciable que les représailles financières contre Venise, empêchent dés lors, l’utilisation des voies maritimes.

En 1340, les Compagnies n’ont plus les moyens extérieurs de faire face à leurs engagements.

Mais il demeure leur puissance politique et économique à l’intérieur de la cité. C’est la raison pour laquelle les Bardi entraînant quelques autres compagnies vont tenter d’imposer aux autorités un moratoire sur les dettes et probablement un changement d’alliance, qui alignant la République sur l’empire, efface d’un trait de plume les créances souscrites par les anciens alliés.

Cette première conjuration des Bardi, comptant s’appuyer sur une population réduite, pour ses classes les plus pauvres, à la famine, va cependant échouer 92 . Toutes les Compagnies n’ont cependant pas participé à cette conjuration armée. Mieux, les Peruzzi siègent au gouvernement.

Mais la chute des Bardi signifiant leur propre chute, la solidarité forcée qui les lie, sur le plan des affaires, depuis 1326, va se confirmer, sur le plan politique, par la faiblesse de la répression que la République exercera contre les conjurés. La fin de la guerre est l’occasion pour Mastinodella Scala de proposer à Florence et à Pise l’acquisition de Lucques, objet initial du conflit.

Dans la situation qui est la sienne, la cité ne peut se permettre cette acquisition. Mais elle ne peut non plus envisager que Pise, l’ennemi principal de Florence, qui lui ôte déjà l’usage du commerce maritime, lui dénie également tout commerce terrestre 93 :

‘"La chute de Lucques dans les mains de Pise aurait contrarié le trafic sur les Alpes et sur mer et mis sous contrôle un des derniers flux d'importation et d'exportation. C'était la ruine des 200 producteurs de laine et la famine pour les 30.000 travailleurs qu'ils occupaient."’

La guerre contre Pise est alors inévitable. La ville dirigée cette fois-ci par "Venti Cittadini sulla guerra di Pisa” à la tête desquels se trouvent les Peruzzi, s’engage dans celle-ci en Juillet 1341. Cette situation préoccupante inquiète maintenant les déposants ainsi que les autres créanciers. C’est pourquoi, dés cette époque, certaines compagnies, au premier rang desquelles les Peruzzi commencent à réaliser une partie de leurs biens immobiliers au profit de leurs créanciers les plus impatients.

C’est ce qui permet, dans un premier temps, de maintenir la confiance, notamment celle des créanciers étrangers au premier rang desquels les princes napolitains, et d’éviter toute forme de panique.

Cependant, si les grandes compagnies financières évitent le pire, il n’en est pas de même des artisans florentins. Les prêts de court terme qui leur sont proposés habituellement par les Compagnies ne peuvent être poursuivis 94 . Les artisans sans disponibilités se retrouvent sans garanties face aux tiers. Les premières faillites peuvent alors commencer. Si elles ne sont pas encore financières, elles expriment bien cependant l’incapacité d’un secteur financier affaibli, de faire face à ses opérations coutumières.

La chute de Lucques dans les mains de Pise est évidemment catastrophique pour Florence, d’autant que ses alliés traditionnels, les Guelfes, prennent leur distance. C’est alors la fuite en avant sur le plan politique. La Seigneurie de Florence entame des pourparlers avec Louis de Bavière et les Gibelins.

Cette démarche imprudente est immédiatement condamnée par les banquiers florentins. Cela déclenche pourtant le désastre : les créanciers napolitains, les plus importants, exigent que l’on honore leurs créances. Les protestations de loyauté des banquiers se multiplient 95 :

«  Mais il était désormais trop tard : l'alarme venue des Napolitains, s'était diffusée auprès des créanciers de toute l'Italie et de l'étranger ; et aux énormes requêtes, il n'était malheureusement possible de répondre que par un refus."

C’est alors l’ensemble des créanciers qui se précipitent aux guichets des banques. Face à cette panique, les compagnies moyennes, sans soutien des plus grandes ni des autorités de la cité occupées à protéger celles-ci, sont les premières réduites à la faillite.

Les créances qu'elles détiennent les unes sur les autres déclenchent un processus de faillite en chaîne qui entraîne les compagnies dell’Antella, Cocchi, Perondoli, Bonnacorsi, Corsini, Da Uzzano et Castellani.

Les grandes compagnies comprennent dés lors qu’en l’absence d’un fait nouveau, elles ne seront plus exonérées de l’obligation de mettre leurs livres de compte à la disposition des créditeurs. Ce fait nouveau se produit le 8 septembre 1342, lorsque l’armée impose la tyrannie de Gualtieri di Brienne “Duca d’ Atene” nommé “seigneurie à vie”.

Mais l’espoir d’un moratoire est de courte durée puisque “ la Signoria” annonce le 20 novembre l’annulation de la dette publique que les compagnies ont, les premières, contribué à financer : Publiquement, l’autorité de la Cité déclare sa banqueroute 96 .

L’incapacité de la SignoriadelDuca d’Atene face à la crise contribue à sa disgrâce le 3 août 1343. L’instabilité politique qui en résulte pousse les Bardi à la solution désespérée d’imposer par la force un “gouvernement des Magnats” (24 et 25 septembre 1343) qui leur éviterait la faillite en refusant les créances des citoyens florentins.

L’échec politique de cette nouvelle insurrection signifie alors pour les compagnies l’impossibilité d’échapper au désastre financier. La série de faillites de grandes compagnies est inaugurée par les Peruzzi. Le 27 octobre 1343 est prise l’initiative de mise en faillite. A la demande des créanciers un syndic de faillite est mis en place par la Commune qui examine les comptes de la Société des Peruzzi.

L’essentiel de l’actif de la compagnie n’est plus constitué que des créances sur l’Angleterre, la France, la Sicile et d’autres parties du monde : celles-ci sont évidemment, pour la majeure partie, irrécouvrables dans un terme convenable.

Pour le reste, l’actif a déjà été réalisé pour éviter le rush qui frappait les autres compagnies. Il est remarquable que le syndic de faillite ne dise mot de l’existence des créances sur la Commune.

C’est non seulement un excellent moyen de ne pas l’impliquer dans les remboursements fatalement exigés par des créanciers privés aux abois, mais c’est aussi le moyen de rendre responsable de la ruine des Peruzzi, l’ensemble des Couronnes étrangères.

Plus puissante, la Compagnie des Bardi va survivre jusqu’en 1346. Assaillie de toutes parts à partir de 1344, elle va adopter une stratégie qu’elle maintiendra jusqu’à la fin : tenter de repousser les échéances sans jamais dénoncer la créance. Dans le même temps, elle va s’efforcer de liquider progressivement son patrimoine immobilier qu’elle a encore fort important.

Mais, dans cette situation de crise aiguë, l’offre immobilière est mal reçue : la préférence pour la liquidité étant à son comble empêche la réalisation des biens immobiliers et entraîne leur dépréciation, ce qui va enclencher un processus de crise immobilière induit de la raréfaction de l’argent 97 .

‘"Quand les compagnies commencèrent, avant la faillite à offrir progressivement leurs biens, la raréfaction de l'argent, conséquence des nombreux dérangements survenus depuis lors, avaient déjà rendu délicates les possibilités d'acquisition ; quand on glissa vers la faillite, l'offre précipitée de maisons et de propriétés, trop abondante par rapport au niveau de la demande, accentua encore la dépréciation des biens immobiliers."’

L’échec est patent : au premier jour de 1346, la faillite de la principale Compagnie florentine est officielle.

Notes
88.

L’avènement d’ordre productif nouveau, le capitalisme va modifier cet état de fait.

89.

Renouard.Y : "Les hommes d’affaires italiens du Moyen-Age". A.Colin .1968. Paris. P 181.

90.

Villani.G  : « Nuova Cronica ». TomoSecondo. Libro 11. Biblioteca Tematica. ClassiciDellaLetteraturaItaliana. P 185-187.

91.

« Le Società avevano adunque preteso il controllo sulla campagna militare , perchè avevan compreso che , nell’avventura che si iniziativa , il loro destino era legato alla sorte delle armi , essendo a sua volta la vittoria in rapporto colla possibilità di spendere capitali immensi nel mantenimento delle truppe” In Sapori.G : "La crisi delle compagnie mercantili dei Bardi e dei Peruzzi" .Bibliotheca storica toscana. Firenze. 1926. P 108.

92.

Becker.M: “A Study of Political Failure:The Florentine Magnates (1280-1343)” Medieval Studies. N°18. 1956. P 246-308.

93.

“La cadutta di Lucca in mano dei Pisani avrebbe intercettato ai traffici la via degli Appennini e la via del mare, e posto sotto il controllo altrui flusso della superstite importazione e della esportazione . Era la rovina delle 200 botteghe di lanaioli e la fame dei 30000 lavoranti che esse occupavano” In Idem : P 131.

94.

Sée.H: “ Les origines du capitalisme moderne. Esquisse historique” Chapitre III: “Les manifestations du capitalisme à Florence”. Armand Colin. 1926. P 210.

95.

"“Ma era ormai troppo tardi : l’allarme mosso dal Napoletano, si era diffuso fra i crediteri di tutta Italia e dell’estero; e alle ingenti richieste non si potè, purtroppo, rispondere che con rifiuti.” In Sapori.G : "Una parentesi ghibellina nella politica guelfa di Firenze" .Rivista delle Biblioteche e degli Archivi. Firenze. 1924. P 237-242.


96.

Najemy.M.Y: “Guild Republicanism in Trecento Florence: The Success and Ultimate Failure of corporate Politics” American Historical review. N°84. 1979. P 53-71.

97.

“ Quando le compagnie cominciarono,prima di fallire , a offrire con una certa calma in vendita i lore beni , la rarefazione del denaro , conseguente ai numerosi dissesti sino ad allora avvenuti, aveva già sopravalutato la capacità di acquisto del contante ; quando si guinse al fallimento , l’offerta precipitosa delle case e dei poderi , abbondantissima di fronte alla esiguità della domanda , accentuò ancora il deprezzamento degli immobili. ». In Sapori.G :"La crisi delle compagnie mercantili dei Bardi e dei Peruzzi" .Bibliotheca storica toscana. Firenze .1926. P 176.