CHAPITRE II :
LA FRAGILITE FINANCIERE DU CAPITALISME MARCHAND.

* A partir du XVIe siècle, le monde moderne s’ébauche, rompant avec les “temps longs” en apparence immuables, l’ère du changement s’empare progressivement des domaines culturel, politique et économique.

C’est l’époque où apparaît l’individu dans son acception moderne, celui que Max Weber 115 a mis en lumière à travers l’une de ses caractéristiques historiques: "l’éthique protestante" est l’un des vecteurs de “l'esprit du capitalisme” naissant.

C’est aussi l’époque de la crise latente puis ouverte des légitimités traditionnelles. L’espace politique se modifie dans ses fondements : la souveraineté du Prince avance très lentement vers une conception de l’Etat présentant une dimension de service public ; presque naturellement en Hollande, contractuellement en Grande-Bretagne, dans le conflit ouvert en France.

De tels bouleversements ne sont pas sans lien avec les ruptures décisives qui s’opèrent dans l’organisation économique et particulièrement dans la sphère commerciale et financière.

L’urbanisation intense, l’essor des productions et des transports, l’accroissement démographique, l’amélioration des conditions de la consommation obligent le commerce de gros à modifier progressivement le cadre de son activité, d’autant que les routes océaniques prennent leur envol à l'Est puis à l'Ouest ; Le monde, hier clos, semble désormais infini.

La structure de la foire permettait l’action de communautés organisées. Elle permet mal l’ajustement fins-moyens d’une rationalité individuelle.

Au surplus, le canal des foires est trop épisodique. Aussi, tend-il à s’estomper pour laisser place à des formes de transactions plus régulières et de plus grandes dimensions. Débutant au XVIIe siècle, la mise en place des entrepôts et des magasins devient un phénomène général dans l’Europe du XVIIIe siècle.

Non que la foire disparaisse, mais elle n’existe plus que comme une forme archaïque des échanges. Son maintien peut être interprété comme le plus sûr indice du retard économique 116 de la région où elle subsiste. Si l’on en croit Braudel 117 :

‘“ Au-delà de 1622, cependant, aucune foire ne se situera plus au centre obligatoire de la vie économique de l’Europe, pour en dominer l’ensemble. C’est qu’Amsterdam qui n’est pas une vraie ville de foire, a commencé à affirmer son rôle, reprenant à son compte la supériorité antérieure d'Anvers, elle s’organise comme une place permanente de commerce et d’argent.”’

Si la prédominance de la “ville d’entrepôt” est assurée au XVIIIe siècle, le processus en aura été long. Au départ du commerce de gros, il y a probablement une nécessité de stockage pur et simple en liaison avec la lenteur des communications, la fragilité des espaces politiques, l’irrégularité et l’aléa des productions.

C’est probablement l’accroissement du trafic mais aussi sa meilleure régularité, notamment à travers l’expansion commerciale vers l’Atlantique qui, par les volumes mis en œuvre, va dépasser le cadre du simple dépôt de marchandises pour s’engager dans la voie du commerce de gros.

L’émergence et la généralisation de l’activité du négociant, disposant d’une relative autonomie individuelle de décision, est la condition première de l’apparition des Bourses. Leurs premières formes se mettent en place autour de transactions portant sur les marchandises et le change des monnaies. C Carrière 118 insiste sur son lien immédiat avec le commerce de gros en décrivant la Bourse de Marseille comme :

‘“ Une grande salle communicant par quatre portes avec le quai et où sont affichés les billets de départ des navires”.’

Le changement radical mis en place à Amsterdam au début du XVIIe siècle, c’est l’apparition d’une Bourse des valeurs autonome par rapport aux autres activités. Son caractère est si spécifique que Braudel 119 peut l’assimiler à :

‘“  une foire de change qui ne s’interromprait pas ” ’

La continuité des transactions sur les titres de financement répond ainsi aux nécessités nouvelles du commerce de longue distance, mais la forme que prennent ces transactions reste marquée par ses origines issues de l'économie de rente post-médiévale.

Une telle transformation ne saurait être cependant assimilée à une orientation vers le marché tel qu’il sera modélisé au XIXe siècle. On ne peut interpréter ces changements comme un saut de la foire vers le marché concurrentiel ; pendant longtemps en effet, la bourse, comme les autres lieux de transactions, est traversée par les rapports de force entre économie de rente et économie de marché. Elle restera longtemps un enjeu.

Au début de cette période, l’environnement demeure celui d’une économie de rente dont la rigidité laisse place, par épisodes de plus en plus fréquents, aux prémisses d’un marché bouillonnant et vite chaotique. Il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour voir ce marché l’emporter définitivement sur une économie de rente en plein déclin.

Mais c’est beaucoup plus tard que les bourses traditionnelles laisseront la place à de véritables marchés financiers sans pourtant atteindre le statut de foyer essentiel du financement de l’activité puisque longtemps la banque d’émission et de crédit s’avérera une instance plus efficiente que le marché lui-même. La fragilité financière, dont il s’est révélé porteur, limite trop la qualité des relations prêteurs-emprunteurs 120 .

* Nous allons montrer que le cadre de la fragilité financière du capitalisme marchand s'inscrit dans cette opposition. La fragilité est ici différente de celle de l'ère médiévale. La réciprocité entre l'espace politique et l'espace économique n'est plus la seule origine de l’instabilité.

Cette cause n'a pas bien sûr disparu, mais elle n'est plus dominante. Souvent l’Etat, dans son paradoxe -garant de la sphère politique et de l’économie de rente- est à l’origine de la mise en place d’un marché chaotique comme nous le verrons pour les périodes précédant les crises de 1672 et 1720. Cependant, cette action de l’Etat s’inscrit, de toute façon, dans un processus qui se propage déjà dans l’espace économique comme les situations de 1609 et 1636 nous le montreront.

Nous allons devoir expliciter le fait que les traits marquants de cette nouvelle période sont les bouleversements internes de l'espace économique lui-même. C'est à travers ce passage souvent douloureux d'une régulation par l'économie de rente, ne cessant pas, à la régulation par le marché ne s’imposant pas, qu'il nous faut rechercher la nature nouvelle de la fragilité financière du capitalisme marchand.

Comprendre cette fragilité, en expliciter l'origine, nécessitera donc dans un premier temps, d’analyser l’économie de rente jusqu’à sa déstructuration par l’économie de marché naissante.

Le cadre de cette réflexion concernant le système financier propre au capitalisme marchand peut se définir ainsi :

Le financement à partir de l’économie de rente ne peut plus s’effectuer de manière traditionnelle parce que les monopoles sont de plus en plus minés par la concurrence liée à l’émergence, à travers les décombres des vieilles institutions médiévales, d’un nouvel acteur individualiste et rationnel.

L’économie de rente est déstabilisée par un espace politique en transition qui appelle, pour ses besoins propres, à la naissance d’un marché sans offrir les capacités régulatrices et juridiques efficaces aptes à remplacer les règles communautaires des guildes tombées en désuétude.

Enfin -et cette modification est essentielle- le besoin de capital nécessaire pour engager une compagnie dans le commerce au loin est incommensurable si on le rapporte aux besoins médiévaux. Dés lors, capter largement l’épargne publique ne peut se réaliser que si la liquidité des titres de propriétés est garantie.

A Florence au XIVe siècle, le déposants avait comme solution à son inquiétude le seul retrait aux guichets de la compagnie. Avec la bourse d’Amsterdam au XVIIe siècle, le porteur doit disposer de plus de liberté. D’autres agents, répondant à des anticipations différentes des siennes, peuvent accepter d’acquérir son actif.

Finalement, il deviendra possible de valider l’hypothèse selon laquelle l’activité financière se trouve soumise à une logique de double-contrainte. L’ancien mode de financement n’est plus en mesure de fonctionner comme avant. Il faut alors nécessairement s’ouvrir à un mode nouveau, celui d’un marché, dont les caractéristiques laissent pressentir qu’il ne peut pas ne pas fonder un cadre propice à la fragilité financière.

En effet, nous montrerons que ce cadre est avant tout marqué par une situation fortement asymétrique sur le plan informationnel. Les acteurs ne peuvent plus fonder leurs comportements et leurs décisions sur une logique de valeur ou une logique institutionnelle propre à celle de la rente médiévale 121 . Ils sont alors contraints de s’adapter à une pure logique de prix c'est-à-dire une logique spéculaire donc finalement mimétique.

La forte probabilité d’un écart prix-valeur c'est-à-dire d’une possibilité de surréaction se trouve ainsi fondée comme source essentielle de la fragilité financière.

Afin de préciser cette démarche, nous serons amené à distinguer deux types de configurations marquant cette période : le modèle de bourse marchande dans lequel les normes de marché émergent de l’institution elle-même et dont la fragilité mènent à des runs ou des paniques et le modèle de marché financier en formation, en extériorité par rapport aux institutions rentières et dont les crises se caractérisent par des bulles à caractère restreint.

A partir de là, nous pourrons, à l'aide d'exemples historiques souvent empruntés à la ville d'Amsterdam, première ville commerciale et financière de l’époque, déterminer les caractéristiques concrètes de la fragilité financière du capitalisme marchand, pour établir sa spécificité à la fois par rapport à la fragilité médiévale et par rapport à celle du capitalisme productif.

Notre démarche va donc se développer en trois étapes.

Nous pourrons alors conclure en suggérant que la fragilité financière propre au capitalisme marchand obéit, elle aussi, à une structure de double-contrainte.

Notes
115.

A travers l’émergence d’une rationalité en finalité. Cf. Weber. M  : "L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme". Plon. Collection Agora. Paris. 1° édition française 1964.

116.

Mais encore plus probablement comme l’expression du maintien de valeur communautaire plus que sociétaire.

117.

Braudel.F : "Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme, XVe - XVIIIe siècles". "Les Jeux de l’Echange " T2. A. Colin. Paris. 1979. P 73.

118.

Carrière. C  : "Négociants marseillais au XVIIIe siècle". Albin Michel. Paris. 1973. P 165.

119.

Braudel.F : "Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme, XVe - XVIIIe siècles ". "Les Jeux de l’Echange " T2. A. Colin. Paris. 1979. P 80.

120.

Cf infra. Deuxième partie.

121.

C'est-à-dire dans un univers de certitude au sens où l’était celui de la foire médiévale.