1 - L’ORDRE PRODUCTIF DU CAPITALISME MARCHAND, LA BOURSE ET LA NATURE COMPLEXE DE LA FRAGILITE FINANCIERE

1-1- L’économie du capitalisme marchand face au marché naissant

Dans ce cadre historique qui va de la fin du XVIe siècle à celle du XVIIIe, coexistent deux univers différents illustrant le caractère économique transitoire propre à cette époque.

D’un côté, le monde de la rente et de la fixité, la prévision y est possible; l’incertitude limitée. L’action des agents relève moins du calcul et de considérations économiques que d’impératifs culturels et moraux semblables à ceux que nous avons déjà rencontrés dans les pratiques médiévales 122 où ils se révélaient au cœur d’opérations aussi fondamentales que le change par art ou le déroulement des foires centrales.

De l’autre côté, le monde du marchandage et de la spéculation, où tout est susceptible de changements sous l’effet de négociations à l’issue souvent incertaine et de règles peu fiables car peu respectées.

En fonction des lieux de l’activité économique, selon les moments de la conjoncture et des interventions de l’espace politique, l’un des deux mondes va s’actualiser au détriment de l’autre sans empêcher que la prise en compte de leur interaction gouverne le comportement des agents.

On doit encore insister sur un aspect fondamental, celui d’une croissance économique sans commune mesure avec celle de l’ère médiévale 123 qui va bouleverser sur le plan quantitatif, bien sûr, mais surtout qualitatif, les conditions générales des transactions commerciales et financières.

Il faudra, cependant, attendre la fin du XVIIIe siècle pour voir le second monde s’institutionnaliser et l’emporter sur le premier. Alors seulement, l’économie de marché moderne pourra se substituer à celle du capitalisme marchand.

Cette dualité mise en lumière renvoie aux insuffisances d’un système d’échange qui n’est pas encore en mesure de fixer par lui-même les variables fondamentales de la vie économique. Or, fixer ces dernières est la condition nécessaire pour donner de la cohérence à l’action des agents.

C’est la raison pour laquelle une telle dualité conduit toujours à accorder une place centrale aux institutions 124 et en particulier à un Etat dont le rôle s’est pourtant largement modifié pendant la période.

Le choix de cette démarche conduit tout naturellement à une réflexion sur la spécificité du marché à l’époque du capitalisme marchand. On ne peut évidemment le considérer comme le ‘«’ ‘ marché autorégulateur »’ 125 qui sera, presque un siècle plus tard, la pierre angulaire de l’analyse libérale classique.

Mais on ne saurait y voir non plus, un ensemble de transactions individuelles réglées par des mécanismes coutumiers et des relations interpersonnelles spécifiques, une sorte de " rez-de-chaussée de la non-économie”ainsi que Braudel 126 nomme les marchés de proximité. En définitive, comme l’affirme J.Y.Grenier 127 :

‘“ Ni le seul principe du marché, ni la localisation sur la seule place du marché, mais les deux ensemble. C’est en effet parce que l’échange s’inscrit dans un lieu concret, régi par des contraintes précises qu’il peut créer des prix, expression de la confrontation physique d’une offre et d’une demande. Mais si cette confrontation génère des prix significatifs et qui font système, c’est que certains principes du marché, à commencer par la loi revisitée de l’offre et de la demande, sont à l’œuvre. ” ’

Contrairement aux conditions de l’économie corporative médiévale, la compréhension de la nature économique du capitalisme marchand peut s’alimenter de travaux fort documentés élaborés aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ces réflexions mercantilistes ou physiocratiques sont de précieux indicateurs de la spécificité d’une économie préindustrielle dans laquelle le marché, quoique à l’œuvre, n’est pas encore dominant.

Au-delà de leurs différences, qui sont grandes, les auteurs préclassiques insistent en effet sur des thèmes communs fort éloignés des démonstrations théoriques ultérieures.

Ainsi, et contrairement aux classiques, ces auteurs n’interprètent pas le marché comme un lieu trouvant son équilibre grâce à un mécanisme gravitationnel s’ordonnant autour de la “ valeur intrinsèque ” des biens. Ils n’admettent aucune détermination simple et univoque entre le prix de marché et un “ prix naturel ” comme le feront plus tard Smith ou Ricardo.

Bien au contraire, la compréhension de la formation des prix suppose chez eux, une approche reposant sur une multiplicité des lieux de détermination. Ne découvrant pas dans la valeur, le point de départ d’un fonctionnement harmonieux du système économique, ils vont examiner quelles conditions, dans le domaine de l’échange, permettent néanmoins une régulation d’ensemble.

Autrement dit, c’est dans ce cadre de l’échange, notion centrale chez eux, que va devoir émerger un système de prix relatifs assurant la cohérence de l’ensemble économique.

Cette conception de l’échange, matrice de la pensée préclassique ne saurait être interprétée comme l’instrument d’équilibre et de stricte égalité -a priori- des valeurs dans le cadre d’une concurrence supposée pure et parfaite.

Bien au contraire, l’accent est mis sur l’asymétrie des marchés, sur leur “ imperfection ". Les règles, les institutions et les monopoles décrivent un jeu complexe qui est consubstantiel à la formation des prix et non pas imposé, par l’extérieur, au monde des échanges.

Il en est ainsi, par exemple, de la valorisation du capital. L’environnement économique instable, dû en particulier aux risques propres à un ordre intérieur précaire ou aux guerres extérieures implique un caractère fortement aléatoire de l’activité économique.

Face à cela, le développement insuffisant du capital, de l’activité de production, et surtout le morcellement, donc l’absence d’interdépendance des marchés, excluent qu’un mécanisme de concurrence puisse, seul, suffire à permettre un fonctionnement harmonieux créant des règles propres de rémunération du capital à un taux de profit d'équilibre.

C’est donc à l’institution d’exprimer ce taux de référence auxquels vont s’adapter les mécanismes de marché particulier.

Le taux d’intérêt appartient à cette catégorie de règles qui peut être exprimée comme référence légale car il doit être un “ juste prix ” le “ prix fixe ” dont parle Max Weber 128 à propos des économies anciennes et qui se trouve à l’origine des relations économiques individuelles. Rémunérant un capital conçu comme une avance monétaire, son niveau résulte de la confrontation d’une offre de monnaie à prêter et d’une demande de monnaie à emprunter.

Mais ce face-à-face ne peut produire un taux en l’absence d’un espace de transaction - un marché avec ses règles et ses contraintes- capable de faire surgir des indications générales à partir de transactions particulières. Le cloisonnement et la diversité des opérations d’emprunts, d’un côté, la faible mobilité des capitaux limitée par l’homogénéité de leur usage et par la distance sociale de leurs détenteurs d’un autre côté, font que la détermination des taux d’intérêt par l’échange est impossible.

Une référence doit donc être proposée de l’extérieur et plus précisément par les institutions financières du capitalisme marchand 129 . C’est à partir de cette structure de taux de référence que la discussion du marché peut opérer pour définir les taux effectifs.

Il faut, de plus, ajouter que la valorisation d’un capital soumis à l’instabilité des marchés reçoit une réponse de même nature sous forme de privilèges d’exclusivité, de droits et de monopoles particuliers qui tendent à singulariser certaines marchandises et à rompre avec l’uniformisation des conditions de production.

Enfin et pour les mêmes raisons que précédemment, la valorisation du capital exige une relation personnelle entre l’investisseur et l’entrepreneur :

‘“ L’éloignement effraye les bailleurs de fonds qui veulent voir incessamment leurs richesses sous leurs yeux ” ’

dit un manufacturier parisien qui a reçu un privilège pour la fabrication d’horlogerie à Tours et qui demande son transfert à Vincennes 130 . On le voit à travers cet exemple, la principale divergence entre les analyses classique et préclassique se trouve probablement concentrée ici: Exprimant chacun l’état de leur société, les seconds insistent sur la réalité des rapports sociaux d’échange, là où les premiers ne voient que des rapports objectivés.

Car, en effet, là où les rapports sociaux sont objectivés comme dans une économie de marché développée, les notions de “ capital ", de “ profit ” ou de “ valeur ” deviennent des concepts directement opératoires.

Au contraire, lorsque cette objectivation n’est qu’embryonnaire, ce qui est le cas dans l’économie du capitalisme marchand, d’autres mécanismes de détermination (et pas seulement le marché) interviennent pour les définir.

Ce processus complexe, parce que quasi-dichotomique, se retrouve dans la formation de la plupart des variables structurant l’économie traditionnelle telle que l’analysent les économistes préclassiques.

Il en va également ainsi pour l’établissement du profit ce qui sera ultérieurement un thème essentiel pour saisir la spécificité et l’évolution de la fragilité financière propre à cette époque. L’interprétation des préclassiques, rejoignant la perception des négociants, divise celui-ci en deux parties 131 :

‘“ L’une - le profit 1- se caractérise par la stabilité de son taux et traduit la conception patrimoniale de la richesse. Il se fixe en référence à un profit “ normal ” ou d’usage, déduit de la structure des taux de référence. L’autre - le profit 2- est de nature spéculative et renvoie à la part prise par l’incertitude dans l’économie d’Ancien Régime ainsi qu’au partage de la valeur opérée dans l’échange, la notion de référence disparaît… ”.’

Cette dualité du profit se retrouve sous des formes particulières dans la démarche des principaux mercantilistes (en particulier Cantillon 132 ) comme dans la pensée physiocratique (Quesnay 133 , Dupont de Nemours 134 ).

Elle apparaît cependant de la manière la plus synthétique dans l’analyse de J.Steuart 135 qui nous permettra, d’autre part, de mieux interpréter par la suite, l’action des compagnies commerciales dans le cadre des bourses commerciales traditionnelles.

Cherchant à construire une théorie des prix, l’auteur anglais construit son analyse à l’aide d’un modèle d’économie organisée autour de trois marchés dont le personnage central est le marchand. La position stratégique de celui-ci provient d’une triple dotation : il dispose des fonds prêtables, il contrôle l’information sur les prix et l’état du marché, il conduit son activité en se référant à une règle prévisible d’obtention des profits.

Les échanges se déroulent sur trois marchés, en trois étapes pendant lesquelles apparaissent quatre agents : Le manufacturier, le marchand (a), le marchand (b), le consommateur.

*Sur le marché I, le manufacturier vend auprès de (a) sa marchandise à un prix incluant la valeur des avances (temps moyen de production, dépense d’entretien des producteurs, matière première ) et un profit ("  profit upon alienation ”). Par son contrôle de l’information et grâce à sa position de monopole, le marchand détermine la valeur et le volume de la production.

Le profit du manufacturier est prédéterminé, en temps normal, par une règle de comportement qui conduit celui-ci à ne rechercher qu’un profit modéré nécessaire à la reproduction de son activité. C'est la situation monopoliste du marchand qui fixe ainsi le prix d’achat et par conséquent le profit 1 du manufacturier.

Cependant, certaines opportunités du marché peuvent engendrer des fluctuations favorables au profit manufacturier lorsqu’il existe par exemple une concurrence simple de côté de la demande. Dans ce cas 136 :

‘“ Les manufacturiers s’enrichissent pendant un petit espace de temps par une augmentation de profits relatifs à la perte que la nation éprouve en ne fournissant pas la demande entière ”’

C’est ce second type de profit qui s’apparente au profit 2. Sur ce marché, ce n’est donc pas de l’existence d’un mécanisme de gravitation que procède l’équilibre, mais d’un rapport d’échange asymétrique s’adaptant à l’évolution du marché.

*Le marché II s’établit comme une pure relation d’échange entre les deux marchands (a) et (b). Il permet la confrontation d’un prix d’offre et d’un prix de revente réglés par les profits prédéterminés par (a) et (b).

L’anticipation de l’état du marché qui repose sur l’une des caractéristiques du marchand tient ici une place essentielle. Pour Steuart la transaction s’opère de la manière suivante 137 :

‘“ Si la provision est moindre que la demande, la concurrence parmi les demandeurs ou la hausse du prix sera en raison composée du défaut de marchandise et de l’espoir de revendre avec profit. C’est cette combinaison qui règle la concurrence et la contient dans des bornes, elle ne peut influer que sur les profits du contrat. La valeur de la marchandise est invariable ; rien ne se vend au-dessous ; rien ne s’achète au-dessus de ce qu’il pourra probablement rapporter ”.’

Ce deuxième marché permet de comprendre la répartition du profit issu de l’échange. Son équilibre est obtenu par rationnement et par convergence des prix en fonction de règles de comportement préalablement définies.

*Quant au marché III, il se caractérise, comme le premier, par l’asymétrie entre les agents (marchands et consommateurs). Si la demande est correctement anticipée par le marchand, le prix de revente converge vers une valeur qui dépend du taux de profit prédéterminé. Dans le cas contraire, on observe un déséquilibre des quantités résultant d’une asymétrie d’information favorable au marchand.

En effet, celui-ci ‘“ n’est animé d’aucune passion et son offre est réglée par la vue du bénéfice ”’ ce qui s’oppose à l’attitude des consommateurs ‘“ qui ne cherchent d’autre profit que celui de satisfaire leurs désirs ”’et par conséquent ‘“ formeront une plus forte concurrence que les marchands ”’ 138 . Le résultat de cette occurrence, c’est une rigidité partielle des quantités offertes.

De plus, contrairement au marché II où négociant entre eux, il est impossible aux marchands de connaître la position des autres échangistes, sur le marché III l’information des marchands est parfaite en ce qui concerne la situation des consommateurs car participant au marché II, ils savent quelles sont les quantités disponibles.

Cela favorise à nouveau une concurrence simple du côté de la demande et accroît le déséquilibre. L’effet déstabilisateur sur les prix est alors suffisamment fort pour qu’un nouvel intervenant agisse : l’administrateur 139 . Celui-ci peut imposer une limitation autoritaire des prix ou pour lutter contre des profits trop élevés, susciter, voire créer, des manufactures concurrentes.

Dans ce cas là, on voit encore à l’œuvre un type de régulation qui n’inscrit le marché que comme un lieu de détermination parmi d’autres aux côtés de rapports sociaux spécifiques et d’intervention institutionnelle sur le marché.

On le voit, l’analyse préclassique constate l’existence d’une concurrence imparfaite ou asymétrique. Au lieu d’une concurrence supposée pure et parfaite par leur successeurs, elle prend en compte un jeu complexe, avec des degrés variables, de monopoles dont les effets ne sont pas surimposés mais consubstantiels à la formation des prix et des profits.

C’est en fait la prise en compte du rapport social et de son historicité qui fonde à la fois l’originalité de la démarche préclassique, mais aussi de l’ordre productif sur laquelle ils réfléchissent.

La mise en lumière des spécificités du capitalisme marchand va nous permettre de comprendre maintenant la nature et les déséquilibres d’un “ marché ” particulier : la bourse du commerce et des valeurs.

Notes
122.

Encore une fois, la rationalité dominante est plus proche d’une rationalité en valeur ou d’une rationalité traditionnelle que d’une rationalité en finalité. Cf. Weber Max : « Economie et Société ». Pocket. 1995 (1922).

123.

Pour la Grande-Bretagne. Cf. Sacks.D.H : “The widening gate: Bristol and the Atlantic Economy 1450-1700”. Berkeley University of California Press. http://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft3f59n8d1/. 1991.

124.

En ce sens, il est difficile d’abstraire ces institutions politiques et administratives du système économique rentier lui-même ?

125.

Qui ne signifie pas auto-équilibré, sauf à considérer les crises comme un mode de régulation ordinaire.

126.

Idem. P 197.

127.

Grenier.J.Y  : "L’économie d’Ancien Régime, un monde de l’échange et de l’incertitude". Albin Michel. Paris. 1996. P 423.

128.

Ibid . p 95.

129.

La fragilité financière apparaîtra dés lors que le marché pourra s’émanciper de cette contrainte.

130.

Idem . P 421

131.

Idem . P 421

132.

Cantillon.R : « Essai sur la nature du commerce en général ». Londres. 1755. Edition de l’INED. Paris. 1952.

133.

Quesnay, François, and August Oncken: Œuvres économiques et philosophiques de F. Quesnay. New York: B. Franklin. 1969.

134.

Dupont de Nemours: « Comparaison entre le prix de l’argent et des denrées 1610-1715 » Ephémérides du citoyen. 1770. Tome I. P 43-76.

135.

Steuart.J : "An inquiry into the principles of political economy ». "Principes d’économie politique ". Traduction française. Paris. 1790. Livre 2, Chapitre 10. P 409.

136.

Steuart.J : "An inquiry into the principles of political economy ». "Principes d’économie politique ". Traduction française. Paris. 1790. Livre 2, Chapitre 10. P 409. In Grenier.J.Y  : "L’économie d’Ancien Régime, un monde de l’échange et de l’incertitude". Albin Michel. Paris. 1996. P 52.

137.

Idem . Chapitre 7. P 374-375.

138.

Ibid . Chapitre 2. P 321-322.

139.

On comprend l’intérêt de cette remarque dés lors que l’on admet la possibilité que « l’administrateur » n’intervienne plus.