1-2-1- Les Compagnies commerciales, particularités et financement 

Les sociétés de commerce les plus nombreuses sont les sociétés dites “ générales ". Ce ne sont pas des entreprises au sens où l’idée même de continuité est absente : parmi les contrats conservés par l’histoire, l’essentiel est composé de contrat de reconduction et non de fondation.

De plus, leur fonctionnement s’appuie sur une base familiale 142 . Cette interpénétration du privé et du commercial est un obstacle au développement car elle rend difficile la distinction des responsabilités 143 .

La solution qui va progressivement se dégager sera celle de la commandite. Connue 144 dés le XVIe siècle, elle progressera dans toute l’Europe jusqu’au XVIIIe siècle. Son avantage essentiel tient au fait qu’elle distingue la responsabilité de ceux qui gèrent l’entreprise, de la responsabilité de ceux qui apportent leur concours financier et qui n'entendent être responsable que jusqu’à concurrence de cet apport.

Cependant, ce type de société reste d’une nature traditionnelle au sens où les rapports entre commandités et commanditaires restent marqués par des relations interpersonnelles que le cadre juridique de ces sociétés ne saurait enfermer. C’est la raison pour laquelle, la société en commandite limitée dans sa capacité à attirer des capitaux, ne peut envisager les opérations les plus fructueuses mais aussi les plus risquées, celles du “ commerce au loin ”.

Pour cela, le capital social mis en jeu par la société doit être considérable. Une société de personnes n’est pas un cadre suffisant. La société de capitaux 145 et plus précisément la société par actions, devient nécessaire 146 . C’est elle qui sera la base du succès des grandes compagnies du XVIIe et du XVIIIe siècles. C’est à partir d’elles que la spécialisation boursière va pouvoir se développer et que progressivement se mettront en place les bourses de marchandises, puis les bourses de valeurs.

Avant de s’engager dans une étude précise des relations entre les compagnies et la bourse des valeurs, il est nécessaire de souligner que les liens entre sociétés de commerce et compagnies se modifièrent de manière essentielle au cours du XVIIe et XVIIIe siècles. C’est qu’en effet, l’existence même des compagnies et les privilèges dont elles bénéficient, portent ombrage aux sociétés de plus petite taille dans le cadre de leur développement.

Une partie du commerce -la plus rémunératrice- leur échappe de droit; les grandes compagnies vont donc constituer un obstacle permanent qu’elles n’auront de cesse de remettre en cause 147 .

“ Dès avant 1700, le monde des marchands n’aura cessé de pester contre les monopoles. Plaintes, colères, espoirs, compromis s’étaient déjà manifestés. Mais, si l’on ne force pas trop les témoignages, il semble bien que le monopole de telle ou telle compagnie supporté sans trop de clameur au cours du XVII e siècle, soit ressenti comme insupportable et scandaleux au siècle suivant ”.

La croissance économique du début du XVIIIe stimule, en effet, la capacité commerciale des sociétés. De plus, l’amélioration des transports et l’abaissement des coûts leur permet d’envisager d’étendre leur aire d’activité bien au-delà de ce qui était encore possible au siècle précédent.

A présent, les marchands sont capables d’aller, eux-mêmes, aux  ‘“ Indes Orientales, en Guinée au Sénégal ’” et se heurtant aux privilèges des compagnies, ils tentent de remettre en cause un tel état de fait. C’est bien ce que réclame, par exemple Nicolas Mesnager, député de la place de Rouen, en 1704 148  :

‘C’est un principe incontestable en matière de commerce que toutes les compagnies exclusives sont bien plus propres à le resserrer qu’à l’étendre, et qu’il est beaucoup plus avantageux pour l’Etat que son commerce soit entre les mains de tous les sujets que d’être restreint à un petit nombre de gens ”. ’

En France, la Compagnies des Indes survit à la crise de 1720. En 1769, une première atteinte à son monopole est entreprise sans succès. Au contraire, en 1785, Calonne renfloue la compagnie. Il faudra attendre la Révolution pour voir ce monopole supprimé en 1790.

De même, en Grande-Bretagne, si la “ Glorious Revolution ” de 1688 donne momentanément satisfaction aux marchands en suspendant les privilèges de l’East-India, ceux-ci seront restaurés en 1708, le monopole redevenant la règle 149 . Il paraît donc clair que l’étude des compagnies comme celle des anciennes bourses de valeurs doit s’appréhender dans un cadre où la liberté marchande est fortement limitée, sans que pour autant la concurrence soit complètement absente. On retrouve là, les traits essentiels de l’économie propre au capitalisme marchand.

L’origine des compagnies nées du monopole marchand date du XVIIe siècle. Elles sont l’apanage du Nord-Ouest européen notamment des Provinces-Unies et de l’Angleterre. On peut analyser le monopole des compagnies comme la confluence de trois réalités 150  :

‘“ L’Etat, lui d’abord, plus ou moins efficace, jamais absent ; le monde marchand, c’est à dire les capitaux, la banque, le crédit, les clients – un monde hostile ou complice ou les deux à la fois ; enfin une zone de commerce à exploiter au loin qui, à elle seule, détermine bien des choses. "’

Dans le commerce au loin, le monopole est le moyen optimum pour éloigner l’offre et la demande de telle sorte que les termes de l’échange dépendent totalement de l’intermédiaire qui contrôle l’information aux deux extrémités de l’échange. C’est la raison pour laquelle les ouvrages techniques de l’époque comme le ‘“ Guide du parfait négociant ”’ ou le ‘“ Dictionnaire Universel de commerce ” ’de Savary des Brûlons 151 laisse une place essentielle aux mille et une nuances des pratiques monopolistiques.

Les monopoles de fait sont initiés par les Hollandais, ils s’appuient sur des groupes étroits de gros marchands qui dictent leurs prix en s’appuyant sur d’énormes entrepôts dont V.Barbour a pu dire qu’ils pouvaient stocker une quantité de blé équivalente à dix ou douze années de consommation des Provinces-Unies 152 .

La solution la plus efficace reste cependant l’obtention d’un privilège c’est à dire la mise en place d’un monopole de droit. Mais ici, la connivence de l’Etat est nécessaire. C’est lui qui distribue et garantit les privilèges sur le marché national.

Cela répond, bien évidemment, à une opération fiscale découlant des difficultés financières inhérentes à la régulation de l’espace politique. Le renouvellement périodique de ces privilèges, âprement négociés, est l’occasion pour les compagnies de ‘“payer et repayer leurs monopoles’ " 153 .

A l’abri de ‘“ l’exclusivité ’", ces grandes entreprises deviennent la possession de petits groupes dominants accrochés à leurs privilèges. Ici ne fleuri pas le capitaine d’industrie schumpetérien, nul goût du risque, ni recherche du changement ou de l’innovation mais un conservatisme radical à partir du moment où l’on bénéficie des trafics les plus rémunérateurs du temps.

Car la stabilité des compagnies résulte de la qualité de l’espace commercial de leur monopole: comme à l'époque médiévale, il existe une “ géographie du succès ” 154 . Ce n’est plus le commerce méditerranéen ni même celui d’Afrique ou de l’Atlantique mais les routes de l’Asie qui offrent, au XVIIe siècle, les opportunités les plus favorables.

D’abord parce qu’il s’agit d’un commerce placé sous le signe du luxe (poivre, épices fines, soie, thé, café, laque et porcelaine), ensuite et surtout parce que l’éloignement favorise le monopole pour des groupes marchands qui seuls sont aptes à mobiliser des masses de capitaux si colossales. Cette situation de fait écarte ou du moins entrave fortement, pour près de deux siècles, toute concurrence tant il est vrai qu’à cette époque 155 :

‘“ Private men cannot extend to making such long , adventurous and costly voyages ” ’

L'évolution des compagnies marchandes anglaises est un bon exemple de cet état de fait. En Grande-Bretagne, la vie marchande commence à se dégager de la vie artisanale au début du XVIe siècle selon une progression proche de celle que nous avons déjà vu dans le cas florentin au XIVe siècle 156 .

Deux grandes compagnies émergent progressivement : D’abord, les ‘"Merchants of the Staple’" 157 dont le commerce est centré sur la laine qui durera peu et disparaîtra lorsque la laine anglaise cessera de s’exporter ; ensuite les "Merchants Adventurers" -négociants en draps- qui commercent avec les Pays-Bas avec lesquels des accords sont passés.

Rapidement, une hiérarchie s’établira dans les compagnies au profit des “ mercers ” londoniens qui s’approprieront le monopole de fait des activités de la compagnie, contrôlant le mouvement des navires, s’organisant pour le paiement des droits de douane, intervenant pour l’extension des privilèges 158 .

Comme dans le cas des marchands-banquiers florentins en relation avec les foires de Champagne, le centre de gravité des Merchants-Adventurers se situe hors de leur pays, dans les foires d’Anvers et de Berg-op-Zoom.

L’origine médiévale des compagnies reste prégnante et la discipline qui régit les actes des marchands garde un contenu corporatif affirmé. Le règlement codifie tous les aspects de la vie du marchand et non pas seulement sa vie professionnelle. Ici encore, loin de la ‘“ Gesellschaft ’", la compagnie reste toujours imprégnée de l’esprit de la ‘“ Gemeinschaft ”.’

La grande compagnie est une entité morale dotée d’un personnalité juridique propre, d’un gouvernement particulier gérant un monopole marchand. Ces caractéristiques fondent pour Josias Child 159 , l’appellation de ‘ regulated company ’ analogue aux hanses de l’Europe du Nord. Ce type de compagnie perdurera pendant tout le XVIIe siècle, jusqu’à son déclin final en 1809 sans modifier son organisation et elle dominera, par ses pratiques, l’essentiel de l’activité commerciale.

Cependant, dés la fin du XVIe siècle, on verra, en relation avec le commerce au loin, l’apparition des premières compagnies par actions, les ‘"Joint Stock Companies’", qui se différencient nettement des ‘“ regulated company ” ’dont le capital social est simplement constitué par la redevance que paie chaque membre au moment de son entrée.

L’essor de ces compagnies par actions est lent et souvent remis en cause. Ainsi, il n’est pas rare de voir des retours en arrière et des ‘«’ ‘ Joint Stock Companies » ’se transformer en ‘«’ ‘ regulated companies ’ » dés lors que leur monopole est suffisamment garanti. Parmi de nombreux autres exemples, c’est le cas de la compagnie par actions de Moscovie en 1622 ou de celle du Levant en 1605.

D’autre part, comme nous allons bientôt le développer, il est probablement exagéré, du moins au début, de qualifier ces compagnies de sociétés par actions 160 . Ce n’est qu‘en 1658, pour prendre l’exemple de la principale compagnie anglaise, celle des ‘"Indes Orientales’", que le capital fut formé pour plus d’un voyage et il fallu attendre 1688 pour assister aux premières négociations des actions de la compagnie.

A partir de cette époque, cependant la situation se modifie en Angleterre. La révolution de 1688, révolution des marchands ouvre la voie à de profondes réformes de l’espace politique et économique national. Ainsi, la fondation de la Banque d’Angleterre (1694) en stabilisant le marché des fonds d'Etat, c’est à dire le crédit public, va réduire le poids financier de l’Etat et accélérer le mouvement des affaires. Si l’on en croit P.Jeannin 161  :

‘“ L’engouement s’accuse pour les investissements dans les Joint Stock Companies : celles-ci étaient au nombre de 24 en 1688 ; de 1692 à 1695, 150 sociétés par actions sont fondées qui d’ailleurs ne survivront pas toutes. ”’

On peut comprendre que cette époque sera l’occasion d’un débat et d’une remise en cause du monopole de compagnies commerciales qui auront de plus en plus de mal à conserver leurs privilèges face à l’initiative privée.

Cette fin du XVIIe et ce début du XVIIIe siècle est donc pour l’Angleterre l’objet d’un intense bouleversement fait d’avancées et de retraits. Le cœur du débat, posé ici dans toute son ampleur, c’est l’opposition de plus en plus irréductible entre une économie corporative en déclin et une économie de marché non encore institutionnalisée.

L’histoire économique anglaise de cette époque peut se lire à travers ce conflit. Selon un rapport officiel cité par F.Braudel 162 même les partisans des compagnies pensent :

‘“ qu’on ne devrait pas pour autant ôter aux particuliers cette liberté de commerce et que dans un Etat il ne doit pas y avoir de privilèges exclusifs(…) les interlopes ou aventuriers font le commerce dans les mêmes lieux où les compagnies anglaises peuvent le faire”. ’

Il s’en faut cependant de beaucoup que le triomphe du marché soit assuré et le début du XVIIIe siècle voit la renaissance du monopole et même la fusion en 1708 des deux principales compagnies “ à privilèges ”: “ l’exclusif ” redevient, pour un temps, la règle. Il apparaît cependant clairement dans l’exemple anglais que la spécificité de la période, c’est la montée en puissance difficile, heurtée toujours remise en cause mais toujours présente, des compagnies par actions.

Ce même cheminement, quoique parfois à travers des voies différentes, s’est accompli en France ou en Hollande. C’est en effet, le même état des lieux que dresse V.Barbour à la fin de son ouvrage sur le capitalisme à Amsterdam au XVIIe siècle 163  :

«  Il n’y avait aucune institution ni aucune pratique commune dans les affaires d’Amsterdam – le commerce des actions excepté – qui ne fut déjà connues et utilisées par les villes italiennes, Lyon, Augsbourg ou Anvers… »

C’est cette spécificité apparue pendant cette période – le commerce des actions – à laquelle nous devons nous attacher maintenant puisqu’elle rend compte de la nature de la fragilité financière propre à cette époque.

Notes
142.

Sombart.W  : Op.Cité P 580.

143.

Pour Max Weber, il s’agit là d’un des obstacles majeurs à la croissance capitaliste. Max.Weber op. cité.

144.

Melis.F: « Documenti per la storia economica dei secoli XIII-XVI » Firenze, 1972. P 51-52.

145.
Sur leur origine Cf. Heckscher.E.F : « Mercantilism » 2 volumes, 1931. P 316.
146.

Cette nécessité sera beaucoup moins impérieuse lors de l’émergence du capitalisme productif. Cf. infra deuxième partie, chapitre I.

147.

Idem . P 401.

148.

Ibid. p 401.

149.

Pollard.S, Crossley.D.W : “The Wealth of Britain 1085-1966” Batsford. London. 1968. P 303.

150.

Ibid. p 401.

151.

Savary des Brûlons. J  : "Dictionnaire Universel de Commerce". Paris. 1759-1765. Vol 5.

152.

Barbour. Violet : "Capitalism in Amsterdam in the 17th Century". Ann Arbor Paperbacks. The University of Michigan Press. 1963.

153.

Braudel.F : "Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme, XVe - XVIIIe siècle". "Les Jeux de l’Echange " T2. A. Colin. Paris. 1979. P 393.

154.

Idem . P 395.

155.

Wilson. C  : "England’s Apprenticeship 1603-1763 ". 3°Ed. London. 1967. P172-173.

156.

Postan.M: “Credit in Medieval Trade” Economic History Review, 1st ser. 1 (1928). Reprinted in Michael M. Postan: “Medieval Trade and Finance». Cambridge, 1973, P 1-27.

157.

Donald C. Coleman , “An Innovation and its Diffusion: The 'New Draperies”. Economic History Review, 2nd ser. 12.1969. P 29.

158.

Willson, Beckles: “The Great Company (1667-1871): Being a History of the Honourable Company of Merchants-Adventurers Trading into Hudson Bay”. 2 vols. Smith, Elder, 1900.

159.

Braudel.F : Op.Cité P 396.

160.

Braudel écrit plaisamment à ce sujet : « pour les historiens du droit, il n’y a de sociétés par actions véritables que lorsque lesdites actions sont non seulement cessibles mais négociables sur le marché. A condition de ne pas être rigoureusement attentif à cette dernière clause, on peut dire que l’Europe a connu très tôt des sociétés par actions. Op.Cité : P 388. Tome II.

161.

Jeannin. P  : "L’Europe du Nord-Ouest et du Nord aux XVIIe et XVIIIe siècles". PUF. Paris. 1969. P 192

162.

Braudel.F : "Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme, XVe- XVIIIe siècle". "Les Jeux de l’Echange " T2. A. Colin. Paris. 1979. P 401.

163.

“ There was indeed no institution nor any practice common in Amsterdam’s business in this century – the trading in action excepted- which had not been earlier known and used in the Italians cities, or Lyon, or Augsburg, or Antwerp… ” In Barbour. Violet : Capitalism in Amsterdam in the 17e Century". Ann Arbor Paperbacks. The University of Michigan Press. 1963. P 142.